Concurrence scolaire et reproduction sociale
Certains historiens, sociologues et pédagogues continuent de penser que le combat pour une école démocratique ne nécessite aucune révision en profondeur des analyses faites dans les années 1960 et 1970. L’« appareil scolaire », l’« élitisme républicain » restent l’ennemi, semblent-ils dire, sans tenir apparemment compte de l’érosion progressive de l’« éthique du service public » (Max Weber) qui fait du républicanisme non plus l’idéologie triomphante d’hier, mais la justification fatiguée d’un ordre scolaire de plus en plus transformé par les attaques néolibérales[1]. Cette inertie dans l’analyse est liée à un certain aveuglement quant aux nouvelles modalités de la reproduction sociale à l’âge de la massification scolaire. En se focalisant exclusivement sur les mécanismes classiques qui excluent les enfants des classes populaires des positions professionnelles et sociales supérieures, elle empêche de considérer les mécanismes nouveaux qui accentuent la reproduction sociale en en renouvelant les modalités. La logique de marché, qui tend à devenir la forme de régulation du système scolaire et universitaire, modifie peu à peu les manières de trier les élèves, alors même que les modalités anciennes de reproduction reposant sur les inégalités de capital culturel transmis dans le milieu familial, loin de disparaître, se métabolisent et se renforcent dans la nouvelle école capitaliste.
Dans l’ancien régime de scolarisation bureaucratique, l’institution portait très tôt un jugement catégorique sur la valeur scolaire des élèves. Ce verdict, aveugle aux facteurs sociaux des inégalités scolaires, conduisait à des destins différents dans des filières, des sections et des établissements aux caractéristiques sociales opposées. Comme le montraient Christian Baudelot et Roger Establet dansL’École capitaliste en France, la séparation entre les deux filières scolaires, qu’ils appelaient secondaire-supérieur et primaire-professionnel, recoupait et reproduisait un clivage de classe[2]. Précocement, dès l’école primaire, les élèves étaient placés dans des voies différentes d’où ils ne pouvaient sortir. Avec la suppression des petites classes des lycées et l’unification progressive de l’enseignement post-élémentaire, cette séparation précoce s’altère progressivement, sans disparaître tout à fait. La nouvelle forme de tri tend dès lors à s’opérer là même où tous les élèves sont censés suivre un enseignement commun : à l’école primaire et au collège. La massification conduit à un réaménagement des modes de reproduction sur la triple base d’une différenciation sociale des établissements, d’une distinction plus fine des parcours scolaires, d’un recours de plus en plus fréquent à l’enseignement privé et à la scolarisation parallèle proposée par des entreprises d’aide et de soutien personnalisés. La structure sociale des établissements est ainsi de plus en plus souvent affectée par les stratégies de distinction des familles qui sont en mesure de choisir leur école tandis que les « nouveaux publics », trompés par l’ouverture « démocratique » de l’école, connaissent une élimination différée dont la responsabilité leur est imputée. La concurrence devient à la fois le mode de régulation du système scolaire et l’un des facteurs de la reproduction sociale.
De façon générale, la concurrence s’impose à toutes les activités et dans toutes les professions comme la « solution » universelle pour diminuer les coûts de fonctionnement des services publics et augmenter la productivité des professionnels. Mais cette transposition de la logique de marché à toutes les activités ne se fait pas naturellement du fait des « lois immanentes » du capitalisme. Présentée comme une obligation, elle suppose une institutionnalisation politique de la concurrence. En l’absence d’un véritable marché scolaire, la politique néolibérale crée une configuration qui oblige les agents sociaux à se comporter selon la norme du marché et à adapter leur conduite aux impératifs concurrentiels. Ce que l’on appelle désormais dans la littérature sociologique des « marchés scolaires » sont, d’un point de vue économique, des « quasi-marchés ». Et ces « marchés scolaires » ou « quasi-marchés » ne sont pas le fruit d’une logique spontanée, mais le résultat d’une construction politique.
Les partisans de la logique de marché dans le champ scolaire ont attendu les mêmes effets vertueux que les économistes attribuent à la concurrence dans le domaine économique. Cette transposition suppose que l’éducation, même si l’on veut bien lui reconnaître des caractéristiques spécifiques, est un bien dont la production ne peut que bénéficier des pressions et des arbitrages que les consommateurs exercent sur les entreprises. L’un des premiers bénéfices est précisément obtenu en obligeant les directions d’établissement à gérer les écoles comme des entreprises soumises aux demandes de clients désireux de disposer d’un service de qualité. Le marché scolaire est censé imposer des normes plus contraignantes sur le travail des enseignants et la gestion des directions. Dans une situation concurrentielle, selon la doctrine, tous les acteurs se sentent nécessairement plus concernés par la qualité de l’enseignement, l’efficacité pédagogique, l’encadrement des élèves. Les écoles qui, pour fonctionner, doivent capter et garder une clientèle et qui, pour cela, doivent lui apporter satisfaction grâce à une offre éducative compétitive, vont nécessairement chercher à innover, à diminuer leurs frais, à se débarrasser de leurs mauvais enseignants. De proche en proche, espère-t-on, les « meilleures pratiques » se diffuseront dans le champ scolaire et tout le monde finira par y gagner, exactement comme dans n’importe quel secteur de l’économie de marché. Les familles sont également incitées à « optimiser » leur choix d’établissement, à s’informer, à comparer, à devenir plus responsables et à accroître autant qu’elles le peuvent les investissements éducatifs en faveur de leurs enfants. Comme l’expliquent les théoriciens néolibéraux de l’éducation, à commencer par Milton Friedman, le marché scolaire permet d’augmenter l’efficacité de l’école en déplaçant le véritable centre de gravité du pouvoir : ce ne sont plus ni la bureaucratie d’État ni les syndicats enseignants qui doivent faire valoir leurs intérêts, mais le client seul. Et c’est parce que « le client en veut toujours pour son argent » que le pouvoir qu’il peut exercer sur le marché scolaire aura des effets bénéfiques sur la performance du système d’enseignement dans son ensemble[3]. Certes, il se peut que le client en question ne dispose pas des moyens suffisants pour l’éducation de ses enfants. N’ignorant pas qu’il serait bien peu efficace de ne compter que sur la demande solvable dans une activité qui produit tant d’« externalités positives », c’est-à-dire, dans la langue économique, des effets positifs sur le bien-être de ceux qui ne participent pas ou ne peuvent participer directement au financement de cette activité, le gouvernement doit lui-même financer la production éducative. Ainsi il est invité à distribuer des vouchers, ou chèques-éducation, aux familles afin qu’elles puissent exercer librement leur choix sans être rationnées dans leur consommation de biens éducatifs par un manque éventuel de ressources. On voit dans cet argumentaire que la source de progrès n’est pas tant l’espoir de profit privé que l’incitation faite aux agents d’être plus efficaces lorsqu’ils sont soumis à un cadre concurrentiel contraignant et aux pressions de clients qui sont eux-mêmes en situation de rivalité pour accéder aux meilleures écoles. La concurrence est, pour les néolibéraux, le type de régulation le plus à même de produire des effets vertueux.
