Asad Haider, extraits d’un texte paru dans ACTA, 30 juillet 2020[1].
Dans cette discussion avec Rafael Khachaturian, Haider aborde le rapport entre les catégories de race et de classe. Il insiste en particulier sur l’importance de penser les notions de blanchité et de privilège blanc, non pas en termes d’identité individuelle, mais de structure sociale. Il retrace également la généalogie du concept d’identity politics et oppose son origine révolutionnaire à sa dilution contemporaine dans le capitalisme libéral. Haider se confronte ensuite à la crise du marxisme et à sa possible reformulation, fondée en particulier sur le concept d’« universalité insurgée », qui pourrait soutenir une politique d’émancipation réellement égalitaire, adressée à tous et non à quelques-uns.
Rafael Khachaturian – En 2016, après la victoire de Donald Trump, le récit dominant prétendait qu’il s’agissait de la revanche de la classe ouvrière blanche opprimée. Qu’est-ce qui reste de cela ?
Asad Haider – Cette classe ouvrière blanche opprimée était un fantasme des intellectuels libéraux. Il n’existe pas de groupe aussi cohésif agissant comme un bloc politique dans la politique américaine. Les tendances électorales typiques sont que les électeurs aux revenus les plus élevés ont tendance à favoriser les républicains et les politiciens de droite. L’explication de l’élection de Donald Trump ne doit pas se situer au niveau de la conscience ou des idées des individus blancs qui votent, mais plutôt en termes de structures globales du système politique américain et de la composition de classe des États-Unis. Je pense qu’il est assez clair qu’il y a eu une crise politique structurelle – une crise des partis politiques, qui se poursuit aujourd’hui. Le fait est que le système politique existant n’a pas réussi à représenter les besoins et les demandes politiques de la grande majorité de la population américaine. Et donc cette classe ouvrière blanche chimérique peut facilement servir d’explication aux personnes qui ne veulent pas réellement affronter cette crise du système politique.
Vous avez fait référence à la formulation de Stuart Hall[2] selon laquelle « la race est la modalité dans laquelle la classe est vécue ». Pourtant, on dit que les récits marxistes sont coupables de réductionnisme économique, comme si la race et la classe s’excluaient. Pourquoi l’intersection de la race et de la classe dans les sociétés capitalistes a-t-elle été un sujet si controversé ?
Tout d’abord, comprendre la relation entre la race et la classe est un problème historique et théorique extrêmement compliqué. Dans l’histoire américaine, il ne fait aucun doute qu’il s’agit de catégories mutuellement constitutives. Il n’est pas possible de comprendre le développement du capitalisme américain et la composition de la classe ouvrière américaine sans constater qu’une grande partie du travail effectué lors de la transition vers le capitalisme a été effectué par des esclaves. L’émergence de catégories raciales est absolument centrale dans le processus par lequel sont façonnées les catégories de travail salarié et les formes d’exploitation qui se sont développées dans l’histoire américaine.
Mais c’est ensuite une question politique, car il ne fait aucun doute non plus que les deux grands mouvements ouvriers de l’histoire américaine n’ont pas réussi à fusionner. Il s’agissait du mouvement abolitionniste et du mouvement des travailleurs salariés. L’échec de ces mouvements à fusionner et à attaquer un exploiteur commun fait partie de la base de la reproduction de la race tout au long de l’histoire américaine. C’est l’aspect politique du problème : comment comment faire en sorte qu’une politique antiraciste fasse partie intégrante d’une politique de classe, et qu’une politique de classe fasse partie intégrante d’une politique antiraciste ? Cela a été difficile à réaliser, en grande partie à cause du racisme des mouvements ouvriers officiels.
Le commentaire de Stuart Hall selon lequel la race est la modalité dans laquelle la classe est vécue est une déclaration très intéressante, mais difficile à comprendre si on la sépare de l’argument plus général, à savoir son analyse de la façon dont la classe ouvrière est façonnée par la catégorisation des travailleurs en fonction de la migration. Son analyse est que du fait de la structuration raciale de la classe ouvrière, de nombreux travailleurs ne prendront conscience de leur position de classe qu’en comprenant d’abord leur position raciale. Pour Hall, ce n’est pas quelque chose qui peut être simplement considéré comme secondaire par rapport à une sorte de réalisation directe de la conscience de classe.
