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Capitalisme, formation des classes et migrations

LE DÉFI DE L’IMMIGRATION AU QUÉBEC : DIGNITÉ, SOLIDARITÉ ET RÉSISTANCE - Grands débats, NCS numéro 27 hiver 2022

Les migrations : « choix rationnel » ou conséquence des inégalités

Les sciences sociales conçoivent traditionnellement la société comme composée d’individus rationnels motivés par le désir de maximiser leur intérêt personnel. Lorsqu’ils doivent faire face à une détérioration de leurs conditions de revenu et d’emploi, ces individus choisissent de partir à la recherche de meilleurs salaires sous d’autres cieux. Ce processus est souvent décrit comme relevant des facteurs « push-pull » : les migrants s’exilent (push) parce qu’ils sont attirés (pull) par la possibilité de meilleures conditions de vie ailleurs. Selon cette conception, le défi consiste à « gérer » la migration de façon à produire un résultat à somme positive, c’est-à-dire à faire correspondre les surplus de main-d’œuvre et la demande de main-d’œuvre et à canaliser les envois de fonds des migrants de manière qu’ils puissent contribuer à une sorte d’« aide au développement[2] ». Ainsi, le « marché mondial » est-il perçu comme une simple agglomération de territoires nationaux dont les trajectoires de développement sont liées les unes aux autres. Les raisons du déplacement sont vues comme des facteurs purement contingents, dont les causes se trouvent simplement au point d’origine, sans rapport avec les politiques que les pays plus riches peuvent poursuivre ou les modèles systémiques d’inégalités que le capitalisme engendre sans cesse.

Migration et accumulation du capital

En revanche, si nous insistons sur le fait que les formes de pouvoir et d’accumulation au sein du capitalisme mondial agissent pour produire et exacerber les conditions sociales qui poussent les gens à migrer et ainsi contribuer à la richesse des zones du « centre » telles l’Amérique du Nord et l’Union européenne, il est illogique de penser la migration en termes de choix individuel. Les conditions sous-jacentes à la migration découlent de la nature de l’accumulation du capital et de facteurs comme la guerre impérialiste, les crises économiques et écologiques ainsi que la profonde restructuration néolibérale des dernières décennies.

Les débats publics sur la migration ignorent ces facteurs qui impliquent directement les États occidentaux et les institutions financières internationales dans le déplacement des populations et leur dépossession. En ce sens, comme David Bacon l’a présenté de manière convaincante à propos de la migration mexicaine vers les États-Unis, c’est la violation par le capitalisme du « droit de rester au pays » qui fait de l’exercice du « droit de migrer » une aventure périlleuse[3]. Bien sûr, le lien entre capitalisme et travail migrant n’est pas nouveau. Ainsi que le rappelle Cedric Robinson : « [Il] n’y a jamais eu de moment où la main-d’œuvre migratoire ou immigrée n’a pas constitué un aspect important des économies européennes. Les origines du système mondial moderne reposent sur le transfert forcé de millions de personnes asservies du continent africain – et de tels déplacements de population se sont poursuivis aux XIXe et XXe siècles[4] ».

La construction politique des frontières

Les frontières jouent un rôle essentiel dans le triage et la catégorisation des populations : elles établissent « des discours sur la race et les hiérarchies racialisées [et agissent] comme des mécanismes de contrôle social, politique et économique[5] ». Dans le cas des travailleuses migrantes en particulier, les circuits transnationaux dans des secteurs tels que les soins et le travail domestique ont eu de profondes répercussions sur la structure des ménages dans le monde. Les femmes migrantes ont également joué un rôle majeur – et, dans certains cas, prédominant – comme main-d’œuvre industrielle et agricole dans une grande partie du Sud, notamment en Chine, en Thaïlande et au Mexique, où le dispositif du pouvoir comprend des formes de violence et d’exploitation sexospécifiques qui accentuent la « nature » corvéable des femmes[6]. Ainsi, aborder la migration comme une caractéristique fondamentale de la formation des classes implique-t-il d’aller au-delà de la dichotomie entre migration « forcée » et « migration économique ». Cette typologie néglige la contrainte systémique liée à la vente de sa force de travail, au cœur de l’accumulation capitaliste et lot de tous les migrants, y compris de celles et ceux déplacés par la guerre, les conflits ou d’autres catastrophes.

