Cette présentation s’inspire des travaux du sociologue Michel Freitag, auteur du Naufrage de l’Université[2], gagnant du prix du gouverneur général en 1996, un ouvrage qui annonçait déjà les mutations que nous avons sous les yeux. Je m’inspire aussi des types de privatisation des universités identifiés par Claire Polster[3] dans le magazine Canadian Dimension en 2005.
Si l’on se balade sur les campus universitaire aujourd’hui, on remarquera d’abord que ceux-ci sont en pleine croissance, pour ne pas dire explosion. Plus haut, plus loin, plus fort…en témoigne la taille olympique des bâtiments et leur démultiplication. Ces nouveaux bâtiments coûtent cher, et il faut souvent, pour les financer, demander à de riches donateurs de contribuer, en échange de quoi on accepte de donner leur nom aux bâtiments. Le pavillon Desmarais, nommé d’après l’un des plus grand financiers et magnats de la presse du Canada, est un bon exemple. On voit aussi apparaître des commerces –le Second Cup dans la bibliothèque, est un bon exemple – dans des endroits qui étaient auparavant des lieux réservés à la seule étude, si bien que l’Université prend à certains égards des airs de centre commercial. Qui accepterait un Second Cup à l’arrière d’une Église? Cela paraît étrange. Mais il n’y a pas si longtemps, il eut paru tout à fait scandaleux d’en implanter un dans une institution d’enseignement..
Première forme de privatisation : l’espace de l’Université se restructure. Ce qui était chose publique se confond de plus en plus avec le domaine privé et commercial, et porte de plus en plus les noms de grands patrons ou managers. Cela s’accompagne aussi souvent d’une augmentation de la sécurisation des accès à ces bâtiments. L’espace public prend des airs de « gated community » ou il faut montrer patte blanche pour pouvoir circuler.
Cette forme de privatisation est intimement liée à la deuxième forme, celle de la privatisation des sources de financement des universités. La part du financement public des universités est en réduction constante depuis les années 1970. Les universités s’en remettent à augmenter les frais de scolarité imposés aux individus et elles deviennent également de plus en plus dépendantes du financement privé.
Selon l’Association canadienne des professeures et professeurs d’université (ACPPU)[4], Depuis 1992, les recettes totales des universités ont affiché une croissance de 89,5 %, situation attribuable en grande partie à la hausse des revenus tirés des droits de scolarité qui ont augmenté de 190 % et de la recherche subventionnée, une hausse de 176 %.
En 1992, Les subventions et les contrats gouvernementaux ne représentaient que 67% des revenus totaux des universités. En 2008, le gouvernement ne finance plus qu’à hauteur de 57 %. Les droits de scolarité ont augmenté de 13% du financement à 20%. Le financement privé des universités par les dons, les subventions et les legs est monté en flèche au cours des 30 dernières années, passant d’à peine plus de 54 millions de dollars en 1972 (c’est-à-dire 3 % du total des revenus) à 2,9 milliards en 2008 (10,8 % du total des revenus). Au cours de l’exercice 2008, 38,4 % des revenus des universités est provenu d’entreprises privées.
Entre 2007 et 2008, les recettes tirées des droits de scolarité ont crû de 4,6 %, reflétant à la fois une hausse des frais et une augmentation du nombre d’étudiants. Logique: plus ce sont les étudiants qui financent les universités, et plus les universités ont intérêt à entrer en concurrence pour attirer le maximum de clientèle, déployant pour cela de grands efforts de marketing et de publicité digne du tourisme de masse pour s’arracher les “clientèles”. Les dons faits par des particuliers, des organismes sans but lucratif et des fondations ont augmenté de 17,6 % par rapport à 2007, et on a assisté à une augmentation de 84 % pour les dons d’entreprises.
Cette privatisation des sources des financements entraîne une troisième forme de privatisation: la privatisation des finalités et missions de l’université. Auparavant, l’université était conçue comme institution de transmission de la culture et de la connaissance liée à une communauté. Cela supposait l’indépendance de celle-ci à l’égard des puissances politiques et financières pour garantir la liberté de l’esprit et l’autonomie, c’est-à-dire la capacité de se donner à soi-même sa propre loi. Comme le dit Plinio Prado: “il appartient au principe d’Université, en tant que tel, de n’être subordonné à aucun pouvoir ni à aucune finalité extérieurs : économique, politique, idéologique, médiatique, technique ou technocratique”.
