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Colombie : dans le département d’Arauca, plus de 50 ans de luttes de défense du territoire

Nathan Brullemans et Bernadette Perron, Projet Accompagnement Solidarité Colombie (PASC), 31 août 2021

Les dernières lignes de ce texte ont été rédigées alors que trois personnes furent assassinées à Saravena le 24 août 2021, officialisant le 67e massacre en Colombie de cette même année. Ce texte est dédié à ces victimes.

 

Une région à la géopolitique complexe

Ville de Saravena, département d’Arauca, 22 juillet 2021. On nous presse d’attendre dans une salle d’un bâtiment communautaire, sans explications supplémentaires. Rien de plus coutumier dans cette région du pays, où l’expérience quotidienne de ce territoire dit « zone rouge » du conflit armé apprend à ne pas tout divulguer aux premiers visiteurs venus. Siège historique de l’Armée de libération nationale (ELN), Arauca constitue malgré lui un espace géostratégique de première importance. Frontalier avec le Venezuela qu’un mince fleuve sépare de part et d’autre, la tension à la frontière est vive dans un contexte où la politique étrangère du gouvernement colombien se présente comme la plaque tournante des intérêts étatsuniens en Amérique latine. Satellite géopolitique de Washington, la Colombie fait partie des quelque 12 signataires du Groupe de Lima, association visant à renverser le gouvernement vénézuélien. Le voisin à l’étiquette socialiste est devenu cet ennemi par procuration dans ces jeux d’alliance aux arrière-goûts de Guerre froide. Qui plus est, ce département est aussi connu pour ses importantes richesses naturelles, dont le pétrole – situation qui ne manque pas d’éveiller l’avarice des autres acteurs « classiques » du conflit armé, FARC-EP et paramilitaires se jetant dans la mêlée pour toucher leur part du gâteau. Au milieu de ce beau gâchis, c’est la population civile qui est prise en otage.

Après quelque temps d’attente, une jeune femme se présente à nous, sa chevelure séparée en son centre par deux couettes soigneusement tressées. Cette dernière nous tend la main avec un grand sourire. C’est ainsi que nous avons fait la connaissance de Sonia, une dirigeante sociale très respectée de la région. S’en suivent quelques formalités, avant qu’elle s’avance dans un exposé savant de l’histoire du département d’Arauca. « Notre département, s’empresse-t-elle aussitôt, est le fruit d’un processus de colonisation des terres qui s’est déroulé dans toute la Colombie à la fin des années 1960. Cherchant à fuir la terreur provoquée par la période de La Violencia, de nombreux paysans se sont réfugiés ici, afin de cultiver la terre. » Arauca ne sera pas exactement un Éden pour ces gens qui, sans terres et miséreux, se heurteront à la violence paramilitaire et aux caprices de la grande propriété foncière. Cela, c’était sans compter les difficultés matérielles quotidiennes liées au délaissement de l’État qui ne fournissait aucun service strictement essentiel… ne serait-ce que de l’eau potable. Cette masse désoeuvrée entamera ainsi un long processus d’organisation qui se matérialisera une première fois dans le fameux Paro cívico de 1972. Ce mouvement social historique entraînera près de 162 000 travailleurs et travailleuses en grève à l’échelle nationale, débutant un bras de fer avec le gouvernement qui forcera la signature d’une série d’accords concernant les services publics fondamentaux. Sans surprise, ces accords ne seront jamais respectés, conclut Sonia. Face à cette situation, un second Paro s’organisera dix ans plus tard pour remettre le gouvernement devant ses responsabilités. C’est à ce moment que le Syndicat uni de Saravena a vu le jour dans la ville éponyme en tant qu’outil de consolidation de l’organisation sociale.

Tout processus de lutte amène forcément sa réaction. Ces mêmes années coïncident effectivement avec une augmentation significative de la répression du mouvement social. Ce cadre « sécuritaire » favorise la convoitise de la Occidental Petroleum Corporation qui a vent d’un précieux gisement dans le département et, avant de s’y installer définitivement en 1983, veut s’assurer de ne pas être empêtrée par quelques foules exagérément contestataires. La présence de l’entreprise produit un boom pétrolier sans précédent dans l’histoire de la région. Arauca, ce département autrefois négligé et méconnu, aurait enfin son nom sur la carte. Des gens de tous les coins du pays s’y déplaceront, espérant trouver un emploi. Toutefois, cette industrie qui concentre essentiellement du capital sous une forme technique n’absorbe qu’une petite partie de cette masse qui, pour la plupart, demeurera sans travail.