Force de travail et « excédents » de population

Enfin, une telle perspective sur les classes et la migration s’étend non seulement aux personnes déplacées, mais aussi aux bassins potentiels de main-d’œuvre migrante qui sont inclus dans le calcul de la valeur du travail et sur lesquels le capital peut s’appuyer au besoin. Pour Marx, l’armée de réserve du travail fait partie de la classe ouvrière, car même si les ouvriers se trouvent en dehors du pays où ils peuvent chercher du travail, ils ne sont pas moins essentiels à la constitution de la classe ouvrière. Le cas des États arabes du Golfe, la zone la plus importante de migration Sud-Sud où plusieurs millions de personnes d’Asie du Sud, du Moyen-Orient et de l’Afrique constituent une armée de réserve, illustre ce fait. La présence de ces populations excédentaires – soumises à des contrôles aux frontières et à des droits de citoyenneté différenciés – signifie que la valeur de la force de travail n’est pas simplement déterminée à l’intérieur des frontières des États du Golfe mais dépend en grande partie du coût de reproduction de la force de travail dans cette région.

Des frontières pour gérer la surexploitation

Au bout du compte, les frontières sont créées dans le cadre de la nécessaire territorialisation des rapports de classe au sein d’un marché mondial divisé entre centres concurrents. Par définition, les frontières permettent à certaines personnes d’entrer et à d’autres non. Celles qui entrent sans papiers se retrouvent dans les positions les plus précaires – incapables d’accéder aux avantages normaux de la citoyenneté et objets de menaces constantes de la part du pays hôte. Cette illégalité n’est pas un sous-produit accidentel des frontières, elle est ancrée dans leur nature même. C’est un élément essentiel de la formation du marché du travail dans certains secteurs.

Par exemple, la mondialisation capitaliste de la production alimentaire signifie que, face à une concurrence internationale accrue et à la pression à la baisse des coûts de production, les secteurs agricoles en Europe du Sud ou aux États-Unis dépendent de cette main-d’œuvre sans papiers. Par ailleurs, de nombreux secteurs qui ne peuvent s’internationaliser en raison de leur enracinement spatial (la construction, les services, le travail domestique et les soins) sont tributaires de la main-d’œuvre sans papiers ou d’autres types de migrants pour réduire les coûts. En ce sens, le principal effet des contrôles aux frontières n’est pas l’exclusion des travailleurs sans-papiers, mais plutôt la transformation effective de l’illégalité en un outil utile à l’accumulation du capital.

Sécurisation de la migration

Ainsi les frontières fonctionnent-elles comme des filtres plutôt que comme des barrières impénétrables. De ce point de vue, les habituels reportages sur les politiques frontalières actuelles peuvent être trompeurs, car ils négligent la manière dont les frontières agissent en tant que productrices et marqueuses de différences et d’inégalités, et non en tant que blocages absolus à la mobilité. Tout cela est étroitement lié aux processus de restructuration néolibérale et à la nature changeante du pouvoir étatique. On a là une illustration supplémentaire de la façon dont la gestion des flux migratoires est associée aux formes contemporaines d’accumulation du capital.

La « sécurisation de la migration[7] » est une tendance des plus importantes. Elle fait référence à la manière dont les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés sont de plus en plus présentés comme une menace à la sécurité. Ce discours est présent dans la sphère publique par l’intermédiaire des politiciens et des médias et il ouvre la voie à une nouvelle gamme de pratiques bureaucratiques aux frontières. Ces techniques comprennent une surveillance accrue des frontières et des populations de migrants, l’érection de barrières physiques telles que des murs et des clôtures électriques, l’utilisation généralisée de technologies de suivi liées aux données biométriques, l’utilisation de patrouilles armées et de drones, le profilage des populations, la prévention et l’évaluation des risques, l’utilisation généralisée à l’échelle internationale de bases de données complexes qui trient et classent les personnes en diverses catégories. Plus important encore, ces nouvelles technologies de contrôle contribuent à entrainer un remaniement du pouvoir bureaucratique au sein des États, ce qui place les forces militaires et de sécurité au centre de régimes frontaliers et migratoires opaques et non imputables.

