Ces dernières années ont vu le déclenchement de mouvements étudiants puissants dans plusieurs pays, du Nord comme du Sud : au Chili en 2011, au Québec (Canada) en 2012 puis au Brésil en 2013. Partout, une même revendication pour un système universitaire plus démocratique. Au Chili, en 2011, les étudiants ont dénoncé le fait que le système d’éducation chilien est financé majoritairement par le secteur privé au détriment du secteur public (héritage de la dictature de Pinochet). En effet, seulement 25 % du système d’éducation chilien est financé par l’État, les étudiants devant verser par le biais des frais universitaires les 75 % restants.
Critiquant ce système cher et inefficace, les étudiants ont réclamé une augmentation de l’implication de l’État dans l’éducation, afin de mettre en place une éducation gratuite, publique, et de qualité. Le mouvement a vu l’émergence de leaders étudiants charismatiques, comme Camila Vallejo, présidente de la Fédération des étudiants de l’université du Chili (FECH) et Giorgio Jackson, président de la Fédération des étudiants de l’université catholique du Chili (FEUC). Peu à peu, des élèves des établissements secondaires se sont joints aux mobilisations, suivis par les élèves et étudiants des établissements privés. En juin 2011, les étudiants ont organisé des marches dans les villes principales du Chili, largement suivies, tant par des étudiants que par des sympathisants.
Le mouvement étudiant chilien a continué en 2012 et repris de l’ampleur en 2013, dans la perspective de l’élection présidentielle prévue en novembre prochain. Le 11 avril 2013, entre 120 000 et 150 000 personnes ont défilé à Santiago. Le 26 juin 2013, des dizaines de milliers de jeunes ont manifesté à Santiago ainsi qu’à Concepcion, dans le sud du pays, pendant que d’autres occupaient des lycées et des universités de la capitale. Selon les organisateurs, ils étaient 100 000 dans le centre de Santiago. Il s’agit de la 6e marche depuis le début de l’année.
Ils ont érigé des barricades autour des établissements, provoquant d’énormes embouteillages dans les rues de la capitale. Ce mouvement de juin 2013 a donné lieu à une répression violente de la police, déplorée par la maire de Santiago, Carolina Toha (gauche). Depuis 2011, les étudiants chiliens ont organisé près d’une centaine de manifestations pour demander au gouvernement de Sebastian Pinera – premier président de droite depuis la fin de la dictature en 1990 – une réforme du système éducatif.
L’ancienne présidente de centre gauche Michelle Bachelet (2006-2010), qui vient de remporter la primaire de gauche en vue de la présidentielle[1] , a promis de travailler à la mise en place d’une éducation gratuite dans son pays, classé au dernier rang des 34 pays membres de l’OCDE en termes d’inégalités. Elle tente de séduire le mouvement étudiant qui, jusqu’à présent, reste sceptique envers elle, chantant dans les manifestations :
« Elle va tomber, elle va tomber, l’éducation de Pinochet… et de Bachelet. » Pourtant Michelle Bachelet a une position progressiste sur les questions d’éducation, mais les étudiants mobilisés en réclament plus encore.
Au Québec, le « printemps érable » de 2012 s’est traduit par la plus longue grève étudiante de l’histoire de cette province canadienne, de février à septembre 2012, en protestation contre l’augmentation projet e des droits de scolarité universitaires, décidée par gouvernement du Parti libéral (droite) de Jean Charest. Cette grève massive a été finalement victorieuse puisqu’elle a abouti à la chute du gouvernement Charest et à l’annulation par décret de la hausse des frais de scolarité, par la nouvelle Première ministre, Pauline Marois (sociale-démocrate), en septembre 2012. En même temps, celle-ci a supprimé la « loi 12 » qui, adoptée en mai 2012 par le gouvernement libéral, empêchait la tenue de piquets de grève et imposait des restrictions aux manifestations de plus de 50 participants.
Ce sont principalement les fédérations d’associations étudiantes québécoises, la FECQ, la FEUQ, et la plus radicale CLASSE (Coalition large de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante) qui ont coordonné la grève. De nombreuses manifestations ont été organisées ainsi que des moyens d’action plus originaux comme les » concerts de casseroles ». Depuis 1990, les droits d’inscription universitaires avaient augmenté de manière exponentielle au Québec lors des périodes où le parti libéral était au pouvoir (augmentation de plus de 200 % entre 1995 et 2005). En mars 2012, on comptait plus de 300 000 étudiants en grève, sur un total d’environ 400 000, soit une écrasante majorité. De nombreux professeurs d’université ont soutenu le mouvement, signant le Manifeste des professeurs contre la hausse.
