par Joan Richardson
À propos de Morris Dickstein, A Cultural History of the Great Depression
Crash Course
L’ouvrage de Morris Dickstein, Dancing in the Dark: A Cultural History of the Great Depression, est le compte rendu passionnant, radical, perturbant, et, disons-le, plus d’une fois exaltant, d’une période qui évoque la nôtre de manière troublante. Citant le deuxième discours d’investiture de Franklin Delanoe Roosevelt, en 1937, alors que la nation en était selon lui venue à comprendre «le besoin de trouver à travers l’État les instruments à même de servir notre but commun : résoudre les problèmes toujours nouveaux que doivent affronter les individus au sein d’une société complexe», Dickstein observe : «Voilà en quoi consiste le message du New Deal qui fut redécouvert lors de la crise financière de 2008, après des décennies de règne de l’idéologie du libre marché.» Il poursuit en citant un passage de ce discours qui pourrait tout aussi bien illustrer la tentative de Barack Obama de changer «non seulement le rôle du gouvernement, mais aussi la nature des relations qu’entretiennent les individus avec la société à laquelle ils appartiennent»: «De vieilles vérités ont été réapprises, et des contre-vérités ont été désapprises. Nous avons toujours su que l’intérêt personnel aveugle était néfaste pour la morale ; nous savons aujourd’hui qu’il l’est également pour l’économie. […] Cette nouvelle lumière sape notre vieille admiration pour la réussite matérielle en tant que telle. Nous sommes en train de revenir sur la tolérance que nous avions jusqu’ici accordée aux abus de pouvoir de ceux qui, pour le profit, trahissent la décence la plus élémentaire de la vie.»
Avec ses analogies constantes entre cette époque et notre présent, le livre vivifiant de Dickstein est un conte moral pour l’ici et le maintenant, pour cette «nouvelle Amérique encore inapprochable», comme l’écrit Ralph Waldo Emerson, qui aspire toujours, avec cette«audace de l’espoir», à une «union plus parfaite» – pour reprendre cette fois les expressions d’Obama. Le livre de Dickstein n’est pas un compte rendu ordinaire, jouant sur la «plate échelle historique», comme le dirait Wallace Stevens. Il n’est pas plus, comme il l’affirme lui-même dans son chapitre introductif, un livre d’histoire culturelle, comprise comme une «histoiresoft, l’exploration de ce qui passe normalement entre les mailles du filet historique : la sensibilité, les sentiments moraux, les rêves, les relations humaines, toutes choses difficiles à objectiver ». «Mon objet ici est à la fois concret – les livres et les films de cette époque, les histoires qu’ils racontent, les craintes et les espoirs qu’ils expriment – et toujours intangible : l’aspect, l’humeur, le sentiment d’un moment historique.» Par son expansivité, Dancing in the Dark évoque un opéra de Wagner, le motif du titre étant joué symphoniquement à travers dix-sept chapitres, regroupés en quatre grandes parties se développant thématiquement sur une même toile de fond chronologique leur conférant leur unité : «Découvrir la pauvreté», «Succès et échec», «La culture de l’élégance» et «La quête de la communauté».
Bien que son histoire concerne en premier lieu les années 1930, elle s’autorise des incursions en amont et en aval de cette période, révélant ainsi les origines et les conséquences de cette décennie. Comme le remarque Dickstein, «la Grande Dépression n’a pas commencé subitement avec le Crash de 1929, mais s’est bien plutôt développée comme une lame de fond, sur une longue période.» Des «artistes aux stylos, à la brosse et à la caméra» s’attachant à rendre compte et à traduire l’humeur des années 1930, il écrit : «Ils nous ont donné une leçon exemplaire quant à la nature de la relation que doit entretenir l’expression artistique avec les objectifs sociaux. Les réponses qu’ils ont apportées à ce problème devraient aujourd’hui trouver un nouvel écho à nos oreilles.» Au cours de son analyse du populisme de l’époque, qui s’illustre à la fois, par exemple, dans les parodies mordantes de contes de fées de Frank Capra et dans les chansons populaires prolétariennes de Woody Guthrie, Dickstein revient sur les origines du populisme américain dans les années 1890 – How the Other Half Lives de Jacob Rii et A Hazard of New Fortunes de Dean Howells, par exemple – et nous emmène jusqu’aux années 1960, quand la voix de Bob Dylan ressuscitait l’esprit de Guthrie et que le «Shakespeare en salopette» interprétait des chansons du «peuple» et pour le «peuple».
Dans ses analyses incisives d’un nombre incalculable d’oeuvres et de réseaux sociaux de l’époque (le Group Theatre, l’équipe du Partisan Review, le Federal Writers’ Project et le Federal Art Project, pour n’en nommer que quelques-uns), Dickstein enrichit ses descriptions à l’aide des observations d’autres critiques, biographes et historiens, qu’ils soient de l’époque ou non, américains ou européens. La variété des points de vue proposés et l’amplitude du champ de référence en font une lecture stimulante. Par exemple, lorsqu’il réfléchit au populisme, Dickstein cite les réflexions de Richard Hofstadter, en 1955, à propos du théoricien de la critique littéraire Kenneth Burke, qui s’attira des ennuis lors du «premier Congrès des écrivains, en 1935, dominé par les communistes» en insistant «sur la nécessité de substituer au terme plus large de «peuple» des expressions facteurs de division comme «les masses», «les travailleurs» ou «le prolétariat »». Dickstein décrit alors toute la toile de fond du renversement tactique qu’opéra le mouvement communiste, qui passa d’un marxisme doctrinaire à un alignement sur les positions du Popular Front, si bien qu’en 1936, «la terminologie défendue par Burke était devenue à la mode», et que les «rédacteurs en chef duPartisan Review, qui étaient encore marxistes, furent rabroués pour continuer à éprouver de l’intérêt pour une chose aussi polémique que le «roman prolétarien» plutôt que de s’intéresser à des oeuvres populaires aux résonances plus progressistes ou libérales». Dickstein observe avec finesse, alors qu’il parle du talent de Guthrie – rappelons qu’il commença sa carrière en étudiant les romantiques – qu’«il possédait ce que le grand poète allemand Schiller a appelé (dans son essaiSur la poésie naïve et sentimentale) une imagination spontanée plutôt que consciente d’elle-même ; ce fut l’une des raisons pour lesquelles il fut si prolifique.»
