Extrait d’une lettre de Natasha Kanapé Fontaine (co-autrice) adressée à Deni Ellis Béchard (co-auteur), dans Kuei, je te salue – Conversation sur le racisme, ENI ELLIS BÉCHARD, NATASHA KANAPÉ FONTAINE, Écosociété (nouvelle édition de 2020).
Kuei Deni, mon frère,
Je venais de recevoir ta dernière lettre, le 28 septembre dernier, lorsqu’un événement déchirant est arrivé. Un point de non-retour. J’ai mis des jours, des semaines à te répondre. Je suis désolée. Ça m’a prise de court.
Une femme Atikamekw, de la communauté de Manawan, est décédée à l’hôpital de Joliette. Je ne sais pas comment te raconter, Deni. J’ai mis des semaines…
Son nom : Joyce Echaquan. Elle venait de se filmer en direct sur Facebook pour crier à l’aide. Elle criait à l’aide parce qu’elle avait été surmédicamentée, surdosée à la morphine, alors qu’il était spécifié dans son dossier médical qu’elle était allergique à cette substance. Elle a crié à l’aide parce qu’elle avait peur, son corps était gonflé, son visage aussi, elle faisait une réaction. Elle était également fragile du coeur depuis la naissance de son dernier enfant, son septième qui a, lui, sept mois. Elle hurlait. Puis on entend les infirmières lui parler, l’insulter allègrement. Sans gêne, sans filtre, sans barrière. Sans aucune humanité.
Ses cris… La vidéo a circulé sur les réseaux sociaux, elle a été partagée, les Atikamekw, les Innu… Nos nations… Toutes les nations ont entendu ses cris. C’était un lundi après-midi, elle est décédée en fin de journée quelques minutes après avoir fait le Facebook live…
Une indignation est montée. Nous sommes descendus dans les rues. Dans les jours qui ont suivi, on a vu apparaître le visage de son conjoint – son fiancé, son futur mari – ainsi que celui de ses enfants partout sur les réseaux sociaux, puis dans les médias. Le lendemain, il y avait une vigile pour Joyce devant l’hôpital de Joliette. Je m’y suis rendue, même si j’ai dû arriver après le rassemblement… Il y a eu des centaines de personnes réunies devant l’hôpital, qui ont crié, ont hurlé, ont pleuré Joyce. À Montréal, le samedi suivant, nous étions des milliers à marcher pour la reconnaissance du racisme systémique, comme celui dans les services de la santé, et à réclamer justice. Son nom est désormais rattaché au mot « justice » : Justice pour Joyce.
Une douleur est venue m’envahir. Depuis, elle habite mon corps comme une vieille amie. Je n’ai pas ressenti de colère. Je n’en ai plus la force. Une douleur tellement vive. J’en pleurais presque tous les jours. Je n’avais pas versé de larmes depuis tellement longtemps. J’avais surmonté le stress de la pandémie et du confinement, j’avais réussi à profiter un peu de l’été malgré les mesures de distanciation physique. Les parcs, le mont Royal. Je m’étais trouvée bien bonne, à maintenir le cap comme ça, pendant des mois.
Puis Joyce est morte. La vidéo, tout le monde l’a vue. Les semaines se sont succédé comme si nous étions dans un film. Tellement vite, on ne les a pas vues passer. Je n’ai pas vu le temps.
J’étais, cette semaine-là, en résidence de création en danse, mouvement et performance avec l’artiste Wolastoqiyik (Malécite de Viger) Ivanie Aubin-Malo, au centre de création O Vertigo à Tio’tia :ke-Montréal. Nous avons vécu une semaine émotive. Tous nos mouvements étaient empreints de cette marque significative. C’est étrange parce que je suis en train d’entamer un tout nouveau cycle de ma vie en création. Je m’immisce doucement sur le terrain de la danse, entre le traditionnel et le contemporain, en dialogue avec l’art performance. J’apprends à laisser parler mon corps, avec Ivanie comme guide. Et de mon côté, je la guide, elle, vers la voix, le chant, les sons. Ensemble, on réfléchit le monde, la société dans laquelle nous nous trouvons, en retraçant l’histoire de nos peuples. Et le racisme ? Il nous interpelle, nous entoure, remonte à la surface de nos expériences, de notre mémoire. Nous le connaissons. Il existe bel et bien. Il tue. Il nous tue. Il tue nos femmes, nos amies, nos proches, nos lointaines, nos cousines, nos filles… Il a pris la vie de tant de gens de nos nations par le passé, et ce, partout au pays. J’ai reçu, le 4 octobre dernier, jour de commémoration des femmes et des filles autochtones disparues et assassinées, mon premier regalia de pow-wow pour la danse du Fancy Shawl, qu’on appelle aussi la danse du papillon, la danse de la transformation. J’avais commandé cet habit cérémoniel à une femme Atikamekw, Valérie Ottawa, la mère de mon amie Catherine Boivin, aussi artiste de performance et danseuse de Fancy Shawl. Il y avait un pow-wow d’automne prévu à Odanak ce jour-là, mais en raison de nouvelles mesures sanitaires pour la COVID-19 mises en place quelques jours auparavant, l’événement a dû être annulé. Ivanie, Catherine et moi, sachant que mon regalia allait être prêt, avons tout de même décidé de nous rendre à Odanak et de danser en prière pour Joyce Echaquan et sa famille. Et pour toutes nos nations. On a même fait un direct sur Facebook.
Valérie était en train de confectionner mon habit de danse lorsque Joyce est décédée. Elle en était rendue à la jupe et elle m’a dit qu’elle a beaucoup pleuré durant sa confection. Ce que ça veut dire pour nous, Deni, c’est que cette jupe porte désormais les larmes d’une femme Atikamekw qui a pleuré pour une autre. Joyce est morte dans des circonstances atroces, où on l’avait complètement dépouillée de sa dignité, de son humanité. Ma jupe de danse portera pour toujours la trace de Joyce. Ça signifie que chaque fois que je danserai, à partir de maintenant et pour le futur, mes pas seront un honneur à sa vie et à la vie de toutes les personnes décédées sous le coup d’actes racistes, de haine, de déshonneur au fil de notre histoire commune, au pays et sur le continent.