Pourtant, c’est au moment où, en France, il est de plus en plus question de parachever la construction du marché scolaire en supprimant complètement la carte scolaire que l’on dispose du recul suffisant pour prendre conscience des effets réels de ce mode de régulation. Cet argumentaire, qui établit un lien étroit entre concurrence et efficacité, n’est pas vérifié par les enquêtes menées aussi bien au niveau international que national. Et ceci pour une raison fondamentale : les travaux de recherche et parfois même des rapports officiels de l’IGEN[4] s’accordent à montrer qu’il y a surtout un lien fort entre logique de la concurrence et accroissement des inégalités. Ou, plutôt, le seul « gain d’efficacité » auquel conduit l’essor de la concurrence dans le champ scolaire est celui de la reproduction sociale, qui est obtenu par la séparation scolaire accrue des publics selon leur origine sociale et ethnique[5].
Une école de masse à plusieurs vitesses
Si l’on veut comprendre pourquoi le système éducatif connaît une transformation des modes de reproduction scolaire à l’époque de sa massification, deux considérations préliminaires doivent être présentes à l’esprit : jamais l’enjeu social de l’école n’a été aussi grand pour une masse croissante de la population, et jamais les inégalités entre établissements n’ont été aussi fortes. Avec la massification, comme le montraient dès le début des années 1990 les travaux de Pierre Bourdieu, les « exclus » d’hier sont désormais à l’intérieur de l’espace scolaire[6]. L’école de masse accroît donc en son sein la lutte pour l’obtention des « meilleurs » diplômes et des « meilleures » carrières. Cette lutte interne à l’école, qui ne va pas sans souffrances et désillusions, n’a cessé de s’intensifier avec la crise de l’emploi et le rôle accru des titres scolaires sur le marché du travail. Les nouvelles classes moyennes ont ainsi augmenté leurs investissements scolaires et rationalisé leur souci pédagogique pour tenter d’échapper aux risques de déclassement, de chômage et de précarisation de leurs enfants. Le choix décisif du lieu de résidence comme de l’établissement scolaire participe d’une peur que ressentent les nouvelles classes moyennes salariées qui doivent leur ascension sociale au diplôme délivré par l’école. Cette peur a d’ailleurs gagné progressivement certains secteurs des classes populaires qui veulent éviter à leurs enfants le risque de la relégation scolaire et sociale au contact des groupes sociaux les plus discriminés, en particulier des enfants issus de l’immigration. Tous les moyens leur paraissent bons pour éviter la contamination de l’exclusion, pour protéger les enfants de tout ce qui pourrait leur nuire, pour les éloigner des « mauvaises fréquentations » et des « mauvaises habitudes » qui risqueraient de les faire échouer. On conçoit alors la différence avec le système ancien, qui fonctionnait selon le principe de la séparation des réseaux de scolarisation propres aux différentes classes sociales[7]. L’institution scolaire séparait dès l’enseignement primaire les franges étroites d’élus et les grandes cohortes d’exclus. Or l’école dite « unique » change la donne : désormais, c’est à l’intérieur de l’espace scolaire que les séparations sociales s’opèrent entre filières nobles et roturières, entre établissements bourgeois et établissements populaires.
L’un des signes majeurs de cette « particularisation sociale » des établissements est l’importance prise par le contournement de la carte scolaire[8]. Les chiffres disponibles, qui sont sans doute sous-estimés du fait des multiples astuces d’évitement (fausses adresses, domiciliations de complaisance, « pistons »…), indiquent que « le phénomène est à la fois massif et en progression constante[9] ». Les données fournies par Catherine Barthon et Brigitte Monfroy pour la ville de Lille sont éloquentes : 59 % de la population scolarisée en collège le sont dans un établissement hors secteur (23 % dans un autre établissement public et 36 % dans un établissement privé). Si ces stratégies d’évitement concernent tous les groupes sociaux, elles sont surtout le fait des classes supérieures, dont seulement 19 % des enfants sont scolarisés dans le collège de secteur (23 % dans un autre établissement public et 58 % dans un établissement privé)[10]. Ces chiffres indiquent un phénomène plus complexe que la seule fuite des établissements à recrutement populaire. En réalité, la concurrence s’exerce entre tous les établissements dont les positions relatives sur le marché déterminent les forces d’attraction et de répulsion dont ils sont l’objet. La dérogation dans le public et le recours au privé sont les moyens pour beaucoup de familles de « choisir » leur école, lorsque existe encore un cadre administré d’affectation des élèves. Le privé fonctionne d’ailleurs moins comme un choix spirituel ou moral que comme une solution provisoire à un problème d’orientation ou comme un moyen d’échapper plus durablement à une école jugée dangereuse et mal fréquentée[11]. Si en France le privé scolarise 18 % des élèves, 40 % d’une classe d’âge y ont recours au moins une fois au cours de leur carrière scolaire. Non seulement le privé permet de se soustraire, ne serait-ce que momentanément, à une sectorisation jugée défavorable, mais il peut rassurer du fait d’un encadrement jugé plus présent et plus rigoureux et d’un recrutement de meilleure qualité sociale.