En 1986, dommages environnementaux et chômage de masse obligent, le mécontentement face à la pétrolière est généralisé. Cela mène à l’organisation d’une grande marche vers le pipeline de Caño Limón, dans la municipalité d’Arauquita, qui constituera une première tentative d’expulser la pétrolière. Sonia commente : « il s’agit d’un changement du caractère de la lutte. On est passé d’une dynamique de lutte revendicative à celle d’une lutte politique de permanence du territoire ». En s’expliquant, elle précise que ce saut signifie une plongée du mouvement social dans l’autonomie politique. Alors que la lutte revendicative chercherait la reconnaissance de l’État et l’interpellerait pour qu’il remplisse conséquemment son rôle, la lutte politique autonome tente de construire directement des alternatives de vie, immédiatement administrées par le mouvement populaire (ce que dans le jargon colombien on appelle le « poder popular », soit le pouvoir populaire). Dans ce second paradigme, si l’État est évidemment invité à remplir ses fonctions sociales et à démilitariser le territoire, il n’est plus pris comme interlocuteur légitime. « Nous n’attendons rien de l’État », tranche Sonia avec assurance.

Cette analyse du rôle de l’État comme d’un ennemi de classe se confirme sans doute lorsque nous examinons la complicité que l’institution entretient avec le narcotrafic et les groupes paramilitaires d’extrême droite. En Arauca, de nombreux massacres témoignent de cette proximité. En novembre 1998, des soldats de l’armée nationale occupent le quartier de la Cabuya dans la municipalité de Tame aux alentours de 18h. Vers 23h, cette simple opération de « courtoisie » se transforme en véritable massacre, où, joignant un groupe paramilitaire du nom de Masetos, militaires et voyous feront cinq mort.e.s et plus de 34 familles déplacées. Une femme enceinte de sept mois sera violée et décapitée. La douzième journée du mois suivant, prétextant une opération stratégique contre un front des FARC, un hélicoptère de l’armée tirera à l’aveugle dans le quartier de Santo Domingo, faisant 17 mort.e.s, dont 7 enfants. Ces massacres plus spectaculaires ne doivent cependant pas obscurcir ceux du quotidien, plus invisibles. En Arauca, la collusion de la police avec le crime organisé est telle que les histoires d’assassinats à la sortie des postes de police par des Sicarios (tueurs à gages) sont pratiques courantes.

Comme si ce n’était pas suffisant, en toile de fond du conflit social s’ajoutent les querelles liées au contrôle territorial entre les principaux groupes armés de gauche, les FARC-EP et l’ELN. S’étant détachées de leurs bases sociales, les Forces armées révolutionnaires de Colombie se sont progressivement enfoncées dans une logique militariste, privilégiant davantage les conquêtes militaires que l’accroissement de leur ligne de masse. Le contrôle du territoire devient ainsi un enjeu crucial, étant donné qu’il permet l’augmentation de « l’impôt révolutionnaire » et donc, du butin de guerre. À ce titre, pour les FARC, il ne pouvait y avoir qu’une seule guérilla digne de s’ériger en maître du territoire, invitant les combattant.e.s de l’ELN à rejoindre leurs troupes ou à déserter le territoire. La période entre 2005 et 2008 représente le paroxysme du conflit entre ces deux groupes, période durant laquelle plusieurs civils seront déplacés et assassinés. À l’extérieur de la confrontation armée, les guérillas s’en prenaient aussi fréquemment aux mouvements sociaux historiquement associés à l’un ou l’autre de ces groupes. Dans cette bâtisse communautaire, le même endroit où Sonia nous raconte ces années angoissantes, on avait accueilli pendant une année entière plus de 150 personnes qui fuyaient les violences causées par la dispute entre guérilleros. Pour pallier cette problématique, des quartiers ont été érigés à la hâte en périphérie de la ville de Saravena pour loger ces personnes déplacées qui n’avaient pas la possibilité de retourner vivre sur leurs terres, en attendant une accalmie du conflit. Finalement, après une demande formelle de la part de la population civile au cours de l’année 2008, une série d’accords entre les FARC et l’ELN mène à un pacte de non-agression qui prévoit une clause d’immunité aux citoyen.ne.s. C’est ce pacte qui aura permis le retour graduel de plusieurs déplacé.e.s vers leur territoire respectif.