Mouvements sociaux et alliances
Ce mouvement étudiant québécois, avec pour emblème un carré rouge, a reçu des soutiens dans de nombreux pays : ainsi le 22 mai 2012, 100e jour de la grève étudiante québécoise, une manifestation de soutien a lieu à Paris, une autre à New York, où les étudiants ont publié une lettre ouverte en appui à la grève étudiante québécoise. Après le succès du mouvement, la CLASSE est allée encore plus loin, réclamant la gratuité pure et simple de la scolarité universitaire, ce qui rejoint les revendications du mouvement étudiant chilien.
Au Brésil, lors du vaste mouvement de protestations du printemps 2013, les étudiants ont été en pointe et même à l’origine du mouvement. L’université de Sao Paulo (USP) a été un centre important de ce mouvement. Immense campus à l’américaine, rassemblant plus de 80 000 étudiants, c’est là qu’a germé le Mouvement Passo libre (« libre passage ») qui prône la gratuité des transports publics. Pourtant cette université, très élitiste (elle est la plus prestigieuse et la plus sélective d’Amérique latine), rassemble essentiellement des étudiants issus de la classe moyenne ou supérieure. En effet, bien que les études y soient gratuites, la sélectivité fait que les élèves pauvres, issus d’écoles publiques (au niveau médiocre), n’ont aucune chance d’y être admis. Mais ces jeunes étudiants favorisés ont développé une sensibilité aux problèmes sociaux qui touchent leur pays. Ils dénoncent le fait que » la croissance ne profite qu’à une poignée de gens à et réclament des « réformes en profondeur ».[2]
Marcelo Ridenti, le mouvement étudiant brésilien de 2013 se rapproche du Mai 68 français, survenu lui aussi en pleine période de prospérité[3]. D’ailleurs l’USP a été lancée dans les années 1930 par des intellectuels français tel Claude Lévi-Strauss. Et le Mai 68 français avait en son temps suscité des échos au Brésil où les étudiants s’étaient alors élevés contre la dictature militaire, sa violence, son arbitraire, sa répression[4]. Les étudiants brésiliens avaient dénoncé la dictature dès son installation en 1964, réclamant notamment une réforme universitaire, ce à quoi le pouvoir avait répondu en incendiant l’immeuble de l’UNE Rio, puis en 1966 en opérant une violente répression à la faculté de médecine de Praia Vermelha (Rio), restée connue sous le nom de « massacre de la Praia Vermelha ». En 1968, la mort du lycéen Edson Luís Souto, tué parce qu’il participait à une manifestation à Rio pour défendre le restaurant Calabouço, réservé aux étudiants, et que la dictature voulait fermer le considérant comme un local de réunions et de mobilisation, a provoqué une mobilisation pour son enterrement.
Durant les mois qui ont suivi, des conflits armés et sanglants ont eu lieu dans tout le pays, aboutissant à la grande « Passeata dos Cem mil » [manifestation des cent mille] le 26 juin 1968. Ensuite, tout au long des années 1970, le mouvement étudiant brésilien a été très actif pour lutter contre la dictature et pour un système universitaire plus juste[5]. Le mouvement de 2013 est l’héritier de ces mouvements étudiants ; galvanisés par les jeunes, Chili, Québec, Brésil, Europe… Les étudiants en lutte pour un système universitaire plus démocratique, les Brésiliens étaient plus de 250 000 à manifester le 18 juin dernier (dont 100 000 dans la seule ville de Rio de Janeiro et 65 000 à Sao Paulo).
Loin d’être des isolats, ces différents mouvements nationaux jettent des ponts entre eux : ainsi, en juillet 2012, la CLASSE a publié une « Déclaration de solidarité avec le mouvement étudiant du Brésil » qui rend hommage à la solidarité exprimée par le mouvement étudiant brésilien envers le » printemps érable « . Elle appelle à des actions communes et affirme : » Nous luttons ensemble pour une priorité à l’éducation accessible, gratuite et de qualité et contre la marchandisation de l’éducation »[6]. Dans différents pays concomitamment émerge ainsi l’idée d’une éducation gratuite et de qualité, fournie par l’État.
Comme l’illustre le film El Estudiante, ou récit d’une jeunesse révoltée, réalisé en 2012 par l’Argentin Santiago Mitre, qui dépeint l’atmosphère très politisée à l’université à Buenos Aires, beaucoup d’étudiants d’aujourd’hui, que ce soit dans les pays du Nord ou du Sud, connaissent une profonde prise de conscience politique et sociale qui les amène à revendiquer un système éducatif plus juste et progressiste, et à dénoncer le caractère mercantile et inégalitaire du système actuel.