Rappelons que la carte scolaire a été mise en place en 1963 par le pouvoir gaulliste pour accompagner la scolarisation obligatoire dans les collèges. Il subsistait alors des types d’établissements différents ayant des histoires et des images différentes. Le but de cette sectorisation était d’obliger les familles à scolariser leurs enfants dans le collège de proximité, « qu’il s’agisse d’un ancien premier cycle de lycée, d’un ancien CEG, ou encore d’un CES nouvellement ouvert[12] ». L’intention était de supprimer les premiers cycles de lycée avant 1971. Or, cette année-là, 21 % des élèves y étaient toujours scolarisés. Aujourd’hui encore, environ trente « cités scolaires » (notamment dans les quartiers chics de Paris) sont restées en place et ont gardé leur « petit lycée ». Puis, en 1984, la gauche a assoupli la carte scolaire. Selon une enquête menée par Robert Ballion à la demande de Jean-Pierre Chevènement, trois quarts des parents étaient favorables à cet assouplissement mais seuls 8 à 20 % d’entre eux ont demandé une dérogation. L’expérience est ensuite passée de trois à six départements. René Monory à son tour a voulu renforcer la « désectorisation » au nom de la « liberté de choix des familles »[13]. Et c’est en 2007 que Xavier Darcos a annoncé l’intention du gouvernement de supprimer complètement la carte scolaire d’ici 2010. La justification est encore de donner une nouvelle liberté aux familles, de favoriser l’égalité des chances, d’améliorer la diversité… Les élèves handicapés et boursiers figurent en tête des critères pour obtenir une désectorisation[14]. Avant toute suppression éventuelle de la carte scolaire[15], de multiples possibilités de dérogations ont été mises en œuvre par les parents, et le choix de la « bonne école » passe également par des moyens qui ne tiennent pas aux seules opportunités légales internes au secteur public. Diverses formes d’évitement existent dans les zones urbaines et périurbaines, du changement d’adresse obtenu grâce à des membres de la famille mieux « situés » géographiquement au choix d’options rares ou de certaines langues, quand ce n’est pas l’achat d’une chambre de bonne dans un « beau quartier ». Il existe en vérité un « marché noir » de l’école, sur lequel se rencontrent les stratégies des familles, incluant le choix du lieu de résidence ou la mobilisation familiale et relationnelle, et les établissements qui désirent attirer les bons élèves par le jeu des options et les garder par la constitution de « bonnes classes », selon une stratégie défensive souvent pratiquée par les établissements les moins bien placés sur le marché. Cependant, en l’absence d’une politique volontariste visant à équilibrer la composition sociale des établissements et à égaliser les conditions concrètes d’enseignement, les marges laissées aux choix des familles renforcent inexorablement la polarisation. La politique française est en somme un libéralisme par omission.
L’assouplissement puis la suppression annoncée de la carte scolaire ne font que favoriser une tendance préexistante. Comme le signalait un rapport d’études d’un organisme dépendant de l’OCDE, cette utilisation différenciée des choix se retrouve à l’identique dans la plupart des pays où elle est devenue possible : « Quand les politiques facilitent le choix, soit en offrant la possibilité de s’inscrire librement dans les écoles publiques, soit en rendant l’enseignement privé moins coûteux, voire gratuit, un nombre non négligeable d’individus en profitent pour choisir leurs écoles. » Et le rapport ajoutait : « À l’expérience, il s’avère que la proportion de “décideurs actifs” ne doit pas nécessairement être énorme pour avoir un impact significatif sur les systèmes scolaires[16]. » La conclusion du rapport était sans appel : « Le résultat de l’élargissement du choix est d’accentuer les différences entre des collèges s’adressant à des populations différentes. Ceci est particulièrement évident aux deux extrêmes : d’une part, dans les écoles privilégiées préparant une élite à entrer dans des lycées orientés vers la réussite intellectuelle, d’autre part, dans les écoles des quartiers pauvres qui se consacrent à l’enseignement des enfants en difficulté ou proposent des cours aux immigrés dans leur langue maternelle[17]. » Les comparaisons internationales réalisées depuis confirment le diagnostic[18]. On ne s’étonnera pas des constats qui ont été faits par divers organismes ou associations français depuis : le libre choix contribue à la polarisation sociale et ethnique des établissements.
Le marché très spécial de l’école
Sans même que l’idéologie néolibérale ne devienne ouvertement hégémonique dans le système éducatif, une logique concurrentielle s’impose à tous, au point que même ceux qui s’y opposent ne peuvent pas ne pas en tenir compte. Il n’y a là nulle perversité des « acteurs », mais une conduite qui a sa cohérence dans la situation qui a été créée : dans un univers organisé selon un principe de compétition, chercher à obtenir les meilleures conditions de scolarisation apparaît comme une contrainte dans un « jeu stratégique ». Le « libre choix » est en réalité une obligation de jouer, quand bien même on réprouverait les règles du jeu et que l’on aurait les plus grandes craintes quant à ses conséquences sociales et politiques. Le marché n’est pas l’espace du choix libre d’un individu rationnel, mais une règle des relations sociales qui s’impose aux différents sujets sociaux disposant d’atouts inégaux dans le « jeu » compétitif[19]. Cet univers de concurrence favorise ceux qui sont dotés des meilleurs leviers économiques, sociaux, culturels et relationnels, qui leur permettent de choisir, ou plus exactement de se faire choisir par, les établissements prestigieux et d’« optimiser » leurs atouts relatifs. Il est essentiel de comprendre que ce mécanisme de différenciation vient s’ajouter aux autres déterminants classiques de la reproduction des classes bien étudiés par la sociologie de l’éducation. Tout se passe comme si, en dissimulant ces nouveaux rouages derrière la « démocratisation », l’école avait intériorisé de plus en plus la division sociale et, en l’intériorisant, fonctionnait selon un nouveau mode de production des inégalités dont le facteur principal est le « sens du placement » que les familles les plus aptes à définir une stratégie sont en mesure de déployer[20].