Dans un contexte où la paix n’est pas l’affaire de grands traités gouvernementaux signés dans des palais présidentiels, mais plutôt le fruit des efforts de la population civile, d’autres mesures seront prises pour assurer un semblant de stabilité politique. Une décision de l’ANUC (une association nationale paysanne) changera le cours du conflit armé en Arauca pour le mieux. Le paysan et la paysanne de Colombie sont confronté.e.s à un grave dilemme : soit on laisse pourrir la moitié de ses plantations de yucca qu’on ne pourra vendre au prix déterminé par les traités de libre-échange, soit il leur reste l’option de la coca qui permet de récolter la petite monnaie du narcotrafic. Face à cette problématique, le congrès de l’ANUC de 2008 aura opté pour le choix de l’éradication complète de la feuille de coca dans la région d’Arauca, permettant de saper les bases matérielles du narcotrafic. Se concentrant sur les diverses cultures paysannes traditionnelles – plantain, café, cacao, etc. -, la décision aura pour effet d’expulser indirectement les trafiquants de drogue. Néanmoins, la tâche de convertir une économie illicite en économie strictement agricole est ardue lorsque 70% du territoire est consacré à l’exploitation pétrolière.

Saravena : La riposte de lautogestion

Le lendemain de notre arrivée à Saravena, nous rencontrons quelques camarades impliqués dans le mouvement social. Ceux-ci nous proposent de faire la connaissance des divers projets et associations communautaires de la ville. Apparemment, Saravena en foisonne. L’un d’eux est un projet dont la particularité est d’être « productif », c’est-à-dire qu’il s’attache directement à la sphère de l’économie. Son objet est ainsi d’opérer un appareil de production en vue de fournir des biens et des services à la population locale. Ce dernier en est un de grande envergure : il s’agit d’une entreprise communautaire qui se spécialise dans l’offre de services publics. Nous entrons donc dans les locaux de cette compagnie du nom d’ECAAAS (Empresa Comunitaria de Acueducto, Alcantarillado y Aseo de Saravena), où nous sommes chaleureusement accueillis par son président, M. Bernardo. Visiblement enthousiaste à l’idée de présenter les réussites de ce projet, l’homme nous décrit pendant de longues minutes l’ensemble de sa genèse. Selon ses dires, le gouvernement colombien cherchait depuis belle lurette un prétexte juridique pour justifier l’abandon des territoires ruraux, corroborant ainsi l’opinion de Sonia entendue hier à ce sujet. Pour Bernardo, ce motif fut enfin trouvé dans la loi 142 de 1961, manœuvre légale qui – dans sa déresponsabilisation du rôle de l’État en matière de services publics – n’aurait eu nul autre effet que d’assurer la suprématie du secteur privé, favorisant l’essor des monopoles et l’augmentation drastique des prix (n’en déplaise aux chevronné.e.s de la main invisible du marché). Le secteur privé jugeait alors « trop coûteux » l’idée d’approvisionner les municipalités du département en eau potable, comme si l’accès à l’eau devait se mesurer en ressources comptables et non pas en termes de droits fondamentaux. ECAAAS aurait dès lors surgi comme d’une initiative populaire pour pallier l’absence étatique, car, en ce début des années 1970, la municipalité ne connaissait pas encore de service d’aqueduc. Quelques années plus tard, le plan d’ECAAAS est mis à exécution. L’infrastructure dessert la majeure partie de la zone urbanisée de Saravena et assure même le traitement des eaux usées! L’eau potable qui en sort, examinée par les biochimistes qui y travaillent jour et nuit, dépasse largement la qualité offerte par le secteur privé. Aujourd’hui, plus de 50 000 âmes sont desservies par le projet. Forte de cette première grande victoire, l’entreprise s’embarquera plus tard dans la gestion des déchets et même de l’approvisionnement énergétique. Avant-garde en la matière, la compagnie se charge même du compost, alors que la capitale Bogotá ne s’occupe de recyclage que dans les quartiers les plus huppés. Même constat du côté de l’énergie, étant donné que les différentes multinationales pétrolières considéraient « improbables » l’acheminement du gaz vers les cuisinettes colombiennes, alors que c’est chose faite par l’entreprise communautaire en date du 30 juillet 2021.

