Colonisation et immigration

Saïd Bouamama, magazine AVP – Les autres voix de la planète, « Dettes & migrations : Divisions internationales au service du capital »  mai 2021

Régulièrement les médias dominants proposent des « explications » des origines et causes des immigrations contemporaines, focalisées sur le « conjoncturel » [telle guerre, tel « coup d’État », telle catastrophe naturelle, etc.]. Les facteurs systémiques et structurels sont généralement évacués avec, en conséquence, l’invisibilisation des responsabilités des grands pays industriels dominant le monde. Ceux-ci n’auraient rien à voir avec l’existence de l’expatriation forcée de millions d’êtres humains. Ils seraient même confrontés à un « problème » de l’immigration [une « crise migratoire », une « ruée », une « misère du monde » déferlant sur eux, etc.] les mettant en difficulté. De telles explications occultent les causes historiques des immigrations contemporaines et en particulier l’ampleur des destructions de la période coloniale. Elles invisibilisent tout autant le maintien sous de nouvelles formes [néocolonialisme] des dépendances économiques et politiques après les indépendances. Elles font enfin écran à la compréhension des fonctions économiques systémiques des immigrations contemporaines.

 L’immigration fille de la colonisation

La colonisation se concrétise d’abord par l’imposition des rapports capitalistes à des pays et peuples fonctionnant auparavant selon d’autres logiques. Elle vise à installer une économie extravertie dans laquelle les « périphéries » fonctionnent économiquement au service des « centres »

La colonisation n’a pas été simplement l’occupation militaire de pays et de nations. Cette occupation fut un moyen au service d’un but. Limiter la colonisation à la dimension « moyen » empêche de comprendre les conséquences du but qui perdurent et se reproduisent jusqu’à aujourd’hui. Le but de la colonisation occidentale est la destruction totale des logiques économiques [et en conséquence également politiques, culturelles, etc.] dominantes auparavant dans ces pays pour imposer une logique économique correspondant aux intérêts de l’économie du pays colonisateur et de sa classe dominante. La colonisation se concrétise d’abord par l’imposition des rapports capitalistes à des pays et peuples fonctionnant auparavant selon d’autres logiques [propriété collective de la terre, culture communautaire, économie familiale, etc.]. Cette imposition nécessite l’usage de la violence militaire, juridique, symbolique, etc., pour installer une économie extravertie dans laquelle les « périphéries » fonctionnent économiquement au service des « centres » dominants, pour reprendre le vocabulaire de Samir Amin [1].

Le monde a donc été unifié par le capitalisme mais non homogénéisé. Unifié parce que la colonisation, dès sa première phase sur le continent américain, peut se définir comme l’exportation des rapports capitalistes de production. Non homogénéisé parce que l’exportation de ces rapports s’est déroulée sous la forme d’une mise en dépendance systémique des économies des périphéries occupées à l’égard des centres dominants. Un tel processus n’est possible que par la destruction des économies précapitalistes qui étaient essentiellement agraires. La privatisation de la terre d’une part et la spécialisation des économies périphériques vers des productions agricoles et minières d’exportation d’autre part, suscitent inévitablement la destruction de l’agriculture traditionnelle. Celle-ci se traduit entre autres par la sécrétion d’une surpopulation permanente ne trouvant plus à s’employer dans les économies périphériques traditionnelles, ni dans les secteurs « modernes » coloniaux fortement industrialisés et donc nécessitant moins de forces de travail. Ces forces de travail « libérées » deviennent disponibles pour l’émigration, à l’interne de la périphérie comme à l’externe. La question migratoire fut historiquement d’abord et essentiellement une question paysanne. La question migratoire fut historiquement le résultat logique de la colonisation. « Les rapports de l’Afrique et de l’Europe, depuis les débuts, peuvent se résumer en un mot : la dépendance [2] » résume l’historienne Catherine Coquery-Vidrovitch.

Les immigrations en provenance de pays qui n’ont pas été colonisés relèvent de la même logique de mise en dépendance de certaines économies dominées à l’égard d’autres économies dominantes. C’est la raison pour laquelle Abdelmalek Sayad évoque, dans la citation en exergue au tout début de ce texte, les colonisations directes et indirectes. À bien des égards le Portugal, l’Italie, la Pologne, etc., ont par le passé connu des processus de mise en dépendance comparables à ceux que la colonisation imposera par la violence de manière plus étendue, plus profonde, plus structurelle et donc plus durable. C’est pourquoi on peut constater des invariances entre les immigrations du passé issues de pays n’ayant pas été directement colonisés et les immigrations postcoloniales. Mais comme l’ampleur de la dépendance imposée [et donc les destructions produites] est d’une échelle différente, nous pouvons constater également des mutations. Dans tous les cas l’immigration est fille de la colonisation mais avec des ampleurs différentes selon que celle-ci est de nature directe ou indirecte. Le maintien de la dépendance au-delà de la décolonisation marque un nouvel âge du système de domination.

 L’immigration conséquence de la dépendance

Les « indépendances » ne réalisent ni immédiatement, ni automatiquement la sortie de la dépendance. Elles peuvent également signifier le passage de la « colonisation directe » à la « colonisation indirecte » c’est-à-dire au néocolonialisme. C’est ce que souligne le leader indépendantiste et panafricaniste, Kwame Nkrumah, en proposant la définition suivante du néo-colonialisme : « L’essence du néo-colonialisme, c’est que l’État qui y est assujetti est théoriquement indépendant, possède tous les insignes de la souveraineté sur le plan international. Mais en réalité, son économie, et par conséquent sa politique sont manipulées de l’extérieur [3]. » La décolonisation n’est donc pas synonyme d’indépendance. Elle peut être le signe d’une dépendance maintenue sous de nouvelles formes.