Tous les groupes sociaux n’ont pas les mêmes dispositions, atouts et intérêts au regard des stratégies scolaires. On sait que les dérogations à la carte scolaire ont été le fait de groupes minoritaires, notamment les catégories sociales les plus privilégiées. Sharon Gewirtz, Stephen J. Ball et Richard Bowe distinguaient trois grands types de « choosers ». Les privileged/skilled choosers, les semi-skilled choosers et les disconnected choosers. Les premiers appartiennent aux milieux favorisés, les deuxièmes se partagent entre milieux favorisés et milieux populaires, et les troisièmes se recrutent presque exclusivement dans la classe ouvrière. On sait également que certaines familles n’ont aucun intérêt à contourner la carte scolaire quand leur lieu de résidence correspond à l’emplacement de bons établissements. La stratégie de placement scolaire est le fruit de considérations multiples, parmi lesquelles le choix d’un « meilleur » établissement est pondéré par sa distance géographique. Ainsi, beaucoup de familles populaires semblent se résigner à l’école du quartier non par absence d’intérêt pour la scolarité de leurs enfants, mais du fait de la difficulté qu’il y aurait à se déplacer hors de zones de résidence mal desservies par les transports en commun. Ce qui est en jeu ne se réduit pas à un évitement des mauvaises fréquentations mais relève de stratégies plus complexes, qui ne concernent pas seulement les plus mauvais établissements de la périphérie et dont la finalité indirecte est de placer son enfant dans un milieu « stimulant », « porteur », dans lequel celui-ci puisse trouver l’« ambiance de travail » qui maximisera ses chances de réussite individuelle. Le choix n’est, quant à lui, pas motivé par des raisons exactement semblables selon les différentes fractions d’une même classe sociale. Parmi les classes moyennes des communes urbaines qui ont la plus grande propension au choix, Agnès van Zanten distingue quatre sous-groupes (les technocrates, les intellectuels, les techniciens, les médiateurs) aux valeurs différentes plus ou moins en harmonie avec la recherche d’un entre-soi social lui aussi plus ou moins radical[21].
La logique concurrentielle ne conduit pas à une « diversification de l’offre » telle que chaque type de consommateurs trouverait sa « niche », comme le supposaient les théoriciens du néolibéralisme scolaire John Chubb et Terry Moe. Elle ne conduit pas plus à la « différenciation pédagogique » qui permettrait à chaque type d’élève de trouver une réponse adaptée à ses « besoins » spécifiques, comme l’espéraient les militants pédagogiques des années 1960 et 1970 qui, sans être des adeptes de la logique de la concurrence, faisaient de la logique de la différence un moyen de démocratisation des apprentissages. La logique concurrentielle conduit bien plutôt à une sélection de plus en plus dure dans les « bonnes écoles » et à une hiérarchisation accrue, à la fois scolaire et sociale, des établissements. Elle devient tellement puissante qu’elle en vient à affecter le marché du logement – comme en témoignent les agents et les promoteurs immobiliers – dans de nombreuses villes. La ségrégation scolaire est sans doute pour une part le reflet de la ségrégation résidentielle, mais les relations sont complexes du fait que l’offre scolaire est plus riche et variée dans les zones les plus bourgeoises[22]. La polarisation sociale des établissements est renforcée par l’accroissement des ségrégations de résidence, mais elle est aussi productrice de différences dans le lieu d’habitat, comme semblent l’indiquer de plus en plus les motifs d’acquisition de logements[23].
Les motifs des choix
Les partisans du « libre choix » de l’école supposent que celui-ci se fait essentiellement en fonction de critères scolaires. Cela supposerait que les bons élèves cherchent à aller dans une école de bon niveau quand les autres devraient se contenter d’écoles moins bonnes. Compte tenu de la corrélation entre réussite scolaire et classes sociales, ce serait déjà une première cause de différenciation sociale des établissements. Mais les logiques de choix sont loin de relever d’une telle rationalité, comme l’ont cru naïvement tous les créateurs des instruments du marché, et notamment ceux qui ont créé des indicateurs quantitatifs censés rendre compte de la « qualité » des établissements[24]. Il s’agissait alors pour les responsables ministériels de mieux informer les familles par des indicateurs supposés leur fournir la « valeur ajoutée[25] » que l’établissement pouvait apporter à leurs enfants afin que, « consommateurs » de services scolaires, elles soient bien renseignées sur le « produit » qu’ils demandaient. Or c’est moins cette « valeur ajoutée » qui est déterminante pour le choix des familles que les valeurs sociales des élèves et, par là, des familles des élèves scolarisés dans les établissements. Les représentations des familles ne sont pas d’abord une « représentation appauvrie » (Robert Ballion) à laquelle on pourrait opposer une connaissance objective de la valeur d’une école. Ce sont avant tout des représentations sociales qui « résument » le point de vue socialement déterminé de ceux qui sont amenés à estimer cette valeur. La démarche technocratique qui consiste à fournir des indicateurs supposés irréprochables pour combattre les représentations sociales (que l’on laisse jouer par ailleurs librement) est pour le moins problématique. Les parents ne désirent pas nécessairement une « usine à examen », mais un « endroit où l’on travaille », « un lieu où l’enfant s’épanouit », une école « où règne une certaine harmonie ». Ils désirent surtout une école où leurs enfants retrouveront d’autres enfants qui seront proches des leurs, voire mieux que les leurs, en tout cas qui seront pour leur progéniture une « bonne fréquentation[26] ». La vision sociologiquement naïve des « évaluateurs » oublie donc que le choix d’une école dépend de signes et de l’interprétation de ces signes qui ne sont pas tous parfaitement conscients ou avouables ni, a fortiori, rationnels. Les « sentiments », les « impressions », les « goûts » des parents et des enfants sont des produits sociaux. Parmi les « signes » que les écoles voudraient maîtriser par leur politique de communication, celui sur lequel elles peuvent le moins immédiatement jouer lorsqu’elles sont en mauvaise position sur le marché est la fréquentation des écoles, c’est-à-dire la présence plus ou moins voyante des élèves d’origines ethniques variées et la présence connue ou seulement réputée de « mauvais éléments », laquelle est plus que tout autre élément un facteur de « mauvaise impression », donc de choix négatif[27]. Il en va de même des familles, comme le rappelle Choukri Ben Ayed, pour qui « les meilleurs résultats de l’établissement n’apparaissent pas, loin s’en faut, comme la raison principale du choix de l’établissement scolaire. Demême la proximité du domicile, le choix d’options ou les “convictions personnelles” ne sont pas non plus les éléments les plus déterminants. C’est la “bonne fréquentation” de l’établissement qui l’emporte et ceci, quelle que soit l’appartenance sociale des familles (à des degrés divers néanmoins)[28] ». Si, pour les familles des classes supérieures, la logique de performance reste très affirmée, pour les autres groupes sociaux, y compris et de plus en plus les classes populaires, chercher à mettre son enfant dans un bon, voire un très bon établissement procède d’une logique de protection. Derrière la hantise de la violence en milieu scolaire, il y a surtout la crainte de mettre son enfant « en danger », non pas seulement physiquement, mais aussi socialement. Le choix, quand il est fait, est souvent celui de ne pas mêler son enfant avec des enfants dont on se méfie, c’est-à-dire celui de l’entre-soi, ou même, si possible, celui d’accéder à un établissement de recrutement scolaire supérieur à son propre milieu social.