Ce qui est d’autant plus remarquable, renchérit Bernardo, c’est que tout cet ouvrage a été guidé par une « structure d’organisation communautaire ». La loi colombienne ne reconnaît en effet que deux types d’institutions (étatiques ou commerciales), ce qui ne laisse que peu d’espace sémantique pour les entreprises à vocation sociale. Faute de meilleurs termes, ECAAAS est dès lors considéré comme une entreprise « privée », mais sans but lucratif ; tous ses profits sont redirigés dans les canaux de la communauté. Cette compagnie qui emploie à l’heure actuelle quelque 115 salarié.e.s est néanmoins directement redevable aux instances organisées du mouvement social. L’autorité maximale de l’entreprise est constituée de 100 délégué.e.s issu.e.s des communautés qui participent au processus de vote lors des assemblées visant à prendre des décisions importantes. S’épongeant le front humide dû à la chaleur accablante, un compagnon du nom d’Eduardo, très impliqué dans le mouvement paysan de la région, se permet le commentaire : « Le projet d’ECAAAS n’est pas celui d’une simple entreprise communautaire inspirée du modèle coopératif. Sa mission est plus profonde. Pour nous, elle s’inscrit dans notre plan de vie pour construire ici et maintenant des alternatives au capitalisme ». L’évidence veut effectivement que le mouvement social d’Arauca possède des affinités intellectuelles avec la pensée autogestionnaire, mais c’est sans doute les conditions matérielles elles-mêmes qui leur imposent ce sens de l’autonomie. L’État colombien a jeté Arauca dans l’anarchie du marché mondial, organisant de fait son sous-développement économique. Si la population n’avait pas pris les choses en main, il n’y aurait sans doute toujours pas d’eau potable à Saravena, et des montagnes d’ordures s’accumuleraient dans les quartiers.

L’entreprise ECAAAS n’a néanmoins pas toujours vogué sur un fleuve tranquille. Sa réussite d’aujourd’hui est le fruit de dizaines d’années à lutter pour sa survie. Outre la passivité de l’État quant à la prestation de services de base dans la région, on a sans cesse tenté de mettre des bâtons dans les roues de l’entreprise, visant son effondrement. Plus particulièrement, M. Bernardo décrit la période de l’élection d’Alvaro Uribe comme le début d’un chapitre sombre de l’histoire d’Arauca, ce qui concernera la compagnie ECAAAS. Les années Uribe représentent une régénération considérable du paramilitarisme, et conséquemment un renouvellement et une multiplication des actes violents. À cette époque, le gouverneur du département ainsi que le maire de Saravena détenaient des liens forts avec les structures paramilitaires de la région – délit pour lequel ils sont d’ailleurs aujourd’hui incarcérés. À ce propos, inutile d’insister sur le fait qu’en Colombie, pour faire de la prison pour paramilitarisme, il faut vraiment forcer la chose. Sinon, étant donné que l’État n’était pas enchanté par ces projets communautaires, s’en est suivi également une série de coupures de leur financement, mais aussi de nombreux épisodes de persécution. Le 12 novembre 2002 est marqué à jamais dans le calendrier du mouvement social : cette journée-là, quelque 2000 personnes ont été acheminées de force vers le Colisée Jacinto Jerez Archila dans la ville d’Arauca, où elles ont été questionnées à propos de leur potentielle relation avec l’ELN. Accusation de masse délirante, au moment où cette organisation ne comptait pas plus de 4000 combattant.e.s sur l’ensemble du territoire national! La moitié de l’organisation en armes était-elle tenue captive par le gouvernement ce 12 novembre? Rien ne saurait être plus éloigné de la réalité, étant donné qu’il est politiquement payant de criminaliser le mouvement social en l’associant fallacieusement à la guérilla. Conséquemment, les personnes identifiées comme « militantes » sont celles ayant été judiciarisées. Parmi ces personnes, M. Bernardo a été condamné pour rébellion et terrorisme, et a reçu l’accusation formelle de faire partie de la faction urbaine de l’ELN. Malgré son innocence, il a passé de nombreux mois en prison, n’abandonnant toutefois pas la cause à laquelle il est dévoué. L’année suivante, alors que le groupe paramilitaire AUC (Autodéfenses unies de Colombie) avait consolidé leur présence dans la région, quatre employés d’ECAAAS ont été assassinés, dont 3 plombiers et un membre de la direction. La mort des camarades d’ECAAAS demeure une épreuve importante pour l’entreprise et ses membres, mais la répression n’a pas mis un frein à leur acharnement.