Replacer le lien organique entre migration et capitalisme

Placer la migration au centre des logiques plus larges du capitalisme et de ses crises nous permet de voir le mouvement des personnes à travers les frontières comme un processus de formation de classe. Ce processus s’effectue dans un marché mondial profondément intégré où les principaux pays de destination des migrants participent directement à la production des modèles de dépossession et d’inégalité qui chassent les gens de leur pays. Ainsi le flux de personnes à travers les frontières est-il un élément constitutif des formes du capitalisme. Les frontières jouent un rôle fondamental : elles déterminent la valeur de la force de travail et différencient les populations selon les catégories de race, de statut et d’accès aux droits.

La gauche des pays occidentaux doit absolument rejeter la politique libérale qui prend la défense des migrants et de la migration au nom de la « valeur » économique, de la « contribution » sociale ou du statut juridique. De telles approches proviennent du refus d’admettre la complicité des États occidentaux dans le maintien et l’exacerbation des conditions qui provoquent la dépossession à travers le monde. Les luttes contre l’impérialisme et l’offensive néolibérale mondiale sont essentielles à la défense des droits des travailleurs et travailleuses. Une telle approche permet de contrer le chauvinisme et de retrouver le sens de la solidarité internationale en tant que composante organique et nécessaire d’une politique de gauche qualitativement différente de la simple charité ou de la bienveillance.

Nouvelles luttes, nouvelles résistances

Bien sûr, une politique de gauche peut prendre des formes particulières qui diffèrent d’un pays à l’autre. Dans plusieurs cas, les travailleurs migrants s’organisent eux-mêmes. Les centres de travailleurs migrants qui combinent une approche communautaire, une orientation explicite de militantisme ouvrier et une politique de classe constituent un modèle important. Ailleurs, des syndicats ont réussi à ouvrir un espace au militantisme des migrants eux-mêmes, sur le terrain. Comme les travailleurs migrants se retrouvent généralement en première ligne de la déréglementation et de la flexibilisation du marché du travail à cause, entre autres, du recours accru aux programmes de travail temporaire et à la prolifération des agences de sous-traitance, ils organisent la résistance contre ces mesures avant que celles-ci ne s’appliquent à toute la classe ouvrière.

Les exemples réussis d’organisation des travailleurs migrants confirment l’importance de rompre avec les modèles étroitement économistes qui se limitent au lieu de travail immédiat. Les conditions politiques et sociales que connaissent les migrants dans leur communauté et leur ménage au sens large, les questions de racisme, de sexisme, de statut d’immigration, de menaces d’expulsion, de criminalisation, etc., sont des éléments essentiels de leur vie. C’est ce qui fonde l’importance des luttes contre la violence aux frontières, les expulsions et les centres de détention, des luttes pour garantir l’accès à des services (soins de santé, éducation, garde d’enfants, formation linguistique), des luttes pour la régularisation du statut de ceux qui peuvent être temporaires, sans papiers ou jugés « illégaux ».

Capitalisme, lutte de classe et migration aux États-Unis

Le 15 février 2019, le président Donald Trump déclarait l’état d’urgence nationale, s’octroyant ainsi des pouvoirs exceptionnels pour engager des millions de dollars et mobiliser les forces armées afin de construire un mur le long de la frontière avec le Mexique. Les immigrants, disait-il, étaient des voleurs, des violeurs, des tricheurs qui voulaient « envahir » les États-Unis, où plus d’une quarantaine de millions de personnes viennent du sud du Rio Grande, majoritairement du Mexique et d’Amérique centrale. Au moins 10 millions de sans-papiers travaillent aux États-Unis, la plupart depuis de longues années. Par la suite, Trump a promis de supprimer le Deferred Action for Childhood Arrivals, un dispositif mis en place par Obama en 2012 pour mettre à l’abri de l’expulsion plus de 800 000 immigrants clandestins arrivés aux États-Unis alors qu’ils étaient enfants (les dreamers). Des dizaines de milliers de personnes, y compris de nombreux enfants, se sont retrouvées dans des camps de détention aux conditions de vie sordides. Par son discours haineux, Trump a ravivé le noyau dur de sa base électorale (plus ou moins 30 % de la population) en l’avertissant que la population latina des États-Unis serait majoritaire en 2045. Cependant, si le récit trumpien a frappé les esprits, la situation sur le terrain n’a pas tellement changé. Le nombre d’immigrants qui ont reçu la fameuse carte verte (green card) est passé, sous Trump, de 7 136 600 en 2016 à 7 169 639 en 2019.