Selon vous, le phénomène de la blanchité (whiteness) ne peut pas s’expliquer par la compréhension de l’identité d’un individu, mais plutôt par « la structure sociale et ses relations constitutives au sein desquelles les individus sont composés ». Comment pouvons-nous commencer à penser la blanchité comme un rapport social qui soutient la reproduction de la race plutôt qu’à un niveau individualisé ?
Si nous pensons à la blanchité uniquement en termes de personnes qui croient être blanches, nous ne pourrons pas expliquer comment des personnes appartenant à tant de cultures, d’histoires, de langues, d’origines nationales différentes, etc. ont été rassemblées aux États-Unis dans la catégorie des « blancs ». C’est seulement en comprenant ces processus historiques et politiques qui ont permis aux gens d’appartenir à une catégorie comme la blanchité que nous pouvons saisir sa pertinence en tant que catégorie. Au sens où elle fait partie d’un processus de formation raciale, de la manière dont les gens sont insérés dans différentes hiérarchies. Une grande partie du débat contemporain sur le privilège blanc porte trop sur les pensées et les comportements individuels des Blancs, ce qui ne peut expliquer pourquoi ces pensées et ces comportements ont une quelconque signification politique.
Vous avez souligné que les origines radicales du terme « identity politics » ont été oubliées, dans la mesure où il s’agissait à l’origine d’une forme de critique théorique et de pratique politique révolutionnaire. Cette politique de l’identité (identity politics) est née de l’organisation féministe lesbienne noire, Combahee River Collective, active dans les années 1970. Que signifiait la politique de l’identité dans ce contexte initial ??
La Déclaration du CRC découle d’une période où plusieurs mouvements de masse s’étaient heurtés à des limites importantes. Certaines de ces limites avaient trait aux identités hégémoniques internes à ces mouvements. Dans les mouvements nationalistes noirs, les hommes noirs étaient considérés comme représentatifs de l’ensemble de la communauté noire, agissant dans l’intérêt des femmes noires ou de toutes les personnes marginalisées. Le mouvement ouvrier semblait souvent supposer que les travailleurs sont des hommes blancs. Le mouvement de libération des femmes présentait les intérêts des femmes blanches comme valant pour les femmes dans leur ensemble. La proposition d’une politique issue des identités des femmes noires était une façon de remettre en question ces identités hégémoniques et d’essayer de faire avancer une politique émancipatrice qui dépasse ces limites. C’est pourquoi cette position soutient que si les femmes noires deviennent libres, alors tout le monde sera libre.
Je pense que ce contexte de mouvements de masse et une critique politique très spécifique des stratégies et des objectifs de ces mouvements de masse est le seul contexte dans lequel vous pouvez comprendre la Déclaration du CRC. Si le terme d’identity politics est déraciné de ce contexte, il devient un signifiant flottant qui, à mon avis, n’a plus de sens clair. Mon argument n’est pas que l’usage actuel des politiques de l’identité serait une sorte de déviation par rapport à son véritable sens ou une trahison de l’origine ou quelque chose de ce genre. Ce que je veux souligner, c’est qu’il y a un véritable antagonisme politique entre le projet d’émancipation du CRC et les politiques contemporaines de l’identité, qui tournent autour de la reconnaissance individuelle et de la reconnaissance de l’État.
En quoi une perspective marxiste est-elle aujourd’hui convaincante en tant que théorie de la politique et de la société ?
Malheureusement, une grande partie de la discussion sur le marxisme aujourd’hui semble supposer qu’il s’agit d’un ensemble de réponses déjà déterminées à toutes les questions qui peuvent se poser au cours de la pratique politique. Bien sûr, ce n’est pas le cas. Dans presque toutes les questions que vous vous posez, vous pouvez trouver un large éventail de positions marxistes et des débats très virulents entre les différentes positions qui s’y rapportent. Les solutions supposées sont tirées de situations historiques très différentes et nous ne pouvons pas nous contenter de transposer simplement une position ou une approche politique qui était appropriée en 1915 au contexte d’aujourd’hui.
