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Contre-pouvoirs, contre-hégémonies

Première session : le socialisme, d’hier à aujourd’hui (9h00 – 12h30)

Première partie : Mouvement ouvrier et mouvement socialiste dans l’histoire

Le mouvement ouvrier a existé et existe à la fois comme mouvement social et comme organisations structurées, relativement stables et permanentes. Il s’est développé depuis le 19ème siècle sous plusieurs formes : sociétés d’entraide, coopératives, associations syndicales, mutuelles, partis politiques, etc. Selon les circonstances et les périodes, le centre de gravité de l’action et de l’organisation a évolué entre ces formes, mais au fil des décennies et pour tout le 20ème siècle, les partis ouvriers et les unions syndicales ont représenté les deux éléments principaux. Sa combinaison avec le socialisme, et d’abord avec de grandes thèses du marxisme, lui a donné un programme d’envergure historique qui a nourri ses aspirations, cependant qu’elle a aussi servi à constituer en mouvement de masse le socialisme.

Pour comprendre ce qu’est le mouvement ouvrier, il faut comprendre les caractéristiques de base de la société au sein de laquelle il s’est constitué; en retour, sa connaissance est tout aussi nécessaire à la compréhension des traits fondamentaux et de l’évolution de cette société (P. Rosanvallon, Le syndicalisme, adaptation libre). Le mouvement ouvrier est un phénomène propre à la société capitaliste, c’est-à-dire à cette société dans laquelle le rapport social élémentaire est défini par le rapport salarial; le travail à salaire a connu une expansion fulgurante sur la base de ce que l’histoire appelle la «révolution industrielle» (en gros : Angleterre,  1785-1815; France, 1815-1835; Allemagne, années 1840; USA, 1830-1860; Québec, 1840-1860) et il englobe aujourd’hui un nombre sans précédent de tâches.

Le rapport salarial est un rapport inégalitaire puisqu’il met en relation celui/celle qui emploie et ceux/celles qui sont employés : le pôle qui emploie décide des embauches et des mises à pied, des investissements et des désinvestissements, des méthodes de travail, etc. et il reçoit le profit sur lequel débouche globalement l’activité de travail; le pôle qui est employé n’a pas d’autorité sur les méthodes de travail ou la direction des entreprises et il touche, en retour des tâches qu’il accomplit, un salaire, qui est généralement la voie unique de son accès aux ressources nécessaires à la vie. Il est habituellement impossible de s’émanciper du travail à salaire sur la base des revenus qu’il procure. En termes plus directs, le rapport social que structure la mécanique du salariat, donc le rapport salarial, est un rapport d’instrumentalisation de l’un  de ses pôles pour l’enrichissement de l’autre pôle.

De sorte que l’activité de travail porte en elle-même un  «fond de conflictualité» (Andréani et Féray, Discours sur l’égalité parmi les hommes) qui est en quelque sorte incontournable et qui a amené pratiquement partout le même type de conséquences, par-delà les différences culturelles et les circonstances nationales : une tendance générale aux heurts entre employeurs et employés et le développement de formes d’actions ouvrières partout très similaires (arrêts de travail, manifestations, boycotts) sur des enjeux également très similaires (conditions de travail, sécurité économique, etc.). Dans l’histoire du capitalisme, ce «fond de conflictualité» a été le moteur le plus permanent de la protestation et de l’agitation sociales. Il est, bien sûr, le fondement de la création et de l’existence du mouvement ouvrier, mouvement social et organisations nés de l’action et de la réflexion du pôle salarié pour la promotion de ses intérêts.

Nous allons essayer, avec cette présentation, de cerner d’abord la logique des développements qu’a connus le mouvement ouvrier, dans l’enchaînement, par exemple, de ses formes principales. Nous essaierons, notamment, d’éclairer le moment de sa rencontre avec le socialisme et les suites qui en découleront. Quand le mouvement ouvrier en vient-il à se poser la question du pouvoir politique? Ne pouvant évidemment traiter de tout, nous ne tenterons d’analyser que certains de ces développements. Nous rappellerons quelques dates qui ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier, en même temps qu’elles ont marqué l’histoire générale des sociétés industrielles capitalistes et, de fait, de toute la planète. Enfin, nous nous arrêterons à quelques unes des caractéristiques de la situation du mouvement ouvrier et du socialisme après la 2ème Guerre, en particulier à leur situation dans le monde d’aujourd’hui.

N.B. : traiter du mouvement ouvrier et du mouvement socialiste en quelque 45 minutes oblige à ne traiter que de leurs formes majoritaires; je ne m’arrêterai donc pas, dans l’exposé, à l’anarchisme non plus qu’à ses incarnations dans les syndicats (syndicalisme révolutionnaire, anarcho-syndicalisme) et je ne reviendrai pas au socialisme utopique.

Quelques développements marquants :

1- 1810 – 1830, 1840-1850 : des premières actions d’entraide économique à l’activité syndicale (d’abord en Angleterre).

(1815 -1840 : période d’essor du socialisme utopique)

2- 1864 : formation de l’AIT (Association internationale des travailleurs), appelée aussi par la suite 1ère Internationale,  qui regroupe tous les courants du militantisme ouvrier de l’époque, par exemple les syndicats anglais,  et certains autres (démocratie radicale). Karl Marx est élu à son exécutif. L’AIT sera le site de débats fondateurs pour le mouvement ouvrier et le socialisme. Débat sur la question syndicale et débat sur la nécessité ou pas de l’action politique et, en même temps, de quel type d’action politique.