Quel virage avec Biden ?

Dès son intronisation, le président Biden a abrogé l’interdiction faite aux musulmans d’immigrer, suspendu les travaux du mur à la frontière avec le Mexique et émis un moratoire de cent jours sur les expulsions. Il a également proposé un vaste projet de loi sur la réforme de l’immigration qui permettrait de reconnaître des droits aux immigrants « illégaux », mais il risque de se heurter au blocage des républicains au Congrès. Selon le discours officiel, la politique de l’immigration doit revenir aux principes de la compassion « traditionnelle » des États-Unis. En réalité, cette politique a toujours eu comme objectif de calibrer les flux migratoires en fonction des intérêts du capitalisme étatsunien[8]. Des dizaines de millions d’« illégaux » occupent une grande partie des emplois sous-payés dans l’agriculture, la construction, les services domestiques, le tourisme. Sans moyens de défense, ces personnes sont corvéables à volonté. En même temps, elles sont « tolérées » puisqu’une grande partie d’entre elles sont « visibles » et disponibles, notamment dans les grandes villes. À l’autre bout du spectre, les États-Unis ont besoin de millions de personnes qualifiées dans des domaines stratégiques comme l’informatique, le spatial, le domaine militaire. Le capitalisme étatsunien se permet d’accueillir ou de « voler » les millions de cerveaux qui fuient des situations à risque, souvent causées par les interventions militaires américaines ! Ainsi cette « gestion des flux » permetelle de segmenter les couches populaires et ouvrières entre blancs et non-blancs, entre « légaux » et « illégaux ». Encore aujourd’hui, la bataille contre cette sorte d’apartheid est menée par quelques organisations bien intentionnées mais peu nombreuses, sans beaucoup d’appui des grands syndicats et du Parti démocrate qui se contentent d’adopter une approche humanitaire, plutôt que de s’attaquer aux racines du mal.

 

Adam Hanieh est professeur adjoint à la School of Oriental and African Studies (SOAS), Université de Londres.


  1. Version traduite et résumée par Pierre Beaudet du texte « The contradictions of global capitalism », Socialist Register, vol. 55, 2019, <https://socialistregister.com/index.php/srv/article/view/30927>.
  2. Organisation internationale pour les migrations (OIM), État de la migration dans le monde 2018, Genève, OIM, 2018.
  3. David Bacon, The Right to Stay Home. How US Policy Drives Mexican Migration, Boston, Beacon Press, 2013.
  4. Cedric J. Robinson, Black Marxism. The Making of the Black Radical Tradition, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000.
  5. Aziz Choudry et Mostafa Henaway, « Agents of misfortune : contextualizing migrant and immigrant workers’ struggles against temporary labour recruitment agencies », Labour, Capital and Society, vol. 45, n° 1, 2012.
  6. Susan Ferguson et David McNally, « Precarious migrants : gender, race and the social reproduction of a global working class », dans Leo Panitch et Greg Albo (dir.), Socialist Register 2015, Transforming Classes, vol. 51, 2014.
  7. Georgios Karyotis, « European migration policy in the aftermath of september 11. The security-migration nexus », Innovation. The European Journal of Social Science Research, vol. 20, n° 1, 2007.
  8. Voir Suzy Lee, « Immigration strategy in the Biden era », Catalyst, vol. 4, n° 4, hiver 2021.

 

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