C’est donc un marché étrange puisque ce sont les « consommateurs » eux-mêmes qui font la valeur d’un établissement. Le « capital social » propre à un espace résidentiel ou à un établissement scolaire relève en réalité de la logique du club sélectif qui fonctionne par cooptation. La valeur des écoles résultant du libre jeu du marché dépend ainsi de la « qualité » sociale et culturelle des élèves qui y sont recrutés et, selon les corrélations connues, de celle des parents.
Ce double phénomène d’autosélection et d’éloignement des catégories que l’on ne veut pas côtoyer à l’école conduit à une homogénéisation sociale croissante des établissements et à des contextes de scolarisation de plus en plus opposés quant à leurs effets sur les acquisitions scolaires et la socialisation morale des élèves[29].
La massification ségrégative
L’une des premières conséquences de ces pratiques d’évitement est le phénomène de séparation des groupes socialement les plus opposés : les jeunes des classes les plus pauvres, souvent issus de l’immigration maghrébine et africaine d’un côté, les jeunes issus des groupes les plus favorisés de l’autre côté. Cette polarisation se voit particulièrement bien dans les zones à forte densité scolaire qui favorisent une division spatiale particulièrement marquée des populations scolarisées. Les enquêtes de l’OCDE montrent que, dans la plupart des pays, la logique du marché scolaire conduit à la disparition des établissements polyvalents et accentue la polarisation sociale et raciale, que ce soit aux Pays-Bas, en Angleterre, en France ou aux États-Unis.
Par un engrenage infernal, si les conduites d’évitement accentuent cette polarisation, elles en sont aussi l’effet. Et plus la situation réelle ou fantasmée entre établissements paraît inégale, plus se développent les comportements qui la rendent effectivement de plus en plus inégale, du moins dans le cadre du laisser-faire. Robert Ballion annonçait au début des années 1990 que « certains établissements tiendront objectivement le rôle d’“abcès de fixation”. Ils seront ces ghettos dont l’existence protège le reste du corps de la contamination[30] ». Et il ajoutait que « la politique de ségrégation qui consiste à séparer le bon grain de l’ivraie suffira à “protéger” la plupart des lycées ; elle évitera qu’ils ne deviennent, par l’action d’une minorité incontrôlable, des mécaniques déglinguées[31] ». C’était voir juste et loin.
On a pu parler à ce propos d’« apartheid scolaire[32] ». Georges Felouzis, Françoise Liot et Joëlle Perroton, dans leur enquête sur les collèges de l’académie de Bordeaux, ont mis en évidence l’ampleur prise par ces phénomènes de ségrégation ethnique : 10 % des collèges de l’académie scolarisent 40 % des élèves immigrés ou issus de l’immigration. Les conduites stratégiques diverses, d’excellence et de protection, produisent un effet massif : la constitution de « poches de difficultés », d’« établissements sensibles », d’« abcès de fixation », peu importe comment on les nomme, qui enferment dans des établissements de relégation les élèves que les autres établissements « rejettent ». Les enquêtes sur les différenciations sociales et scolaires témoignent de l’ampleur du phénomène. Celles qui ont été menées par Danièle Trancart au cours des années 1990 ont ainsi montré que les recrutements entre collèges publics avaient tendance à devenir de plus en plus ségrégatifs[33]. Dans les grandes villes et en particulier à Paris, la différenciation sociale des établissements s’est accélérée à la faveur de la désectorisation. Les syndicats ont commencé à réagir, des grèves ont éclaté à l’hiver 2000 et au printemps 2001 dans plusieurs « établissements- ghettos » pour enrayer une telle tendance. L’interaction entre classes et lieux de résidence n’est en tout cas pas une relation de simple reflet direct[34]. Il faut prendre en compte, pour comprendre, les conduites des individus et examiner leurs effets.
La concurrence permet la mise en œuvre par les familles de ce que Pierre Bourdieu appelait un « sens du placement », composé de stratégies fines, aux multiples dimensions, dans un contexte concurrentiel local à chaque fois spécifique. C’est ce « sens » qui guide les parents, conscients que, au-delà de la « bonne école », le choix a pour enjeu le bon établissement dans un enseignement supérieur, la « bonne » formation professionnelle et le « bon » métier. La question pour les familles n’est pas seulement de fuir les pires établissements mais d’accéder à l’établissement optimal, compte tenu des atouts dont elles disposent, des ambitions qu’elles ont pour leurs enfants. En un mot, les parents, quoiqu’ils ne se rencontrent pas physiquement, mènent entre eux une lutte pour l’appropriation des biens scolaires rares. Comme le montrent Franck Poupeau et Jean-Christophe François[35], les beaux quartiers connaissent aussi des phénomènes d’évitement importants, qui aliment des flux allant des établissements publics vers les établissements privés, de ceux qui sont bons vers les très bons, et des très bons vers les excellents. Autrement dit, la concurrence scolaire concerne tout le monde, y compris ceux qui sont déjà les mieux lotis dans les espaces résidentiels les plus chics.
