Un horizon politique en apparence bouché
Les partis des élites connaissent actuellement un déclin profond parsemé de crises à répétitions, pourtant, ils tiennent le fort. C’est entre autres observable aux États-Unis. Les partis dominants, démocrate comme républicain, apparaissent comme des appareils au service de l’enrichissement de la classe dominante, minés par la corruption et responsables de la détérioration des conditions d’existence de la population. Ils n’ont aucune volonté de répondre aux besoins de cette dernière et n’ont qu’un rapport instrumental aux aspirations de la majorité populaire. Ils utilisent leur contrôle sur les médias de masse pour occuper la totalité des espaces de discussion. La désaffectation envers ces partis, y compris lors des exercices électoraux, est immense et, malgré tout, ils s’imposent toujours.
Au Canada, le Parti conservateur, à l’époque de Stephen Harper, s’est dévoué à satisfaire les intérêts des grands investisseurs dans le pétrole, les mines et l’armement. Il n’a pas hésité à s’attaquer à la protection de l’environnement, aux droits démocratiques les plus élémentaires et à réprimer la résistance populaire. Le Parti libéral du Canada, pour sa part, est parvenu à légitimer la domination du 1 % par la démagogie et le mensonge, profitant notamment de la débâcle pathétique d’un Nouveau Parti démocratique aligné sur les intérêts de la bourgeoisie canadienne (refus du tournant vers les énergies vertes et défense de l’exploitation des sables bitumineux, déficit zéro et politiques d’austérité à la clé, soutien aux politiques de libre-échange) comme si dans cette pièce, il n’y avait qu’un seul acteur appelé à jouer un même rôle avec des textes différents.
Au Québec, le Parti québécois (PQ) avait – durant la campagne électorale de 2012 – présenté une plate-forme électorale dans laquelle il s’engageait à revoir la fiscalité, à réformer le développement des services publics et à empêcher l’augmentation des frais de scolarité. On connaît la suite. Visée du déficit zéro, ouverture au passage des oléoducs de l’Ouest canadien, promesse d’investissements dans l’exploitation du pétrole à Anticosti et report du débat relatif aux redevances des industries minières : tout cela prenait la forme d’un monumental dégonflement du ballon des attentes. Délaissant ses électeurs et ses électrices au profit des plus riches, le PQ allait rapidement retourner sur les bancs de l’opposition faute de cohérence et malgré les scandales de corruption qui entachaient une fois de plus le Parti libéral.
Tant d’échecs et de revirements nous incitent à nous demander pourquoi les partis politiques, même progressistes, en viennent à se ranger systématiquement du côté des intérêts de la classe dominante, peu importe leurs programmes ? Deux questions fondamentales doivent nous guider. La forme parti est- elle encore pertinente ? Quelles seraient les conditions permettant à des partis d’opérer des transformations sociales allant dans le sens des intérêts des classes subalternes ?
Les transformations de l’économie politique
Le facteur déterminant de l’espace politique, c’est le rapport de force entre les classes sociales. Ce rapport de force repose sur deux éléments essentiels : l’état de l’économie capitaliste d’un côté, la force et l’organisation des mouvements sociaux de l’autre.
Le cours du capitalisme est scandé par des périodes de prospérité et de crise prolongée. Durant la période des « trente glorieuses », entre 1945 et 1975, le capitalisme a été marqué par une longue phase expansive. L’économie mondiale allait connaître ensuite une période à tonalité récessive où les politiques néolibérales se traduiraient par une radicalisation des processus d’exploitation et la déconstruction de l’État social. Durant les périodes expansives, le capital dispose d’assez de marges de manœuvre pour faire des concessions importantes aux classes subalternes, si celles-ci se mobilisent. C’est durant la dernière période d’expansion générale qu’on a vu se développer des mouvements de grèves victorieux en termes de redistribution (relative) des richesses, de croissance des salaires réels et de renforcement des droits syndicaux et sociaux à l’origine du réformisme social-démocrate.
Depuis le début de la période néolibérale (à partir des années 1980), marquée par la contraction de l’économie et l’exacerbation de la concurrence, le capital a moins de marge de manœuvre pour faire des concessions. Il est passé à l’offensive pour faire reculer la classe ouvrière et ses organisations et est parvenu à imposer une redistribution des richesses en faveur du 1 %. Il a ainsi modifié ses stratégies d’accumulation en favorisant la précarisation du travail et des liens d’emploi et en ayant recours au chômage afin de consolider son rapport de force. Il a de plus délocalisé et mondialisé son appareil de production, plaçant les travailleuses et les travailleurs du monde entier en concurrence les uns avec les autres.