En y exposant la relation profonde qu’il entretient avec cette période, l’auteur donne vie à Dancing in the Dark : les écrits de John Steinbeck, par exemple, «[l]’enchantèrent très tôt» grâce à leur «simplicité sensuelle […] et élémentaire» –, une émotion ravivée «avec nostalgie» lorsque, alors qu’il séjournait en Californie pendant l’été 1973, il visita Monterey et Cannery Row. Les apartés personnels ne sont toutefois jamais indiscrets, et, contrairement à Starting Out in the Thirties d’Alfred Kazin, ce n’est pas une autobiographie. (Dickstein est né le 23 février 1940, le jour où, note-t-il, Guthrie composa à toute vitesse «This Land» pour répondre avec colère à la rhétorique patriotique du «God Bless America» d’Irving Berlin. Il est au passage significatif que le concert qui eut lieu au Lincoln Memorial le dimanche précédant l’investiture d’Obama ait inclus cette chanson de Guthrie.) Ces réminiscences périodiques imposent au contraire un certain rythme à l’enquête, rythme qui renforce le thème principal : notre présent est formé d’innombrables manières par le travail culturel de la Grande Dépression. Si, comme le remarque Dickstein, «la relation de l’observateur et de la chose observée» est pour beaucoup dans la richesse de style d’un James Agee, elle informe également sa propre pratique. Sa sensibilité critique s’est formée au contact des oeuvres qu’elle discute. Par exemple, sa réhabilitation, à l’égal d’un Steinbeck ou d’un Nathanael West, de romanciers émigrés comme Michael Gold et Henry Roth (Dickstein interviewa ce dernier il y a plus de vingt ans, à l’automne 1987, alors qu’il rassemblait le matériau qui donnerait forme à ce livre) est clairement, et de manière poignante, influencée par les rapports réciproques qu’entretiennent son histoire familiale telle qu’il nous la raconte et les fictions tressées par Gold et Roth.
Des intuitions fulgurantes ponctuent l’ouvrage, arrivant parfois à capturer en une ou deux phrases l’essence de la contribution d’un artiste. À propos de Gold, dont l’expérience familiale de la pauvreté et de la misère associées à l’immigration fut non seulement le matériau dont il tira son roman de 1930, Juifs sans argent, mais qui fournit également les éléments de sa critique culturelle jusqu’à la fin des années 1950, Dickstein remarque que «son enfance dura toute sa vie ; les bidonvilles de New York au tournant du siècle devinrent sa capitale imaginaire, son obsession, le fondement de son attachement religieux à la révolution.» Il indique plus loin que «Gold était le chaînon manquant entre le plébéien Whitman, qu’il idolâtrait, et Allen Ginsberg, poète plein de jeunesse qui avait dû le lire alors qu’il appartenait aux Jeunesses communistes, dans les années 1930 ou au début des années 1940.»
Des analyses plus élaborées permettent à Dickstein de tirer des éléments de comparaison d’autres cadres culturels de référence, contextualisant ainsi l’expérience américaine et la plaçant dans un champ historique étendu. Un bon exemple de cet effort est la description qu’il fait du héros du roman de West, Miss Lonelyhearts (1963) : «Ayant perdu son cynisme, il avait du même coup perdu son attention à la vie. Les chapitres discontinus du livre sont autant de stations du chemin de croix. Après avoir entrepris son voyage dantesque et regardé au fond du puits de la misère humaine, il a perdu toute capacité à éprouver du plaisir dans le monde ordinaire.» Les critiques de Dickstein nous poussent à revenir à ces oeuvres, mais en adoptant cette fois son angle pertinent de lecture. Ses descriptions brillantes de scènes de film (tirées des Raisins de la colère, de John Ford, de Citizen Kane, d’Orson Welles, et deL’Impossible Monsieur Bébé, de Howard Hawks), de pièces de théâtre (Awake and Sing!, de Clifford Odets) et de photographies (de Margaret Bourke-White, Walker Evans ou Edwin Rosskam, entre autres), leur confèrent une actualité saisissante. Dickstein écrit par exemple, à propos de la fameuse «Migrant Mother» de 1936 de Dorothea Lange : «comme les migrants des autres photographies de Lange, elle est tout en angles, un zigzag d’intersections de lignes.»
Dickstein parvient à nous faire ressentir la peur, la colère et le désespoir qui vinrent troubler le rêve américain, tout en démontrant grâce à d’abondants exemples comment le travail de l’imagination peut transformer ces tribulations en autant de sources d’enseignement. Mais l’histoire que nous raconte Dancing in the Dark n’est pas seulement instructive : elle est fascinante.
Joan Richardson est professeur d’anglais, de littérature comparée et d’american studies au Graduate Center, à la City University de New York.
Pour citer cet article : , Cette semaine avec Bookforum
Joan Richardson, in La Revue Internationale des Livres et des Idées, 21/10/2009, url:http:www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=458&page=actu