La décolonisation n’est pas synonyme d’indépendance. Elle peut être le signe d’une dépendance maintenue sous de nouvelles formes

Les indépendances n’ont donc pas signifié la sortie de la bipolarisation impérialiste mais une mutation des outils et méthodes permettant d’imposer celle-ci. À la violence explicite et visible de la colonisation s’est substituée la violence implicite et invisible du néocolonialisme. Bien entendu lorsque les nouvelles méthodes n’ont pas suffi, le recours et le retour à la violence brute n’ont pas manqué, comme l’illustre la fréquence des interventions militaires directes ou indirectes des anciennes puissances coloniales dans les périphéries dominées. Toute l’histoire des périphéries dominées depuis les indépendances est celle de la succession et/ou du cumul des méthodes et outils d’imposition de la bipolarisation. De la structure du marché mondial imposant un marché inégal jusqu’aux Accords de partenariats économiques de l’Union européenne aujourd’hui, en passant par la « zone franc » et par le franc CFA, par les Plans d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale, par les règles de l’Organisation mondiale du commerce, etc., cette histoire est celle de la reproduction systémique d’une division inégale du travail entre centres et périphéries. Avec la reproduction de la bipolarisation se reproduit logiquement la surpopulation et en conséquence l’émigration.

Cette invariance de la bipolarisation ne signifie pas l’absence de mutations. L’analogie avec la colonisation ne signifie pas identité totale. Au titre des mutations il convient, selon nous, d’en souligner deux, en raison de leur importance sur la sociologie des émigré·es potentiel·les. La première est l’ampleur de l’urbanisation qui est le signe à la fois d’un exode rural massif et impossible. Massif, l’exode rural l’est en raison de la longue durée de destruction de l’agriculture des pays périphériques du fait de la spécialisation de leurs économies en fonction des besoins des pays du centre dominant. Impossible, il l’est en raison de l’impossibilité pour ces ruraux déracinés de trouver à s’employer dans les emplois urbains en raison de la même spécialisation qui les a contraints à quitter leurs villages. S’entassant dans des bidonvilles, cette nouvelle population urbaine produit à son tour une surpopulation disponible pour émigrer. Ce ne sont plus seulement des ruraux déracinés qui émigrent vers l’Europe mais aussi des ruraux transitant par la ville d’une part et des urbains descendants de ruraux ayant migré lors des décennies précédentes. « Le phénomène le plus frappant est la transition urbaine croissante des immigrés : ceux-ci ne passent pas directement de l’agriculture à l’industrie des pays d’arrivée, mais transitent par les zones urbaines du pays de départ. L’émigration est donc le résultat, le prolongement d’un exode rural impossible [4] » résume l’économiste Christian Mercier.

La seconde mutation concerne les classes sociales d’appartenance des émigré·es. Jadis composée essentiellement de ruraux déracinés, de néo-urbains paupérisés puis de leurs descendant·es, l’émigration touche désormais les « couches moyennes » des périphéries dominées. De nouveau c’est la bipolarisation qui est à l’origine de la mutation. Un des mécanisme-clé contemporain de la reproduction de celle-ci fut en effet l’imposition des plans d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale. Les conditions d’accès aux prêts internationaux ne se sont pas cantonnées à leur rentabilité mais ont porté également sur des conditionnalités de nature politique. En particulier l’exigence d’un « retrait de l’État », conformément au dogme libéral sous la forme d’une conditionnalité de privatisations et d’une autre de baisse des budgets sociaux, a signifié une véritable destruction des services de santé, d’éducation, d’infrastructures de base (routes, électricité, etc.). Or ces secteurs étaient justement ceux qui employaient lesdites « couches moyennes ». Cette main-d’œuvre qualifiée, dont le coût de formation est à la charge des pays de la périphérie dominée, est destinée à s’insérer à bas coût dans des services publics des pays du centre caractérisés par des baisses de budget massives. Elle devient en quelque sorte un prolétariat qualifié pour les économies du centre.

Ces mutations de l’immigration font système avec les nouveaux besoins des économies dominantes engagées dans une nouvelle phase de mondialisation. Cette phase se caractérise par une délocalisation massive des entreprises qui, auparavant, rendaient nécessaire de maintenir les forces de travail sur place. Il en découle la logique de l’Europe Forteresse et les discours sur la « ruée migratoire » à contenir. Cette mondialisation déclasse les « couches moyennes » des pays dépendants. Il en découle le discours sur « l’immigration choisie » c’est-à-dire sur le « pillage des cerveaux ». Et pour les emplois non délocalisables, la mondialisation importe une main-d’œuvre sur-exploitable en la maintenant dans un statut de non-droit. Il en découle le durcissement des conditions de régularisation et le discours sur les « clandestins ». Nous sommes bien en présence d’un système de dépendance prenant le relais de la colonisation d’avant-hier et du néocolonialisme d’hier.

 

Notes

[1] Samir Amin, Le développement inégal. Essai sur les formations sociales du capitalisme périphériques, Minuit, Paris, 1973, 365 p.

[2] Catherine Coquery-Vidrovitch, « La mise en dépendance de l’Afrique noire : essai de périodisation, 1800–1970 », Cahiers d’Etudes Africaines, n° 61-62, 1976, p. 7.

[3] Kwame Nkrumah, Le néocolonialisme. Dernier stade de l’impérialisme, Présence Africaine, Paris, (1965) 1973, p. 9.

[4] Christian Mercier, Les déracinés du capital. Immigration et accumulation, PUL, Lyon, 1978, p. 175.

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