Le gouvernement du Québec et le patronat cherchent actuellement à travers le projet de loi 38 visant à imposer de nouvelles règles de « gouvernance » des universités visant à remettre les rênes des conseils d’administration à une majorité de membres issus de l’extérieur de la communauté universitaire, c’est-à-dire du milieu des affaires. Cela implique de détourner les institutions de leur mission de transmission de connaissance pour les réduire à n’être que des centres de formation de main d’oeuvre. La population du Québec acceptera-t-elle que le système d’éducation soit détourné au service de l’argent?
La mission fondamentale des universités a toujours été la formation de l’esprit, à travers la transmission de la synthèse des connaissances passées et la critique des orientations que prend la société. À l’époque de la Révolution tranquille, on a aussi exigé de l’éducation qu’elle « contribue au développement économique ». La prochaine étape est claire : éliminer « enfin » le rapport entre éducation et culture pour que les institutions d’enseignement se bornent à former du « capital humain » polyvalent et employable.
Le patronat en appelle aujourd’hui au gouvernement du Québec pour qu’il prenne les universités d’État, censées offrir aux classes populaires un accès à une éducation générale abordable, afin d’en faire des centres de formation technique et managériale. Cela sert certes les intérêts des marchands capitalistes, mais il s’agit, pour le peuple, d’une grande dépossession, en ce qu’on lui retire sournoisement l’un des outils de son autonomie, individuelle et collective : la formation intellectuelle, remplacée par la formation opérationnelle.
Le premier mécanisme consiste à retirer le pouvoir aux universitaires pour le donner à des membres « indépendants » de l’Université…mais dépendants de la logique de profit et les modes de gestion propres au secteur privé, qu’il conviendrait d’importer dans le secteur public. Le « principe selon lequel les membres d’un conseil d’administration devraient être indépendants de l’organisation qu’ils administrent » a beau faire « largement consensus dans le secteur privé », il est relativement évident qu’il n’en est pas pour autant transplantable sans causer des pathologies graves dans le secteur public…à moins d’être incapable de différencier la nature et le rôle des deux secteurs.
En vérité, voilà bien 800 ans que les universitaires s’auto-administrent, et cela n’a jamais causé problème, sauf lorsqu’un Prince, un pape ou des marchands ont voulu mettre la main sur l’institution, ou jusqu’à ce que l’institution commence à jouer le jeu de la compétitivité et du marketing propres au secteur privé. La plus sûre façon de détruire nos universités est de les soumettre à des principes de « performance » et de rentabilité qui sont étrangers à leur nature, et de retirer pour ce faire le pouvoir des mains des universitaires pour le remettre aux comptables, pour qui une usine Toyota et une école devraient être administrés suivant les mêmes principes.
Augmenter le financement des universités ne réglera pas grand chose si l’on persiste à refuser de se demander si les universités doivent servir la culture ou la compétition économique : cela équivaudrait à irriguer un cancer. Le patronat prône plutôt la fuite en avant, allant jusqu’à proposer la modulation et la hausse des frais de scolarité, une mesure en rupture avec le projet moderne d’une éducation libre, gratuite et universelle.
Une hausse de frais de scolarité affectera la provenance de classe des étudiant-e-s, ce qui favorisera les mieux nantis. C’est aussi la plus sûre façon d’achever la dénationalisation et la marchandisation de l’éducation, qui passerait d’une institution publique de transmission de connaissance financée par l’État à un service de formation privé payé par des individus. Le système australien du remboursement proportionnel au revenu est précisément conçu pour réduire au maximum la part des subventions étatiques dans le coût d’un diplôme, reléguant sur les épaules de l’individu la quasi-totalité du coût de ses études, qui deviennent alors un investissement individuel[1].
Voilà bien la suprême ironie du plan de managérialisation des universités du patronat et des libéraux : une éducation intellectuellement pauvre, servant exclusivement les « besoins du monde du travail », et pour laquelle il faudra payer très cher, quitte à s’endetter de dizaines de milliers de dollars et à rembourser durant 25 ans. Cette même logique s’étendrait au secondaire et au primaire, pour que tout le système soit orienté vers la finalité de « développer de la manière la plus optimale possible le capital humain », le nouveau nom devant désigner les élèves.
On ne saurait accepter que l’école traite la jeunesse comme un vulgaire facteur de production. C’est pourquoi il faut à tout prix éviter d’en remettre les rênes aux marchands. Certes, plusieurs universitaires ont déjà retourné leur veste pour adhérer à cette logique et sont devenus de véritables PME de la « Recherche » subventionnée. C’est pourquoi le plus urgent est de tenir un débat sur le rôle et la finalité de nos institutions d’enseignement et de freiner au plus vite la gangrène marchande avant que ne soit parachevé le détournement.
[1] HURTEAU, Philippe et MARTIN, Eric, « Financement des universités : vers une américanisation du modèle québécois? », Rapport de recherche, Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), mars 2008. http://www.iris-recherche.qc.ca
Eric Martin, doctorant en pensée politique, Université d’Ottawa
Chercheur en éducation à l’Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS)