François Saillant avait initialement l’intention d’écrire un livre sur les origines de Québec solidaire (QS), en remontant jusqu’aux années 1980 pour inclure les alternatives de gauche qui ont suivi l’échec référendaire et la disparition des groupes marxistes-léninistes. Élargissant ses ambitions, il a décidé d’aller aux sources de l’action électorale de gauche, en s’intéressant aux premiers candidats ouvriers, apparus dans les années 1880. Le fil conducteur de son récit est « la tentative inlassablement répétée de porter la cause des travailleurs et des travailleuses sur la scène politique en vue de la construction d’une société plus juste, égalitaire, socialiste dans le sens large du terme » (p. 14). Par gauche politique, il entend donc 1) les groupes qui se réclament explicitement de la gauche et 2) qui souhaitent participer aux élections. Le survol d’un passé plus lointain permet de tracer des parallèles intéressants avec le contexte actuel.
Le premier chapitre du livre est parmi les plus intéressants puisqu’il porte sur une période moins bien connue, les années 1880 à 1920. Ce sont les Chevaliers du travail, une union américaine implantée au Québec à partir de 1882, qui soutiennent les premières candidatures ouvrières indépendantes. En 1888, Alphonse-Télesphore Lépine, typographe, est élu dans une circonscription fédérale dont les limites recoupent celles de l’actuel Centre-Sud à Montréal. En 1890, Joseph Béland, briqueteur, est élu dans la circonscription provinciale qui correspond au Faubourg Sainte-Marie. Malgré quelques interventions pertinentes de ces deux politiciens, l’expérience se révèle un échec pour le mouvement ouvrier. En effet, Lépine est proche du Parti conservateur, tandis que Béland est proche des libéraux. Les deux élus s’affrontent sur la place publique. Certains en viennent alors à la conclusion qu’il faut former un véritable parti des travailleurs, pour s’éloigner des partis traditionnels. On assiste donc à la naissance du Parti ouvrier de Montréal (POM) en 1899, puis à celle du Parti ouvrier du Canada (POC) en 1910. Malgré quelques victoires électorales, les partis ouvriers de l’époque sont incapables de former un pôle ouvrier autonome. Leurs élus finissent tous par collaborer avec le Parti libéral. Cela souligne l’importance, d’hier à aujourd’hui, d’une forte mobilisation des militantes et militants de la base (à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du parti) pour éviter que des député·e·s isolés, absorbés par les dynamiques parlementaires, soient cooptés par l’élite.
Durant la période 1921-1959, la gauche québécoise connaît deux succès électoraux : l’élection à Montréal de Fred Rose du Parti ouvrier progressiste (POP) en 1943 et celle à Rouyn-Noranda de David Côté de la Co-operative Commonwealth Federation (CCF, ancêtre du Nouveau Parti démocratique) en 1944. Le premier, électricien d’origine polonaise, est un militant de longue date du Parti communiste du Canada (PCC). Il en est à sa troisième tentative électorale lorsqu’il remporte une partielle dans Cartier sous la bannière du POP, nom porté par le PCC de 1943 à 1959. Bon communicateur, proche des gens, il se fait connaître grâce à ses positions en faveur des allocations familiales, d’emplois décents pour les vétérans et d’un programme de construction de logements convenables pour les familles du pays. En 1945, il est réélu en doublant son score, mais il tombe ensuite en disgrâce lorsqu’il est reconnu coupable d’espionnage pour l’URSS, « même si les faits qui lui sont reprochés se sont produits alors que ce pays était un allié du Canada » (p. 44). Fred Rose est le seul élu de l’histoire du Parti communiste, mais ce parti ne joue pas pour autant un rôle négligeable. Dans les années 1930, ses militants et militantes – dont l’impressionnante Léa Roback – répondent à des besoins immédiats en organisant les sans-emploi, en luttant contre les évictions et en participant à des campagnes de syndicalisation. Bien que le parti affronte une répression féroce, ce travail de terrain contribue certainement à son ancrage dans la communauté et peut expliquer en partie la victoire de Fred Rose. De même, l’élection de David Côté de la CCF « est largement due au succès de la campagne de syndicalisation menée l’année précédente par la Mine Mill, premier syndicat à représenter les intérêts des mineurs de l’Abitibi-Témiscamingue » (p. 50). Cet aller-retour entre l’implication dans les luttes sociales et l’action électorale est sans doute un élément indispensable au succès de tout parti de gauche.
Le chapitre 3 porte sur l’émergence des premiers groupes qui conjuguent explicitement indépendance et socialisme. La question nationale est un thème récurrent du récit de la gauche québécoise. Bien souvent, elle est source de tensions. Dans les années 1930, la CCF peine à s’implanter au Québec, entre autres en raison d’une direction anglophone dont certains membres tiennent des propos francophobes (p. 48). En 1947, les dirigeants canadiens du POP accusent des militants québécois d’être nationalistes et de ne pas suivre la ligne du parti sur la question des relations fédérales-provinciales, ce qui mène au départ de 300 membres francophones. Dans les années 1970, les groupes marxistes-léninistes s’aliènent une partie de la gauche en prônant l’abstention au référendum sur la souveraineté, au nom de « l’unité de la classe ouvrière canadienne ». Il faut attendre les années 1980 pour que la jonction entre indépendantisme et projet social progressiste soit pleinement accomplie. Québec solidaire reprend cette position à son compte dès sa fondation, et l’approfondit lors de la fusion avec Option nationale en 2017.
Dans les trois derniers chapitres, François Saillant raconte le lent processus d’unification de la gauche, puis décrit les évènements qui ont marqué Québec solidaire depuis sa création. Foisonnant de détails, le récit montre bien comment QS hérite des acquis du passé et profite de l’expérience de plusieurs générations de militants. François Saillant dit avoir voulu témoigner « de la manière la plus objective possible » (p. 15). Mais dans ces moments cruciaux où il est un des acteurs centraux, on aurait aimé qu’il offre son analyse personnelle des évènements. Par exemple, lors de ce fameux sommet économique où le premier ministre péquiste Lucien Bouchard a convaincu les syndicats d’accepter le déficit zéro, François Saillant est porte-parole d’une coalition de groupes communautaires qui se retire de la rencontre. Cet épisode est décrit brièvement (p. 148-149), mais le récit aurait été enrichi si l’auteur avait donné son point de vue en tant que témoin et participant de ce moment qui a eu tant d’impacts sur les services publics québécois.
Quand l’auteur se permet des réflexions plus libres, le résultat est éclairant. En conclusion, il attribue le succès de Québec solidaire entre autres à la présence de militantes et militants de la gauche sociale, qui ont introduit dans le champ politique des pratiques développées dans d’autres milieux, notamment le mouvement féministe et le mouvement communautaire. François Saillant souligne aussi l’importance du souci de l’organisation, des finances et des communications, éléments souvent négligés par les groupes de gauche du passé. Finalement, il met en garde les militants du parti contre le risque que la députation et la permanence prennent le pas sur la démocratie interne. Il invite aussi les partisanes et partisans de QS à réfléchir aux enjeux d’une gouvernance de gauche dans un monde où les capitalistes dictent les règles. Pour résister aux pressions et réellement mettre en œuvre un programme de transformation radicale, une majorité parlementaire ne suffira pas; il faudra aussi des « mouvements sociaux forts, revendicateurs, totalement indépendants » (p. 247).