Nancy Turgeon et Nicolas Harvey
Présidente1 du Syndicat des tuteurs et tutrices de la Télé-Université et vice-président aux communications du Syndicat des chargées et chargés de cours de l’Université du Québec en Outaouais-CSN
Le 12 juillet 2019, les tutrices et tuteurs de la TÉLUQ2 ont approuvé, à une courte majorité, la recommandation du conciliateur du ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale. Ce vote mettait un terme au plus long conflit de travail d’enseignantes et enseignants universitaires de l’histoire du Québec. Une grève de près de six mois qui se termine par un vote à une majorité de 62 % laisse nécessairement des traces, autant dans les relations de travail que dans une démocratie syndicale. Dans ce contexte, il ne serait pas opportun, à ce moment-ci, de traiter des stratégies ou des résultats menant à la résolution du conflit.
D’ailleurs, nous ne pouvons que saluer le courage des tutrices et tuteurs qui ont mené une lutte exemplaire pour préserver leur emploi et pour sauvegarder un service public de qualité. Le choix d’entériner ou non la recommandation du conciliateur leur revenait et nous ne pouvons que le respecter, les laisser faire leur bilan et se reconstruire avec une nouvelle réalité. Ce qui est hors de tout doute, c’est que devant des défis jamais vus dans le monde universitaire, les tutrices et tuteurs ont fait preuve d’une mobilisation exceptionnelle, malgré tous les obstacles à surmonter pour des enseignantes et enseignants travaillant à distance, qui sont non seulement précaires, mais dispersés sur tout le territoire du Québec.
Le bilan que nous souhaitons établir vise plutôt les conséquences du conflit – et de sa résolution – sur l’ensemble de l’enseignement supérieur au Québec. Rappelons que l’offensive de la TÉLUQ se situait sur deux fronts : la sous-traitance de l’enseignement à une entreprise privée ainsi que l’effritement de l’accréditation syndicale par la création de nouveaux statuts d’emploi. L’objectif était clair : se débarrasser d’un corps de métier – celui de tutrice et de tuteur – afin de diminuer les coûts. Les économies recherchées étaient de nature à précariser une catégorie d’emplois tout en diminuant le service public offert aux étudiantes et étudiants de la TÉLUQ.
Des défis inédits
Comme les autres composantes du réseau de l’Université du Québec (UQ), la TÉLUQ a pour mission sociale la démocratisation de l’enseignement supérieur. Les tutrices et tuteurs en sont les porteurs, puisqu’ils effectuent depuis 1972 le suivi pédagogique des étudiantes et étudiants effectuant leur parcours entièrement à distance, une fois que ceux-ci ont reçu le matériel de cours développé par les professeur·e·s.
Or, dès 2016, la TÉLUQ a commencé la sous-traitance du travail d’encadrement effectué par ces enseignantes et enseignants d’expérience en ayant recours à des personnes non syndiquées de l’Institut MATCI. En 2017-2018, cette situation touchait près du tiers des étudiants de la TÉLUQ. Ce phénomène inédit en enseignement universitaire n’a pris fin qu’à la suite de la suspension du directeur général par la ministre de l’Enseignement supérieur de l’époque à l’été 2018, dans la foulée de la pression effectuée par les tuteurs et tutrices, l’indignation de la communauté universitaire, l’intervention de Québec solidaire à l’Assemblée nationale ainsi que la contestation juridique menée par la Fédération des enseignantes et enseignants du Québec (FNEEQ) concernant le non-respect de la Loi sur les universités3. Néanmoins, cette victoire sera-t-elle suffisante pour décourager les autres universités de s’engager sur une telle voie ?
L’entrée en négociation à l’été 2017 s’est ainsi déroulée dans le cadre d’une grande restructuration de l’université mise en branle unilatéralement, alors que les emplois des tutrices et tuteurs étaient menacés par la sous-traitance, mais également par la création de nouveaux corps d’emplois précaires en dehors de leur unité d’accréditation4. Ceux-ci menaçaient de rendre désuète la profession de tutrices et tuteurs existant depuis les débuts de l’université, en privant le corps étudiant de leur expertise non seulement dans leur domaine d’enseignement, mais aussi en formation à distance.
Les leçons du conflit pour la communauté universitaire
Les tutrices et tuteurs se situaient sur le front d’une lutte plus générale. C’est une université publique, membre du réseau de l’UQ, qui a amorcé cette attaque. Il est évident que si la TÉLUQ avait réussi à imposer son modèle de sous-traitance, les autres universités du réseau (UQO, UQAM, UQAC, UQAR, UQTR, INRS, ÉNAP et ÉTS5) auraient été tentées de prendre exemple. Et que dire des universités à charte ? Heureusement, dans le règlement, la possibilité de faire appel à la sous-traitance a été grandement limitée. Nous savons désormais que toute la fonction publique québécoise, y compris le secteur de l’éducation, n’est pas à l’abri de la sous-traitance. Les syndicats doivent prendre acte de la situation et inclure des demandes de protection supplémentaire contre la sous-traitance lors de leurs prochaines négociations.