Cette offensive de la classe dominante a contribué à affaiblir le mouvement syndical et les mouvements sociaux alors que les grandes mobilisations populaires et ouvrières avaient été un facteur décisif dans la consolidation de l’univers politique de la gauche[2], laquelle devra dorénavant faire face à un grand désarroi.
Effondrement de la social-démocratie
Les directions réformistes des organisations syndicales et des partis sociaux-démocrates ont été formées dans un contexte de prospérité capitaliste où il était possible de défendre les travailleuses et les travailleurs dans les limites exigées par la profitabilité capitaliste. La social-démocratie a prospéré pendant un temps sur les acquis de la période antérieure, mais elle a dû se plier aux nouvelles conditions de profitabilité induites dans une période de crise du capitalisme. L’ensemble de la social-démocratie européenne a été conduit à appuyer la restructuration des capitalismes nationaux. Les exemples les plus connus sont le Parti travailliste en Angleterre (notamment à l’époque où il était dirigé par Tony Blair), le Parti socialiste en France, le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et le Parti social-démocrate allemand (SPD).
Après 2008, la social-démocratie a évolué vers une politique clairement austéritaire dont elle payera le prix[3]. Les travaillistes néerlandais, qui avaient recueilli 25 % des voix en 2012, ne sont donnés qu’à 10 % dans les sondages. En Irlande, les travaillistes, alliés aux conservateurs du Fine Gael depuis 2011 et promoteurs de la politique d’ajustement, sont donnés à 7 % des intentions de vote (contre 19,7 % en 2011). En Finlande, le Parti social-démocrate culmine à 16 % dans les sondages (ce parti réalisait 24,5 % des voix en 2003). En Grèce, le PASOK ne se maintient au parlement que de justesse avec 4,5 % des voix (en 2009, il avait obtenu 44 % des voix). En Espagne, le PSOE résiste mieux, mais son niveau moyen dans les sondages, autour de 20 %, est très faible sur le plan historique. Entre 1979 et 2008, il n’était jamais passé sous les 30 % des voix. L’exemple le plus actuel est sans doute la France où le Parti socialiste de François Hollande a repris à son compte les politiques d’austérité et s’est attaqué aux droits essentiels des travailleuses et des travailleurs avec la loi El Khomri (loi travail).
Le débat sur les alternatives
Le glissement de la social-démocratie vers la droite et l’aspiration des directions syndicales à maintenir la concertation avec un patronat qui veut en découdre avec les syndicats soulèvent donc la question des conditions d’un véritable ancrage à gauche d’un parti politique. La finalité d’un parti des classes subalternes est de permettre aux dominé-e-s de se constituer en sujet politique, c’est d’inscrire l’action collective sur un horizon durable à travers la pérennisation d’une organisation capable de transcender le caractère ponctuel et sectoriel des mouvements sociaux. Par sa volonté de fédérer des expériences de divers mouvements sociaux, par sa capacité de tirer des bilans et de tracer des perspectives, un tel parti cherche à forger une vision d’ensemble qui donne une cohérence aux diverses propositions et au combat pour un projet social qui soit véritablement émancipateur. Ce parti doit pouvoir favoriser le partage des expériences de luttes tout en développant un point de vue global permettant d’estimer les rapports de force réels. Un parti politique de gauche doit servir à la discussion libre et à l’échange de points de vue structurés qui expriment en dernière analyse des intérêts de classes.
Confronter le pouvoir
La déconstruction du pouvoir économique de la classe dominante implique la remise en question de la propriété privée du capital financier, industriel, commercial. Or un parti de gauche ne doit pas viser à remplacer les partis bourgeois dans l’administration de l’économie capitaliste en faisant le jeu d’une petite élite de « décideurs ». Un tel parti doit, à titre de véhicule des aspirations populaires, chercher à former un gouvernement de rupture, ce qui exige la mobilisation des classes dominées déterminées à remettre en question la légalité imposée de l’ordre bourgeois. La démocratie économique est l’axe par lequel passe la transformation sociale. Par ailleurs, les institutions sociales et culturelles (hôpitaux, écoles, médias) sont entre les mains de la classe dominante (trusts pharmaceutiques, ordres professionnels, magnats de la presse, écoles privées sélectives, grandes entreprises) si bien qu’elles contribuent du coup à consolider ses assises. Le pouvoir idéologique et culturel de la classe dominante doit donc être remis en question par un parti en mesure d’ancrer au sein des différentes institutions un mouvement de résistance propre à les transformer, voire à les abolir.