Pour rendre compte de la généralité du phénomène, on peut faire l’hypothèse, avec Georges Felouzis et Joëlle Perroton, que nous avons affaire à un marché segmenté, assez comparable à la segmentation du marché du travail observée dans les années 1970 par les économistes américains[36]. Au centre du système dual, nous aurions le marché de la « bonne école », qui concerne les élèves destinés à faire une carrière longue dans le système scolaire. Ce marché central comprend les établissements les plus choisis, c’est-à-dire les « mieux fréquentés » socialement. On y trouve les établissements privés et publics d’excellence, recrutant dans les milieux « aisés », ainsi que de bons établissements qui risquent de perdre des élèves attirés par les deux autres types. Dans le marché périphérique, les échanges se font depuis les établissements de relégation vers d’autres établissements publics et privés « populaires », mais considérés comme meilleurs. Dans le premier marché, la logique qui préside au choix serait plutôt celle de l’excellence, quand, dans le second, elle serait plutôt celle de la protection. Cette dualisation du marché scolaire est un puissant levier de reproduction sociale qui, d’un côté, vient relayer et renforcer la transmission familiale du capital culturel et, de l’autre, nuire aux apprentissages scolaires de ceux qui ne bénéficient pas à domicile de cette transmission. Mais lorsque les familles sont conduites à fuir un établissement de relégation, lorsqu’elles veulent choisir un établissement de protection ou d’excellence, ne se trompent-elles pas si elles n’ont pour norme de jugement que la composition sociale de l’établissement ?
Le choix et la reproduction sociale
La constitution de ghettos scolaires réservés aux enfants pauvres et étrangers, la détérioration des conditions d’enseignement que l’on y observe, ne sont pas des « accidents » malheureux ou des « dysfonctionnements » involontaires. Elles témoignent d’un mode renouvelé de reproduction des positions des groupes les plus favorisés[37]. En d’autres termes, l’instauration du marché scolaire s’inscrit dans les modalités offertes aujourd’hui à ceux qui le peuvent de mettre en œuvre des stratégies plus ou moins conscientes de reproduction sociale qui mobilisent toutes les formes de capital, économique, social, culturel. Plus que jamais l’éducation est un « bien positionnel[38] ».
Pour montrer que les mécanismes concurrentiels contribuent à la reproduction sociale, il faut se demander quelles sont les conséquences, sur les parcours scolaires, des polarisations sociales observées. Ce sont les réflexions sur l’« efficacité de l’école » qui, dans les pays anglo-saxons notamment, ont attiré l’attention sur les conséquences sociales de l’apparition des marchés scolaires en montrant que la croissance des inégalités entre établissements allait à l’encontre de l’efficacité globale du système d’enseignement. Au niveau international d’abord, le recensement très complet des enquêtes sur le sujet, réalisé dès 2000 par les chercheurs de l’IREDU, montrait que la compétition entre établissements s’accompagnait le plus généralement d’une polarisation sociale et ethnique accrue et non pas d’une amélioration de l’efficacité des systèmes d’enseignement, comme le prétendaient les défenseurs de ce mode de régulation[39]. Ceci a conduit les chercheurs à déplacer la question : non plus se demander, à la manière des économistes néolibéraux, quel est le résultat de la concurrence entre entreprises scolaires sur leur « efficacité » individuelle, mais quelles sont les conséquences de l’« entre-soi » scolaire sur les inégalités et les mécanismes de reproduction sociale, et donc sur l’efficacité d’ensemble du système éducatif.
Cette question éminemment critique a été abordée avec retard en France, et non sans hésitation, du fait même de la domination à partir des années 1980 de la problématique de l’« efficacité de l’école » dans de nombreux travaux, qui conduisait à s’intéresser de façon décontextualisée à l’« effet établissement » ou à l’« effet enseignant » sur les réussites des élèves[40]. En revanche, elle a été précocement très débattue dans la littérature anglo-saxonne à la suite des travaux pionniers du Néo-Zélandais Martin Thrupp sur le school mix effect, terme qui désigne l’effet de la composition du public scolaire[41]. On sait que l’une des principales leçons à tirer de la sociologie critique des années 1960 est la mise en évidence des effets de l’origine sociale sur la réussite scolaire du fait de la transmission de ce que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron ont appelé le « capital culturel ». Dans ce modèle d’analyse, il n’était pas directement question de l’effet que pouvait avoir le contexte de scolarisation, qu’il s’agisse de la classe, de l’établissement ou des relations d’interdépendance locale entre les écoles. Ce qui l’emportait dans l’explication des inégalités de résultats constatées entre élèves de milieux sociaux différents était pour l’essentiel la différence de socialisation familiale et la plus ou moins grande distance qui pouvait exister entre la culture familiale et la culture scolaire. Les travaux les plus récents mettent en lumière des aspects jusque-là négligés qui, sans remettre en question le rôle déterminant de l’origine sociale, permettent de comprendre comment le contexte de scolarisation vient renforcer les écarts culturels familiaux et surtout « durcir le mur » qui sépare les jeunesses populaires, dont celles issues de l’immigration, et les autres. Comme on n’apprend pas seul, le groupe de socialisation a des effets très directs sur les apprentissages de connaissances. Si cela a été depuis longtemps démontré aux États-Unis avec le fameux rapport Coleman de 1966, qui a débouché sur des politiques de déségrégation scolaire, un certain nombre d’enquêtes encore rares tendent à attester que pour la France aussi « le contexte fait des différences[42] ».
Georges Felouzis a ainsi montré que la ségrégation sociale et ethnique a des effets négatifs sur les performances des élèves les plus faibles ; mettre les plus faibles ensemble les rend encore plus faibles ; mettre les forts ensemble les rend encore plus forts. L’enquête, déjà citée, qui a été menée dans l’académie de Bordeaux montrait que, si le niveau des connaissances des élèves dans les collèges de relégation était plus faible, le taux de passage de ces élèves faibles était plus élevé que s’ils avaient été dans un collège d’un niveau moyen supérieur. Cela procède de la composition sociale même des établissements. D’une part, les apprentissages se font dans de plus mauvaises conditions du fait du poids des élèves faibles, moins motivés, parfois résistants ou hostiles aux normes scolaires. Quant aux professeurs, ils s’adaptent aux élèves, leurs cours sont moins denses, moins rapides, leurs objectifs moins ambitieux et leurs notes plus généreuses à qualité de devoir égale. D’où le fait que les élèves de ces collèges sont surnotés et surorientés par rapport à d’autres établissements. Ce phénomène avait déjà été mis en évidence pour les classes homogènes faibles par Marie Duru-Bellat et Alain Mingat[43]. Si l’on rassemble dans une même classe des élèves faibles scolairement, la progression des élèves sera elle-même plus faible. Ce qui signifie simplement que le niveau moyen des élèves affecte les progrès de chacun et que ceci vaut dans les deux sens[44].