Ces valeurs sont de plus en plus remplacées par des valeurs entrepreuneuriales et managériales et des pratiques propres au secteur privé. Plutôt que de prôner l’indépendance face aux forces du marché, on valorise l’arrimage et le branchement direct de l’université sur les exigences des corporations capitalistes. L’université elle-même, avec ses recteurs devenus des “presidents” et ses étudiants “clients”, ressemble de plus en plus à une “industrie de la connaissance” devant générer un grand volume de recherche-productive pour le compte du “partenaire issu du milieu des affaires” le plus offrant: c’est le sens de “l’économie du savoir”. Non pas valoriser le savoir, mais convertir le savoir en valeur. Comme le rèlève Polster, les administrations universitaires prennent de plus en plus des décisions en secret, érodant la démocratie et la collégialité institutionnelle, et organisents les relations de “travail” au moyen d’indicateurs de performance. L’université s’implique même parfois directement dans des activités commerciales, en créant des spin-off companies ou en brevetant de la connaissance lucrative. Comme le remarque Polster, ces formes de privatisation n’agissent pas de manière compartimentée mais se renforcent mutuellement.
D’après son idéal fondateur, l’université ne sert pas uniquement à la formation à l’emploi ou à produire des connaissances lucratives. Son rôle est avant tout de former les esprits et de transmettre la culture, afin que les membres d’une communauté politique donnée. Culture doit ici être entendu au sens large comme « la capacité de se donner librement des fins”, des projets collectifs. Elle est la condition même de l’émergence d’un espace politique dans lequel la pensée s’exerce publiquement et permet la prise en charge d’une communauté par elle-même. Comme le dit Plinio Prado, “L’art de penser par soi-même commence par la capacité de questionner et de discuter, c’est-à-dire de critiquer, publiquement. C’est dire : l’aptitude à élaborer librement la question : Que voulons-nous être ? Ou : Que devons-nous être ? Ou encore : Quelle vie voulons-nous, qui vaille, qui mérite d’être vécue ?”. Si cette liberté essentielle de poser des questions est abolie, disait Kant, il faut alors se révolter.
La présente réforme des universités, que ce soit en Ontario, au Québec ou en France, s’attaque “au principe d’espace public, de discussion et de délibération à l’intérieur de l’Université (dans l’enseignement, l’équipe de recherche, la collégialité), en le subordonnant aux finalités de la compétition économique” capitaliste. Il n’est plus question pour les universités d’être un lieu de recul face au devenir de la société, capable de débattre de manière critique des orientations que prend cette société. Bien plutôt, il s’agit pour l’université de s’adapter entièrement et d’être absorbée par le marché et la sphère des échanges économiques, commercialisation dont participe la restructuration des espaces et l’augmentation des dons privés.
Cette réforme s’effectue en douce, sans débat, sans que la communauté universitaire et la population en générale ne puisse choisir si elle désire ou non que les institutions universitaires soient soumises à cette mutation qui change fondamentalement leur nature pour en faire des organisations économiques. Non seulement élimine-t-on ainsi l’un des espaces de débat les plus importants de la société, mais on soustrait cette mutation même au débat. Cela prend des allures d’un enfermement de la société dans le capitalisme avancé, où l’université est non seulement appellée à se mettre au service de la valorisation capitaliste, mais pire encore, appelée à cesser d’êtree un lieu de critique pour devenir un instrument d’accélération et d’extension de cette logique.
D’après Prado, “la nouvelle doxa qui se met en place dans le contexte de redéploiement du capitalisme, la technocratie, n’a déjà que faire du scénario moderne de l’accomplissement de l’esprit ou de l’émancipation de l’humanité tout entière. Le seul enjeu que reconnaissent désormais les décideurs est celui de l’optimisation des performances du système et de la plus-value des investissements”.
Or, l’optimisation de l’efficacité pour L’efficacité et de la performance pour la performance ne saurait servir de finalité à l’Université, ni à la société tout entière, à moins de penser que sens de la vie humaine est de produire le maximum d’accumulation de valeur capitaliste. À l’instar de l’écrivain Georges Bernanos qui demandait “La liberté, pour quoi faire?”, on est libre de demander “L’Université, la connaissance, l’efficacité…d’accord, mais pour quoi faire?”.