Investir le champ électoral en évitant l’électoralisme
Les taux d’abstention aux élections traduisent la méfiance et le désintérêt des citoyens et des citoyennes. Les élections n’ont toutefois pas fait leur temps. Plus de la moitié de la population (parfois davantage) participe au jeu électoral en votant. Il faut se souvenir que le suffrage universel a été arraché de hautes luttes par les syndicats, le mouvement des femmes et des minorités. Comme on le sait, les classes ouvrière et populaire tendent à accorder leur appui aux partis bourgeois, ce qui justifie la volonté d’élargissement de l’espace électoral et de l’approfondissement des débats qui s’y déroulent. La lutte pour l’autonomie politique doit en effet se mener sur tous les terrains, y compris sur la scène électorale. Un parti de gauche doit cependant éviter un certain nombre de pièges :
- sélectionner par exemple des candidats et des candidates en se basant d’abord sur leur notoriété, ce qui fait qu’on risque de se retrouver avec des candidatures choisies essentiellement parmi les personnes disposant d’un capital culturel et social (avocats, médecins, journalistes, professeurs, etc.), marginalisant ainsi les travailleurs et les travailleuses. C’est ce type de choix qui explique qu’il n’y a pratiquement pas d’ouvriers, d’ouvrières ou d’employé-e-s salariés à l’Assemblée nationale.
- accepter de reculer sur la représentation des femmes dans la députation qui doit être égalitaire avec celle des hommes;
- chercher à ajuster son programme vers le centre en espérant aller chercher un plus grand nombre de voix;
- accorder la priorité à la lutte électorale en marginalisant l’implication du parti dans les luttes concrètes des différents mouvements sociaux;
- éviter les prises de position controversées et s’enfermer dans le conformisme politique;
- perpétuer le mythe qu’être élu-e signifierait prendre le pouvoir et qu’il existerait un raccourci pour éviter la tache longue, ardue et redoutable de reconstruire les mouvements de lutte contre l’offensive du capital.
Confronter le système
Il faut voir les élections comme des occasions de faire connaître un projet de société notamment en insistant sur l’indépendance et l’auto-organisation des mouvements sociaux et des contre-pouvoirs populaires. Les institutions électorales et parlementaires ne suffisent pas. Pour respecter les revendications populaires, il faut aussi affronter les représentants et les représentantes de l’oligarchie régnante et critiquer les institutions construites sur mesure pour défendre leurs intérêts. Plusieurs propositions peuvent concrétiser cette volonté de repousser les limites de la démocratie représentative. Il faut ainsi :
- reconnaître toutes les voix en instaurant un mode de scrutin proportionnel et en finir avec le scrutin uninominal;
- marginaliser le pouvoir de l’argent en instituant un mode de financement des partis ne permettant pas aux plus riches d’imposer leurs choix et en plafonnant les dépenses électorales;
- limiter l’impact du contrôle des médias sur l’échéance électorale en uniformisant le temps d’accès aux médias sans égard à l’argent dont dispose un parti ou un candidat ou une candidate;
- introduire la parité entre hommes et femmes dans les candidatures;
- lutter contre la marginalisation de secteurs de la population en exigeant que les candidatures des partis comprennent des personnes issues des minorités culturelles ou des catégories sociales populaires.
Mais il ne faut pas seulement modifier le cadre électoral. Il est également nécessaire de changer les rapports entre les élu-e-s et leurs représentants et représentantes et en finir avec la réduction de l’action politique au seul vote tous les quatre ans. Ce qui implique que les élu-e-s soient imputables devant leurs constituants et leurs partis. Pour être conséquent avec ces principes, il faut :
- instaurer des mécanismes de contrôle des élu-e-s par leur électorat en favorisant la tenue d’assemblées régulières des député-e-s avec les personnes qu’ils représentent;
- intégrer un mécanisme de rappel des élu-e-s par l’électorat;
- interdire le passage des responsables politiques vers des postes dans le secteur privé, source de collusion et de corruption;
- réduire la rémunération des député-e-s et des hauts fonctionnaires au niveau du salaire médian pour empêcher que leurs conditions d’existence soient identiques à celles des élites, base matérielle d’une possible connivence;
- limiter la durée des mandats (pas plus de deux) pour empêcher la consolidation d’une oligarchie politique et éviter la professionnalisation de la vie politique;
- généraliser le principe d’éligibilité à tous les niveaux des institutions d’État. Pourquoi ne réclame-t-on pas l’élection des juges et des attaché-e-s ministériels ?