Un établissement socialement homogène fait réussir un peu mieux ceux qui ont déjà les atouts pour réussir. C’est donc une prime pour les établissements bourgeois. Mais il fait réussir nettement moins bien ceux qui n’ont que peu d’atouts préalables pour réussir. La ségrégation sociale des établissements est donc un avantage supplémentaire pour les uns et un handicap de plus pour les autres. De sorte que les familles qui optent pour des stratégies séparatistes ne font pas nécessairement un mauvais choix pour leur propre progéniture[45]. Elles perçoivent en tout cas intuitivement l’effet de composition sociale sur les résultats individuels.
De façon générale, on sait depuis longtemps que les systèmes éducatifs les plus « efficaces », c’est-à-dire ceux qui ont les résultats scolaires en moyenne les plus élevés, sont les moins inégalitaires. Les meilleurs résultats se trouvent ainsi dans les pays qui retardent le plus possible la sélection dans des filières hiérarchisées. Sur ce plan, on peut opposer classiquement la Finlande et l’Allemagne. Nico Hirtt a réalisé une comparaison entre le degré de liberté de choix des établissements et les inégalités de résultats scolaires en fonction du milieu social en se servant de l’enquête PISA. Il montre que plus cette liberté est grande, plus l’influence sociale sur les résultats scolaires est grande, ce qui fait apparaître que plus on fait « école commune », moins l’influence du milieu d’origine est marquée[46].
Ces comparaisons internationales sont corroborées par des travaux récents qui ont confronté les résultats scolaires dans les départements français selon le degré de ségrégation des établissements scolaires. Les travaux menés par une équipe de sociologues autour de Sylvain Broccolichi, de Choukri Ben Ayed et de Dominique Trancard distinguent ainsi les départements en surréussite de ceux en sous-réussite par rapport à ce qui est attendu compte tenu des origines sociales des élèves.
Les départements où la réussite scolaire moyenne est la plus importante sont plutôt ceux où la densité d’établissements est peu élevée et où les évitements sont rares. Dans ces départements à établissements mixtes, on observe un niveau moyen plus élevé que dans les départements très urbanisés où la densité d’établissements a provoqué une forte hiérarchie entre eux. C’est le cas de Paris par exemple, dont les résultats sont moins bons que dans l’académie de Rennes. En somme, là où il y a des établissements « ordinaires », qui mélangent les populations, la réussite scolaire moyenne est plus forte. Ces travaux établissent donc un résultat très important ; plus il y a de mixité sociale, plus le niveau d’ensemble est bon ; plus il y a de ségrégation, plus le niveau d’ensemble se dégrade. Comme l’écrit Choukri Ben Ayed, « un département composé d’une majorité d’établissements moyens obtiendra une moyenne plus élevée qu’un département composé de quelques établissements d’excellence et de nombreux établissements en grande difficulté scolaire ». Il montre également que la concurrence nuit à tout le monde, du moins quand on considère les niveaux moyens obtenus par catégories sociales. Dans les départements qui réussissent le mieux, qui connaissent le moins de ségrégation, les enfants d’ouvriers ou de cadres y sont, en moyenne, meilleurs que les élèves de même origine dans les départements qui réussissent moins bien. Le marché scolaire et la polarisation sociale qu’il entraîne ne constituent donc pas une réponse optimale d’un point de vue collectif. Sur le plan de l’efficacité globale, il n’y a pas de « main invisible » qui fasse que l’intérêt individuel conduise à la meilleure situation pour tous. Les travaux en ce sens montrent que les doctrines néolibérales qui prétendent que le choix scolaire est source d’efficacité ne sont pas vérifiées. Par contre, le marché scolaire garantit une reproduction sociale protégée dans les « pépinières » scolaires que les membres des classes supérieures et moyennes habitent, colonisent, contrôlent du mieux qu’ils peuvent, avec l’aide parfois zélée des administrations locales.
Avec la massification, la compétition entre les classes se joue dans l’espace scolaire et aboutit à un séparatisme social. Si l’école reste la grande trieuse, ce sont les manières d’opérer et les façons de le dissimuler qui ont changé. Le marché contribue au renforcement des divisions et inégalités sociales dans l’école, il ne les crée pas mais en renouvelle le mode de production, il ne les crée pas. Si, dans le premier âge de l’école républicaine, la question de la division était réglée par la différence même des ordres scolaires (l’enseignement secondaire était presque exclusivement bourgeois), dans un second moment, celui que la sociologie des années 1960 analysait, c’est l’institution qui faisait le tri entre élèves, entre ceux qui pouvaient rester et les autres, entre les sections prestigieuses et les autres. C’est l’école qui fixait des règles aussi bien en termes d’affectation locale qu’en termes de résultats scolaires objectivés. Cette institutionnalisation scolaire de la division sociale – le fait que les inégalités sociales de départ devaient se transmuer en inégalités scolaires pour que ces dernières se convertissent à leur tour en inégalités sociales d’arrivée – permettait cependant, dans certains cas statistiquement rares 47[47], aux jeunes de milieux populaires de bénéficier de moyens et de contextes scolaires plus favorables qu’aujourd’hui pour continuer leurs études. Dans le troisième âge, celui dans lequel nous sommes entrés, le mode de division et d’exclusion devient plus complexe. La sélection dans l’institution scolaire massifiée continue de se faire entre des sections et entre des filières plus ou moins valorisées dès le niveau du lycée. À cette ségrégation institutionnelle s’en ajoute une autre, plus précoce, qui consiste dans la différenciation sociale et ethnique de plus en plus prononcée des établissements. Ce changement tient ici à ce que ce n’est pas seulement dans l’école que se fait le partage entre les classes, mais de plus en plus entre les écoles elles-mêmes, formellement égales mais réellement différenciées sur le plan social. Comme le disent les chercheurs anglo-saxons, les familles sont convoquées à un « social matching », un arbitrage social, entre les différents établissements. À la violence brutale des décisions institutionnelles issues de jugements professoraux fondés sur des principes prétendument « au-dessus des classes » et portant sur la seule valeur scolaire des élèves, succède la violence plus anonyme des discriminations invisibles du marché, issues de multiples décisions individuelles, et comme telles insaisissables, des familles qui ont la capacité stratégique de placer leurs enfants dans les « bons établissements ». Se combine une logique de tri institutionnel avec une logique de choix social. La logique de marché, qui conduit à séparer les classes et à écarteler le système d’enseignement entre des lieux et des logiques opposés sur le plan des conditions d’enseignement et des acquisitions de savoir, aboutit à une crise de confiance de plus en plus prononcée à l’égard de l’« école unique ». Cette crise, par une spirale infernale, renforce les comportements objectivement ségrégatifs. Plus les « produits » offerts sur le marché sont socialement différenciés, plus la logique de marché se renforce du fait même des comportements stratégiques auxquels conduit cette différenciation. La politique de communication des « palmarès » donnant à voir les différences « objectives » n’a fait à cet égard qu’officialiser cette tendance et ériger en norme sociale légitime la pratique du choix. Il ne suffit donc pas de voir dans le marché la cause des inégalités ; il faut également voir en ces dernières ce qui pousse de plus en plus d’individus à choisir et, par là, contribue à ancrer le néolibéralisme dans les têtes.