Sur la question syndicale, les syndicalistes, Marx et d’autres s’opposent aux thèses de Proudhon; sur la question politique, les positions de Marx et de leurs partisans s’opposent à celles de Blanqui et de Bakounine. Dans l’un et l’autre cas, les positions finalement majoritaires seront celles que défendait Marx : la lutte syndicale est justifiée et nécessaire et elle peut entraîner des gains réels et importants; le mouvement ouvrier doit se constituer en parti politique de masse et disputer le pouvoir.

1871 : écrasement de la Commune de Paris, défaite populaire et ouvrière majeure qui provoque un profond recul du mouvement ouvrier. Disparition de l’AIT dans ce contexte (les trade-unions britanniques se sont retirées, les militants français sont en exil, etc.), Marx réussit à faire transférer à Philadelphie son secrétariat afin d’amener la dissolution de l’organisation parce qu’il a peur que, «coquille vide», elle ne tombe entre les mains des anarchistes qui, dit-il, se serviraient alors de son prestige pour remettre en avant leurs thèses. En tout état de cause, la 1ère Internationale est effectivement bientôt dissoute.

3- 1889-1899 : quand le mouvement ouvrier va  entreprendre de se reconstruire sur le Continent européen (deuxième moitié des années 1870), il le fait sur la base de ce qui apparaît globalement comme les grandes conclusions de l’expérience de l’AIT, c’est-à-dire sous la forme, très majoritairement, de syndicats et de partis : ce sont précisément les formes (et leur contenu) qui définiront dorénavant, pour tout le 20ème siècle par exemple, ce que sera le mouvement ouvrier.

Ce moment spécifique est habituellement désigné comme celui de la 2ème Internationale, officiellement formée en 1899 sous le nom d’Internationale ouvrière. Sa particularité : elle regroupe d’abord des partis déjà formés ou en voie de formation, alors que l’AIT n’en avait finalement qu’adopté le principe. Et ces partis se construisent comme partis socialistes, sur la base de grandes thèses du marxisme (ou carrément sur la base du marxisme comme théorie de référence) : le moment de la 2ème Internationale est précisément le moment de la rencontre entre le mouvement de la classe ouvrière et le socialisme (le marxisme), le moment de la confluence entre MO et socialisme. Les partis ouvriers qui apparaissent et se développent alors vont connaître une expansion foudroyante, massive et très rapide. Ils constituent la social-démocratie; l’Internationale ouvrière regroupe toutes les tendances (politiques) du MO, de Lénine au Parti travailliste anglais.

4- 1914 – 1918, 1919 – 1922 : les partis de la social-démocratie, malgré leurs résolutions les plus solennelles, vont pratiquer «l’union sacrée» avec leurs gouvernements dans l’effort de guerre. Ce qui va entraîner une scission de gauche qui, avec la révolution d’Octobre (1917), va déboucher entre 1919 et 1922 sur la création d’une 3ème Internationale, l’Internationale communiste. Dorénavant, il y aura, de force variable, deux partis ouvriers par pays et deux Internationales.

5 – 1939 – 1945, 1945 – 1960… : durant la guerre, la 2ème Internationale a cessé d’exister cependant que l’Internationale communiste est dissoute en 1943 sur décision de Staline. Reconstitution des partis sociaux-démocrates avec la fin de la guerre. Les partis communistes vont très largement se définir par leur lien à Moscou, la social-démocratie par son lien au «camp occidental». Les partis sociaux-démocrates se reconstruisent partout comme «partis de gouvernement»; ils ne perdent pas toutes leurs caractéristiques de partis ouvriers, mais leur rôle à cet égard sera encadré par celui de «parti de gouvernement»…

1963  – 1980-82… : nette poussée revendicative à gauche, montée des partis ouvriers traditionnels (et de beaucoup d’autres courants se réclamant du socialisme); période de la plus forte implantation du MO, politique et syndicale, et de gains très importants. Quand les ralentissements économiques puis l’ouverture de la période de libéralisation et de dérèglementation s’engage (1978 – 1982) des partis socialistes sont au gouvernement dans 13 des 15 pays de l’UE d’alors et dans  beaucoup d’autres, souvent sur la base, a écrit Leo Panitch, de leurs programmes les plus radicaux depuis des décennies.

6 –  1982 – 1992 : pourtant, les partis ouvriers portés au pouvoir (ce qui incluent  des ministres communistes) vont partout décevoir puissamment leurs électorats en acceptant et en engageant eux-mêmes des politiques de néolibéralisme, contre lesquelles ils avaient été précisément élus. À partir de là, abstention et dislocation des bases militantes et électorales. Quelle est la nature aujourd’hui des partis sociaux-démocrates, peut-on toujours les lier à leur fonction originelle de partis ouvriers? Par ailleurs, au même moment, il y a effondrement de l’URSS et des pays du Bloc de l’Est, qui entraîne pratiquement sur le champ la dislocation des partis communistes dans les pays de démocratie parlementaire.

7- 1992-2010 : on en est donc à une situation où les deux axes qui incarnaient l’action politique du mouvement ouvrier (tous deux issus d’un tronc commun, les partis ouvriers formés dans le dernier quart du 19ème siècle) et l’existence du socialisme moderne ne jouent plus ces rôles. Crise du mouvement ouvrier et crise du socialisme : caractéristiques et signification.

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