Les plus grands représentants de la tradition marxiste ont plutôt cherché à construire leur approche théorique à partir de la base, d’une manière qui soit appropriée pour le présent tout en s’appuyant sur cet héritage historique. Si nous voulons penser le marxisme aujourd’hui, nous devons maintenir la perspective que le marxisme offre une perspective d’émancipation dans le contexte de l’émergence de la société capitaliste. La critique de la société capitaliste et la reconnaissance du fait que tout projet d’émancipation doit surmonter le capitalisme est un principe bien vivant. Cependant, ce n’est pas seulement à cause de cette perspective que le marxisme est un fait politique central pour nous. C’est aussi que les mouvements émancipateurs qui ont été fondamentaux dans l’histoire, du XIXe siècle à l’ensemble du XXe siècle, ont montré que le marxisme n’était pas seulement un ensemble d’idées ou une théorie, mais une force organisatrice active pour les projets d’émancipation. Il a été repris dans les révolutions qui ont renversé les États existants et institué de nouveaux États qui étaient censés s’engager dans une transition vers une société socialiste. Il a été repris dans les luttes de libération nationale, il a été repris dans les mouvements ouvriers, qui ont obtenu des changements majeurs dans les conditions de travail des gens dans tout le monde capitaliste avancé.
En même temps, nous devons reconnaître que le marxisme est entré dans une sorte de crise à tous ces niveaux. Les sociétés de transition ne sont pas parvenues au socialisme, n’ont pas réussi à élaborer une autre forme de vie, et le fait que le projet politique marxiste ait été confondu avec la prise du pouvoir d’État a été une limite fondamentale à la réalisation d’un autre type de société. Les luttes de libération nationale contre l’impérialisme se sont heurtées à la limite des nouveaux types de souveraineté nationale, qui reproduisaient les structures de l’État-nation. Le mouvement ouvrier a souvent fini par être incorporé dans les opérations du capitalisme en tant que partenaire de second rang. Toutes ces choses représentent une crise pour le marxisme depuis la fin du XXe siècle. Je pense qu’il est impossible de prétendre que le marxisme pourrait être préservé tel quel sans reconnaître cette crise et y faire face.
Vous défendez la notion d’universalité insurgée comme une composante nécessaire de la politique d’émancipation. Vous écrivez que cette notion se manifeste dans les actes d’insurrection qui exigent l’émancipation non seulement des personnes impliquées, mais de tous les opprimés.
Quand on regarde l’histoire des luttes pour l’émancipation, c’est bien ce principe que l’on voit avancé. Le principe n’est pas que quelques personnes devraient être exemptées de l’esclavage. C’est le principe de toute révolte d’esclaves : l’esclavage doit être aboli. Dans toutes les grandes révolutions, nous voyons l’idée que la domination de chacun peut être surmontée. Je pense qu’il est très important de rester fidèle à cette idée. Lorsque nous essayons de concevoir l’universalité, nous devons suivre la direction de ces événements historiques réels au cours desquels la possibilité de surmonter la domination de chacun a été présentée sous une forme très matérielle, dans la révolte de ceux qui sont exclus et la possibilité de transformer la société. Nous ne pouvons formuler l’universalité au niveau de l’abstraction en parlant de droits universels ou en parlant d’une sorte de nature humaine universelle qui donnerait lieu à un ensemble particulier de principes. Dans les moments où l’existence concrète de la domination est remise en cause, les gens affirment leur volonté de changer la société alors que nous voyons cette universalité en action.
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Asad Haider est membre du comité éditorial de Viewpoint (https://viewpointmag.com) et l’auteur de Mistaken Identity: Anti-Racism and the Struggle Against White Supremacy (Verso, 2018).
[1] Le texte original se trouve à https://acta.zone/marxisme-race-et-universalite-entretien-avec-asad-haider/
[2] Hall (1932-2014) était un théoricien britannique (d’origine jamaicaine) marxiste réputé et un des co-fondateurs de la New Left Review.