Voisins d’une pétrolière 

28 juillet, nous accompagnons une avocate spécialisée dans la défense des prisonniers politiques sur le chemin de Cano Limón, terre habitée par la pétrolière SierraCol. L’avocate nous apprend que cette dernière a subi nombre de transformations cosmétiques, changeant quelques titres de propriété et actionnaires au fil des années afin de nier ses engagements envers les communautés. Quittant Saravena, moins de 2 heures nous séparent du point d’arrivée. Longeant le fleuve Arauca, frontière naturelle entre la Colombie et le Venezuela, nous sillonnons des routes endommagées par le transport pétrolier effectué par une armée de véhicules de gros calibre. Au bord de la rive apparaissent des terres essentiellement paysannes, où l’élevage bovin est prédominant. Passé la municipalité d’Arauquita nous attend un point de contrôle militaire qui exige une fouille en règle du véhicule. Rien d’anormal dans une région entièrement militarisée. L’armée colombienne cherche effectivement à réguler le passage d’armes dans cette région où les attentats contre les pétrolières constituent la marque de commerce de l’ELN. Une fois notre passage autorisé et le point de contrôle traversé, l’avocate nous commente que ce dernier est le résultat d’une entente entre la compagnie et l’armée colombienne. C’est la pétrolière elle-même qui débourse des fonds pour s’assurer le contrôle du territoire qu’elle occupe, convertissant l’armée colombienne en un groupe de mercenaires privés au service de l’entreprise. Le point de contrôle permet non seulement une surveillance des flux de mouvements près de ses points d’extraction, mais représente aussi un moyen dissuasif et coercitif destiné aux éternel.le.s récalcitrant.e.s.

Ce sont ces « éternel.le.s récalcitrant.e.s » que nous avons rencontré quelques kilomètres plus loin. Un petit groupe d’hommes nous attend à l’entrée de leur communauté et se met d’accord pour nous faire une visite des lieux, où quelque 200 familles partagent – bien malgré elles – leur quotidien avec un voisinage dérangeant. Ce monstre de métal, formé de ses extensions de tuyaux, de valves et de puits sur ces hectares de terres paysannes a transformé la vie des populations locales en un véritable cauchemar. On connaît la chanson : au début des années 1980, nombreux.euses furent les citoyen.ne.s d’Arauca réjoui.e.s de la découverte d’un petit trésor dans leur sous-sol évalué à plusieurs milliards de pesos en termes de ressources pétrolières. Aujourd’hui ils et elles s’en mordent la langue. Ce rêve de développement d’autrefois s’est finalement avéré être une pure malédiction. Arpentant les hectares de leurs propriétés, la poignée de paysans nous présente la diversité de leurs cultures, nous conviant du même coup à une dégustation de leurs produits locaux. L’un deux se plaint néanmoins de la qualité de leurs récoltes, dénonçant l’implication de la pétrolière dans une opération de contamination des sols. Parfaisant sa critique de la compagnie, ce dernier nous pointe à l’horizon un espace jadis réservé à une étendue d’eau, écosystème où, nous dit-il, les poissons et la vie fourmillaient en abondance. Désormais, ce havre de vie est entièrement asséché par la même entreprise qui se vante très ironiquement d’être une pétrolière « verte » – comme il est affirmé sur les pancartes du site.