Dans la mesure où la formation de l’esprit critique est essentielle pour éviter que les individus ne soient manipulables, dominés ou exploités par le Pouvoir, celui de l’État, des médias autant que celui de l’argent, l’éducation apparaît une chose trop importante pour la laisser aux mains des managers qui l’organiseront selon les mêmes méthodes qu’une usine de voitures.
L’exemple de GM devrait nous indiquer le succès relatif qui attend la plupart de nos universités, même celles du “Big Five”… Une société peut-elle se permettre de soumettre l’enseignement de la pensée à la logique commerciale? Qui accepterait, par exemple, qu’un parent exige des frais à son enfant pour lui apprendre à parler? Pourquoi serait-il plus juste de rendre l’accès à la culture et à la connaissance supérieure conditionnel à la capacité de disposer d’un certain capital?
Les donateurs privé peuvent agir sincèrement ou par opportunisme, histoire de redorer l’image de leur corporation, et parce qu’ils ont intérêt à ce que l’institution universitaire soit détournée pour servir leur intérêt. Qu’ils soient de bonne foi ou de mauvaise foi est une question insignifiante. Les rapports sociaux et la logique historique dans laquelle nous sommes insérés dépasse la psychologie des personnes qui sont happées par sa vague de fond. Il s’agit d’une crise de la civilisation occidentale, dans sa capacité à se donner collectivement des fins. On voit mal l’Université Pepsi-Toyota former les citoyens et citoyennes critiques dont nous avons besoin pour préserver le monde et édififer la justice sociale en ces temps de crise économique et écologique. Nous en sommes à devoir choisir entre l’Université privée et le systéme qu’elle sert, le capitalisme débridé, ou l’Université autonome et la liberté.
La mutation managériale de l’université signifie une dépossession formidable pour la grande partie de la population, puisque l’université n’est plus appelée à servir l’émancipation et l’autonomie, tant individuelle que collective, mais plutôt la consolidation de la domination du système capitaliste. Or, on ne saurait comme le dit Michel Freitag, laisser la chose aller:
« À laisser aller comme on va, à laisser faire comme on fait, on ne va pas vers une « solution », on ne fait pas un monde meilleur, on va vers pire : et puis le pire, c’est que par-dessus ou par-delà toute conjoncture et toute stratégie, toute programmation et toute prévision, on va vers rien. Et nous ne sommes pas encore rien, ni nous-mêmes ni les autres, ni nos enfants ni les leurs, ni notre civilisation ni celles qui sont encore différentes de la nôtre. Ni nos désirs ni nos rêves… ni les promesses simples que nous avons reçues en naissant »[5].
Le premier rôle des universitaires est de défendre l’institution contre cet assaut sans précédent contre la pensée libre. Cette lutte s’insère dans une lutte plus globale, lutte de classes entre possédés et possédants, et lutte entre culture et capitalisme. Dénoncer l’affaire suffira-t-il?. Devant la manière autoritaire avec laquelle la réforme est imposée en France, le philosophe français Plinio Prado en est arrivé à appeler à la résistance et à la désobéissance civile. Des politiques éthiques peuvent peut-être aider à ralentir la gangrène, mais elles sont incapables, à terme, de freiner la logique de sa mécanique profonde, qui devrait être révélée au grand jour et rejetée de manière explicite puisqu’elle est dans sa nature contraire a tout ce que peuvent signifier les termes “Éducation” et “Liberté”.
Eric Martin, candidat au doctorat en pensée politique, Université d’Ottawa
Conférence prononcée le 9 octobre 2009 à l’Université d’Ottawa
[1] Prado, PLINIO, Le principe d’université, Éditions lignes, 2009. http://www.editions-lignes.com/IMG/pdf/PRADO_LePrincipedUniversite_-2.pdf
[2] Voir FREITAG, Michel, Le naufrage de l’Université, Editions Nota Bene, Quebec, 1998, 369 p.
[3] POLSTER, Claire, Privatizing Canada’s Public Universities, August 31st 2005, http://canadiandimension.com/articles/1909
[4] ACPPU, « Les finances des universités, 2007-2008 », SEPTEMBRE 2009, VOL11, NO1
[5] FREITAG, Michel, « Grandeur de l’institution. Les finalités de l’Université comme institution”, Revue du MAUSS 2009/01, no 33, p. 327-342.