Aux États-Unis, les montants astronomiques des prêts universitaires que les étudiants sont obligés de contracter pour payer leurs études provoquent actuellement une « bombe de la dette étudiante »[7] qui pourrait bien préfigurer la prochaine crise à éclater, après celle des subprimes. En France, la situation n’est guère plus réjouissante : la multiplication d’établissements supérieurs privés, aux frais d’inscription très élevés[8], dans des domaines peu couverts par l’enseignement public (écoles de commerce, d’informatique, de management, d’ingénierie numérique), apparaît inquiétante (ces écoles opérant une sélection par l’argent et le niveau de leurs diplômes ne faisant l’objet d’aucune garantie), de même que l’ensemble de la politique universitaire, caractérisée par la mise en avant du principe de concurrence, inspirée par les idées de la droite néolibérale hostile à l’État-providence et par l’essor du « new public management ».
Dans l’esprit du processus de Bologne initié en 1999, la loi LRU (relative aux libertés et aux responsabilités des universités) de 2007 a représenté un pas énorme dans la voie de l’université entrepreneuriale. Elle pose également les bases d’une privatisation du financement universitaire. Entre les deux modèles universitaires existants, le modèle scandinave fondé sur la gratuité des études supérieures et le modèle anglais qui fait payer de plus en plus cher l’accès à l’enseignement supérieur, c’est ce dernier qui a le vent en poupe en Europe aujourd’hui[9].
Dans ce contexte il apparaît souhaitable que continuent à se diffuser par-delà les frontières une prise de conscience de l’urgence de refuser la mise en marché de l’université et la marchandisation du savoir, et un mouvement de fond pour la mise en place de systèmes universitaires égalitaires et de qualité.
Notes
1) Au moment où nous publions ce numéro (novembre 2013) nous ignorons encore les résultats du second tour de l’élection présidentielle au Chili (15 décembre). Mais, selon toutes les prévisions, Michelle Bachelet, arrivée largement en tête au premier tour avec 46,7 % des voix, devrait remporter cette élection.
2) Benoît Hopquin, « Brésil, le cocon de la contestation », Le Monde, 9 juillet 2013.
3) Marcelo Ridenti : « Ce sont les jeunes Brésiliens éduqués qui sont dans la rue », Le Monde, Culture et idées, 4 juillet 2013, propos recueillis par Benoit Hopquin.
4) Angélica Müller, « Le mouvement étudiant au Brésil : résonances françaises et spécificités », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2009/2 (No. 94), p. 78-84.
5) Angélica Müller, « La résistance du mouvement étudiant brésilien au régime dictatorial et le retour de l’UNE à la scène politique (1969-1979) », thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Michel Pigenet et de Maria Helena Capelato, 2010 (université Paris 1).
6) http://www.asse-solidarite.qc.ca/actualite/lettre-de-solidarite-avec-le-mouvement-etudiant-du-bresil/
7) François Delapierre, La Bombe de la dette étudiante. Le capitalisme contre l’université, Paris, Bruno Leprince, 2013.
8) En France, le coût de la rentrée universitaire a augmenté de 50 % en dix ans (cf. Isabelle Bruno,« Pourquoi les droits d’inscription universitaires s’envolent partout », Le Monde diplomatique, septembre 2012).
9) Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux, La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2011.
[1] Au moment où nous publions ce numéro (novembre 2013) nous ignorons encore les résultats du second tour de l’élection présidentielle au Chili (15 décembre). Mais, selon toutes les prévisions, Michelle Bachelet, arrivée largement en tête au premier tour avec 46,7 % des voix, devrait remporter cette élection.
[2] Benoît Hopquin, » Brésil, le cocon de la contestation », Le Monde, 9 juillet 2013.
[3] Marcelo Ridenti : “Ce sont les jeunes Brésiliens éduqués qui sont dans la rue », Le Monde, Culture et idées, 4 juillet 2013, propos recueillis par Benoit Hopquin
[4] Angélica Müller, » Le mouvement étudiant au Brésil : résonances françaises et spécificités », Matériaux pour l’histoire de notre temps, 2009/2 (No. 94), p. 78-84.
[5] Angélica Müller, « La résistance du mouvement étudiant brésilien au régime dictatorial et le retour de l’UNE à la scène politique (1969-1979) « , thèse de doctorat en histoire, sous la direction de Michel Pigenet et de Maria Helena Capelato, 2010 (université Paris 1).
[6] http://www.asse-solidarite.qc.ca/actualite/lettre-de-solidarite-avec-le-mouvement-etudiant-du-bresil/
[7] François Delapierre, La Bombe de la dette étudiante. Le capitalisme contre l’université, Paris, Bruno Leprince, 2013.
[8] En France, le coût de la rentrée universitaire a augmenté de 50 % en dix ans (cf. Isabelle Bruno,« Pourquoi les droits d’inscription universitaires s’envolent partout », Le Monde diplomatique, septembre 2012).
[9] Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux, La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2011.