On nous présente un vétéran du processus, nous indiquant qu’il avait fait partie de la « reprise » de la terre, combat qui fait écho au changement de dynamique identifié par Sonia. Cette communauté paysanne, ayant été roulée par l’État, n’attend dès lors plus rien de lui ; mieux, elle s’engage à bâtir son quotidien elle-même, sans dépendre de quelconque institution. L’aîné nous explique effectivement qu’au cours de l’année 1995, la première entreprise du nom d’Occidental Petroleum – alias Oxy, racheté quelques années plus tard par Ecopetrole pour des motifs susmentionnés – a organisé l’éviction forcée des communautés. De connivence avec l’État, un coup a été monté de toutes pièces pour s’emparer de leurs terres, plaçant les paysan.ne.s devant le faux dilemme suivant : soit accepter les maigres compensations, soit l’expulsion par la force. Plata o plomo (« de l’argent ou du plomb »), comme on dit en Colombie. Formule gagnante pour la pétrolière qui, jetant les miettes des dividendes aux paysan.ne.s dépossédé.e.s, avait maintenant le champ libre pour procéder à l’exploitation du territoire. Les négociations avaient néanmoins conclu un délai de 30 jours afin de relocaliser les déplacé.e.s … promesse de l’État qui n’avait toujours pas été réalisée plus de 18 ans plus tard ! C’est ainsi qu’en 2013, ces gens trahis par un État inféodé aux intérêts du grand capital ont pris la décision collective qui jettera les bases d’un plan de reprise des terres. S’en suivront de nombreux épisodes de violence et d’intimidation orchestrée par la force publique qui fait autant usage de tactiques de matraquage judiciaire que de la répression physique. Une véritable guerre d’usure est déclarée par l’État : les paysans se désolent notamment d’avoir vu leurs maisons réduites en cendres par les policiers. Ils se souviennent aussi particulièrement d’une attaque de la police contre le village ayant fait de nombreux blessés. Alors qu’un de leur camarade a perdu son œil dans la bagarre, un des paysans présents nous montre son bras qui loge une vieille blessure. Lors des évènements, ce dernier s’est fait tirer une balle de fusil dans l’avant-bras et se satisfait d’être toujours en vie. Le vétéran conclut alors son exposé avec un brin d’humour et déclare : « La Colombie est un pays qui partage tout également : les riches se partagent toute la richesse et nous, les pauvres, toute la pauvreté ». Se reconnaissant dans cette blague, le groupe éclate de rire.

La visite continue et nous guide vers une première installation extractive. Parlant de manière visiblement agacée, les hommes avancent qu’il n’existe pas moins de 300 de ces machines sur leur territoire. Selon eux, ces puits de pétrole contribuent à la pollution de l’eau potable, ce qui augmenterait notoirement les problèmes de santé de la communauté. « Cette horreur nous donne le cancer », s’exclame un des paysans arborant fièrement son gilet de la guardia campesina (la garde paysanne se chargeant de la sécurité des communautés). Par-dessus le marché – face à ce lourd bilan quant aux pertes de la qualité de vie et en dommages écologiques –, les habitants critiquent le fait qu’ils ne touchent aucun avantage social de cette exploitation forcenée. Ce n’est pas que l’eau potable qui est un enjeu, l’accès à l’électricité leur est nié alors que l’on peut voir une centrale non loin de là éclairée en permanence. Un de la bande nous explique que ce n’est visiblement pas par manque de moyens, mais qu’il s’agit d’un autre élément de cette stratégie de l’État mûrement réfléchie pour tenter d’épuiser la communauté afin de l’évincer. En termes de manque de services, c’est une longue liste d’épicerie qui s’allonge. Faute d’appui, la communauté doit aussi assurer de manière autonome la scolarité de leurs enfants.

Nous visitons une deuxième installation, pas plus petite que la première, où il est impossible d’ignorer la chaleur étouffante. Pour installer un puits, il faut raser la végétation qui l’entoure, une ceinture végétale qui apaise le climat et nourrit normalement l’écosystème. Un des gaillards nous invite à nous approcher. D’ici, du pétrole s’échappe d’un baril pour que les ouvriers du chantier puissent attester de la qualité. Une substance noire foncée aux allures de goudron nous est présentée. Visqueux, épais et à l’apparence toxique, le pétrole d’Arauca est d’ores et déjà le banal symbole de l’oppression d’un peuple, ce qui a fait de ces êtres humains des damnés de la terre.

 

 

 

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