Patrica Alexander *
Malgré les mouvements antiracistes et décoloniaux, aucun groupe de la gauche dans leur analyse ne semble mettre le doigt sur la pierre angulaire de l’histoire et des fondements du Québec : la base structurelle
La gauche – muette sur le colonialisme de peuplement
Peu a été écrit par la gauche québécoise, par les tendances socio-démocrates, socialistes ou marxistes, sur les bases de l’économie québécoise et de la société qui s’y posent : je nomme ces bases, pour fins de débat, le colonialisme de peuplement et le capitalisme racial. Aucune tendance, dans leur analyse du pays ou de la conjoncture, ne semble mettre le doigt sur la pierre angulaire, ou proprement dit la base structurelle, de l’histoire et des fondements du Québec.
Pour mettre de l’avant une alternative et une critique tranchantes, la gauche doit être capable de présenter à la population une analyse qui réponde à sa réalité, et aux crises qu’elle vit en ce moment. Il faut démontrer que nous comprenons d’où vient l’État québécois, sur quelles bases et quels peuples il s’est construit. Et il faut articuler quelles populations constituent le peuple québécois, et quels peuples forment la colonne vertébrale de nos alliances potentielles, de la lutte anticapitaliste, lutte qui doit intégrer lutte décoloniale et antiraciste, pour la planète, contre les changements climatiques.
L’histoire et l’État au Québec
Le colonialisme de peuplement
« Le colonialisme de peuplement est un mode de domination spécifique, dans lequel une communauté de colons exogènes se déplace de façon permanente vers un nouveau lieu, élimine ou déplace les populations et souverainetés autochtones, et se constitue en organe politique autonome. » [i]
Historiquement, depuis les premiers contacts des Européens avec les peuples autochtones du « nouveau monde », le colonialisme de peuplement se déclare différent de tout autre colonialisme, parce que les colons viennent pour rester. Non seulement ils arrachent les ressources, mais ils mettent les peuples autochtones de force au travail ou à la servitude; ils font venir divers groupes des pays impérialistes pour travailler et occuper les terres autochtones qui sont progressivement dépossédées.
« Au Canada, le capitalisme a besoin du colonialisme de peuplement pour fonctionner. Cela a souvent été ignoré dans les critiques marxistes ou socialistes traditionnelles du capital. » [ii]
Le Québec, comme le Canada, est un État de colonialisme de peuplement (en anglais le « settler–colonialism»). Ses débuts remontent aussi loin que les contacts européens avec les Amériques des 15e et 16e siècles. Sous cette forme de colonialisme, le pays impérialiste envahit et établit une «colonie» – non simplement pour extraire la richesse de ses ressources et de ses produits. La métropole impérialiste utilise la force militaire pour occuper des terres et pour déplacer et remplacer la population autochtone afin de créer son propre peuple «nouveau». Elle renomme et contrôle le territoire, pour accumuler des richesses et tirer un avantage économique de ses concurrents. Dans les Amériques, les États coloniaux de peuplement ont été établis au cours d’une longue période de rivalité entre les puissances européennes pour l’ascendant militaire et matériel.
Au Québec, la rivalité pour la domination coloniale entre la France et la Grande-Bretagne a marqué un tournant désastreux dans l’histoire de la population autochtone et a façonné la vie des peuples qui ont été transférés dans la nouvelle colonie pour l’occuper.
Le point clé pour une analyse économique et politique est que l’État et l’économie du Québec sont construits sur la base de l’expropriation des terres et des ressources des peuples autochtones, et également sur le patriarcat et le génocide : destruction de leurs modes de vie, des normes de genre et du tissu social de leurs communautés. Ce n’est pas seulement un génocide historique, qui n’a eu lieu que dans le passé – il continue depuis. À travers les décennies et les siècles de sa création, cet État s’est aussi bâti sur l’importation de peuples racisés, dont l’immigration est soit forcée, soit volontaire. Le capitalisme racial du Québec se maintient par une économie qui profite du racisme systémique. Ce racisme, dans toutes ses déclinaisons, pèse sur les vies des peuples autochtones et des groupes racialisés et marginalisés de la société.
On peut préciser que le Québec de nos jours doit se décrire comme : (1) État colonialiste, du capitalisme racial et extractiviste; (2) avec sa propre bourgeoisie nationale et multinationale ainsi que ses élites politiques; et avec (3) l’héritage d’un conflit politique avec la bourgeoisie canadienne. Cela signifie que l’État dirigé par cette bourgeoisie québécoise détient trois agendas, qui affectent tous les trois notre rôle et nos possibilités dans un parti politique comme Québec solidaire (QS).
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En tant qu’État colonial (settler-colonial state), le Québec est fondé sur l’expropriation par des puissances coloniales françaises et britanniques de terres et de ressources qui n’ont jamais été cédées par les peuples autochtones. Les bénéfices de la classe dominante sont basés sur : l’hydroélectricité, les combustibles fossiles, l’exploitation minière et les minéraux, l’agro-industrie, la foresterie, la pêche, toutes les industries financières et commerciales qui découlent de ces ressources. Sur cette richesse, la bourgeoise québécoise a bâti des compagnies multinationales, historiquement et jusqu’à nos jours (Hydro-Québec, Cascades, Desjardins, Caisse de Dépôt, les Banques Laurentienne, Nationale et autres; SNC-Lavalin, Québecor, Alcan/Alcoa, Glencore (nickel et cuivre), Bombardier; Métro, Provigo/Couche-Tard, Olymel; Dollarama, entre autres).
Ces compagnies et la classe dirigeante exploitaient déjà à bon marché le travail des Autochtones, aujourd’hui, le fait dans les régions, et avec le temps, de plus en plus par le travail des immigrant.e.s et populations racisées, dans le travail industriel, agricole, digital, de service, partout au Québec. Certains domaines de travail offrent de bons salaires, souvent des emplois qui sont syndiqués. Pour d’autres personnes, moins favorisées, le statut précaire des couches inférieures les maintient dans des conditions de vie périlleuses et dégradantes.
La valorisation privée des ressources naturelles est la pierre d’assise de l’installation européenne dans le nord de l’Amérique, et le droit canadien héritier du droit de conquête britannique fonde la légalité de cette entreprise.[iii]
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Le gouvernement du Québec exerce l’autorité de l’État dans l’intérêt d’une classe bourgeoise qui continue d’exister sur la base de la dépossession persistante des terres et des ressources autochtones. La classe dirigeante exploite des peuples du Sud ainsi que ceux du pays. Les élites québécoises profitent en outre de la main-d’œuvre à bon marché de personnes obligées d’immigrer ou de se réfugier, qui forment une sous-strate de travailleuses et travailleurs racialisé.e.s souvent sans papiers et mal protégé.e.s.
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Alors que certains membres de la bourgeoisie québécoise ont trouvé avantageux de vivre en harmonie avec les élites économiques et politiques du Canada, d’autres éléments continuent de mener un conflit avec la bourgeoisie canadienne. Ce conflit sert à utiliser l’État québécois pour des subventions aux compagnies et pour se protéger de la concurrence externe. Ce « nationalisme » conservateur n’a rien à voir avec l’oppression nationale du peuple québécois par l’État et la bourgeoisie canadiens. Il n’y a non plus à voir avec la juste lutte du peuple québécois pour son indépendance.