Ces luttes pour l’extension des libertés démocratiques conduisent à la remise en question des institutions de l’État de la classe dominante et font voir la nécessité de l’instauration d’un pouvoir populaire.
Travailler avec les mouvements populaires
Pour se construire, un parti de l’émancipation doit participer aux luttes concrètes contre la régression sociale et environnementale. Ce parti ne peut se contenter de proclamer sa solidarité. Il doit intervenir dans les débats sur les orientations et les stratégies sans toutefois s’imposer hiérarchiquement en respectant les règles des mouvements. Comme parti, il doit chercher à favoriser l’indépendance des mouvements sociaux face aux partis de la classe dominante qui tentent d’influer sur leur orientation.
Repenser les modes de fonctionnement
La croissance d’une organisation politique exige une division des tâches et la mise sur pied d’un appareil pour les réaliser. Cela nécessite l’engagement d’un personnel permanent et l’instauration d’une certaine spécialisation. Cela est incontournable. Si cette professionnalisation est inévitable, il faut veiller à ce que cet appareil ne s’autonomise pas par rapport à la base du parti. Il faut éviter la construction de pouvoirs qui voient dans le développement de l’audience du parti la source essentielle du renforcement du pouvoir de cet appareil. L’« expertocratie » peut facilement s’installer et remplacer la mobilisation des militants et des militantes, surtout si cette dernière marque le pas. Comment faire ?
- La démocratie interne doit être la plus large possible. Les congrès des membres doivent se tenir régulièrement. Les délégations à ces congrès doivent être élues. Leur composition doit refléter le poids des différentes opinions politiques qui se seront exprimées dans les instances de base, se faire au prorata du nombre de membres des diverses instances et assurer une égalité hommes femmes au niveau de leur représentation.
- L’information interne doit être fluide et permettre l’établissement de liens horizontaux entre les différentes régions tant en ce qui regarde les pratiques que les prises de position. Les divers courants et sensibilités politiques doivent avoir le droit de se regrouper aux niveaux national, régional et local et avoir le soutien du parti pour faire connaître leur position à l’ensemble de celui-ci. La démocratie la plus large et des mécanismes permettant un fonctionnement horizontal peuvent empêcher la monopolisation de la prise de parole par la direction du parti. Cela devrait permettre d’éviter que les initiatives politiques et organisationnelles soient sous le contrôle d’un centre qui a la main haute sur le pouvoir du parti.
- Il faut accorder toute leur place aux membres des classes subalternes (travailleurs et travailleuses, femmes, membres de minorités racisées) dans les postes de responsabilités du parti, dans les candidatures aux élections, dans le choix de porte-parole des militants et des militantes.
S’ils peuvent freiner des dérives bureaucratiques, ces choix organisationnels ne sont pas une panacée. Ils rappellent néanmoins que la résistance à la bureaucratisation est une préoccupation constante.
Le parti de l’émancipation ne peut se construire et se renforcer que dans la mesure où il sera un instrument de la construction d’un pouvoir populaire apte à confronter les pouvoirs de la classe dominante dans toutes les sphères de la société et dans toutes leurs dimensions. Cela ne sera possible que si ce parti politique sait s’inscrire au cœur des luttes économiques, environnementales et féministes en faisant des classes populaires les acteurs de cette lutte.
Bernard Rioux[1] Militant communautaire et rédacteur à Presse -toi à gauche. ↑
- Militant communautaire et rédacteur à Presse -toi à gauche. ↑
- Robert Brenner, « Le paradoxe de la social-démocratie : l’exemple des États-Unis », Périodes, octobre 2016. ↑
-
Romaric Godin, « Le “populisme” de Syriza est-il la source des maux de la Grèce ? », La Tribune (Paris), 2 avril 2015.
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