Un autre enjeu est celui de la formation à distance (FAD). La TÉLUQ a permis, par la FAD, l’accès aux études universitaires à de nombreuses personnes qui en étaient auparavant exclues, notamment les personnes en situation de handicap ou de monoparentalité, celles habitant en région éloignée ou travaillant à temps plein. Cependant, nous assistons depuis quelques années à une « ruée vers l’or » de l’enseignement à distance. Les universités tentent de s’attaquer à ce « marché » pour des raisons de financement. En suivant le modèle de la TÉLUQ, les universités pourraient être tentées d’utiliser la FAD pour réduire des coûts, notamment en ayant recours à des étudiantes et des étudiants salariés pour l’importante responsabilité du suivi pédagogique plutôt qu’à des enseignantes et enseignants qualifiés. Encore une fois, les syndicats devront être extrêmement vigilants pour se protéger de ces dérives.
La stratégie par laquelle la TÉLUQ a tenté d’imposer sa vision à une catégorie d’enseignants constitue une autre leçon que tous les syndicats de chargé·e·s de cours retiendront. Bien que la reconnaissance à sa juste valeur de leur contribution à l’université demeure un combat constant pour les chargé·e·s de cours, le principe de collégialité caractérise cette communauté. Or, non seulement la direction de la TÉLUQ a mis les tuteurs et tutrices devant le fait accompli d’un nouveau modèle où ils n’avaient plus leur place, mais le Conseil d’administration et la Commission des études ont aussi été tenus dans le noir quant aux impacts du nouveau modèle. Une fois ce projet mis en branle, l’opposition légitime des tuteurs et tutrices qui en soulevaient les conséquences néfastes pour les étudiants et étudiantes n’a non seulement pas été prise en compte, mais la TÉLUQ a tenté de la museler par des mises en demeure, mesures disciplinaires, grief patronal, poursuite-bâillon de 60 000 dollars et représailles envers la présidente du syndicat6. Le comble a été atteint à l’été 2019 alors que la TÉLUQ a lancé un appel d’offres pour embaucher, par une firme externe, d’autres personnes pour corriger les travaux et examens des étudiantes et étudiants assignés aux tutrices et tuteurs au moment du déclenchement de la grève7. Un bilan peu reluisant pour une université publique…
Enfin, une dernière leçon de la bataille à la TÉLUQ concerne la solidarité syndicale. On a malheureusement pu observer un clivage entre précaires (personnes tutrices et chargées de cours) et non-précaires (professeur·e·s). Davantage de solidarité entre enseignantes et enseignants, peu importe leur statut, est nécessaire devant une telle offensive patronale touchant le cœur de ce qui nous unit, des conditions d’étude de qualité pour nos étudiantes et étudiants. En effet, cette attaque sans précédent contre l’université publique québécoise peut en laisser présager d’autres. Une prochaine fois, ce seront peut-être les non-précaires qui seront touchés. Les universités pourraient vouloir développer un « nouveau modèle » pour économiser à partir de leur importante masse salariale. Une concertation entre tous les artisans et artisanes de l’université québécoise est donc urgente pour lutter contre de telles dérives.
Du point de vue de la solidarité, mentionnons toutefois des aspects positifs. Les syndicats des personnes chargées de cours ont montré un appui indéfectible aux tutrices et tuteurs. La haute direction des différentes universités est avertie : on ne peut pas se débarrasser ainsi d’un corps d’emploi. Bien qu’elle ait partiellement réussi l’imposition d’un nouveau modèle, la TÉLUQ est sortie affaiblie de ce conflit. Il serait surprenant qu’une université tente une même aventure dans les prochaines années, mais, si c’était le cas, les chargé·e·s de cours seront fin prêts à monter aux barricades pour défendre la qualité de l’enseignement.
1 Présidente au moment du conflit.
2 TÉLUQ : l’université à distance de l’Université du Québec (télé-université).
3 Thomas Gerbet, « Privatisation à l’université : les autorités enquêtent sur une entente secrète », Radio-Canada, 22 août 2018.
4 Ricardo Peñafiel, « Conflit de travail à la TÉLUQ. Prélude de e-campus ? », À bâbord !, n° 74, avril-mai 2018.
5 UQO : Université du Québec en Outaouais ; UQAM : Université du Québec à Montréal ; UQAC : Université du Québec à Chicoutimi ; UQAR : Université du Québec à Rimouski ; UQTR : Université du Québec à Trois-Rivières ; INRS : Institut national de la recherche scientifique ; ÉNAP : École nationale d’administration publique ; ÉTS : École de technologie supérieure.
6 Conflit à l’Université TÉLUQ – Des représailles avérées contre la présidente du syndicat, 2 avril 2019, <https://www.newswire.ca/fr/news-releases/conflit-a-l-universite-teluq-des-represailles-averees-contre-la-presidente-du-syndicat-897511640.html>.
7 Ian Buissières, « Grève à la TÉLUQ : le syndicat crie aux briseurs de grève », Le Soleil, 13 juin 2019.