La gestion sociale des « exclus de l’intérieur »
La plupart des conduites d’évitement de la part des parents ne sont pas difficiles à déchiffrer. Elles témoignent de la hantise d’un contexte social qui pénaliserait leurs enfants, de la peur des mauvaises influences que risqueraient d’exercer des élèves peu aptes, voire hostiles, au travail scolaire dans les écoles populaires quand elles sont le « réceptacle des problèmes sociaux du quartier[48] ». Il n’y a en effet plus grand-chose de commun entre les regroupements d’élèves dans les classes qui fonctionnent « normalement » et celles dans lesquelles règne de façon chronique une anomie qui empêche les acquisitions scolaires solides et durables. Certaines classes d’écoles, de collèges et de lycées sont parfois paralysées par une norme collective déviante face à laquelle les enseignants sont mal préparés et souvent peu soutenus par leur administration sous prétexte que l’école publique doit « accueillir tout le monde[49] ». Il arrive parfois que la situation dans laquelle se trouvent les « exclus de l’intérieur » les conduise à vouloir imposer une norme de conduite a- ou antiscolaire aux élèves les plus mobilisés par les études et à les pousser à abandonner tout effort. Comme les enfants des classes supérieures et moyennes ont depuis longtemps quitté ce genre d’établissements, de filières ou de classes, les principales victimes des phénomènes d’anomie et d’agitation sont les jeunes de milieux populaires eux-mêmes, qui perdent ainsi toutes leurs chances de progression. Le poids croissant du groupe adolescent dans la socialisation des jeunes, cette « tyrannie de la majorité » qui s’impose à chaque individu[50], est devenu l’un des éléments clés de la neutralisation de l’effet positif de l’institution scolaire sur les parcours scolaires et les destins sociaux des enfants des milieux populaires, tandis qu’au contraire, « grandir entre pairs à l’école » renforce les chances des enfants les mieux dotés culturellement[51].
Les contradictions de la ségrégation touchent de plein fouet le travail enseignant. Malgré les investissements psychologiquement coûteux d’enseignants de plus en plus menacés de burn out[52], le contenu de la communication pédagogique et la mobilisation intellectuelle des élèves y sont souvent très insuffisants. Si tous les établissements à recrutement populaire ne sont pas dans ces situations extrêmes, les problèmes de discipline, de calme, d’attention sont devenus, dans nombre d’entre eux, tellement prégnants qu’ils en viennent à occuper énergie, temps, moyens, au détriment de l’acquisition réelle des connaissances. Ce « dérèglement », intuitivement perçu par les élèves et les familles, devient la source principale des conduites de fuite. Un discours officiel lénifiant, quand ce n’est pas un aveuglement volontaire sur l’anomie dans laquelle est plongée une partie de la jeunesse populaire, a jusqu’à présent empêché de comprendre les processus en cours. La gauche aurait pourtant trouvé dans cette reconnaissance l’occasion de relier le néolibéralisme dominant et la crise que connaît le lien social dans les quartiers pauvres. Au lieu de cela, et contre la réalité, elle a continué à vouloir faire de l’école la « solution » bien illusoire à des inégalités sociales qu’elle a renoncé à combattre.
L’homogénéité sociale qui résulte de l’ensemble des processus ségrégatifs empêche non seulement les jeunes des classes populaires d’imaginer d’autres parcours sociaux que ceux auxquels ils semblent voués par leur faciès et le nom qu’ils portent, mais elle les condamne de ce fait même à cultiver des conduites de rupture avec le reste de la société, conduites « inciviles », voire délinquantes, qui les stigmatisent toujours plus aux yeux des autres et les enferment dans le cercle infernal de l’exclusion et de l’anomie. Ces mécanismes, fondés sur l’identité négative de l’exclu, risquent de conduire à la constitution toujours plus affirmée de « communautés », et à l’ethnicisation croissante de l’habitat et de l’école. Du fait même de cette « fracture » sociale et de ces séparations spatiales qui se sont mises en place, l’école fragmentée et inégale s’installe à tous les niveaux, opposant les lieux où les conditions d’enseignement permettent d’apprendre à ceux où l’on essaie de calmer et de faire tenir des élèves en place, avec entre les deux toute une gamme de situations possibles, plus ou moins gouvernées par la logique de protection. Ce dualisme traduit la dérégulation profonde du système scolaire, source de désarroi pour les enseignants et d’une très grande anomie pour les élèves. Tout se passe en effet comme si une gestion « libérale » des flux, de l’école primaire jusqu’à l’Université, permettait à des cohortes de jeunes issus des classes les plus pauvres de poursuivre une scolarité intellectuellement peu efficace, socialement démoralisante, sans qu’ils puissent être mis en situation de sortir d’un univers aussi troublé[53]. Des élèves qui ne parviennent pas à le devenir vraiment, qui développent des comportements constants de refus et de chahut, qui ne peuvent pas établir de lien entre travail, niveau et certification, peuvent ainsi passer de classe en classe sans jamais connaître de réelle vérification des acquis, sans que jamais leurs lacunes ne soient réellement prises en charge, sans que leurs comportements ne soient sanctionnés avec une suffisante clarté. Tout se passe comme si l’institution scolaire se trouvait, dans certains établissements au moins, incapable de dire la norme, aussi bien en termes intellectuels que moraux, et de la faire appliquer, et comme si elle finissait par abandonner de facto ces jeunes à une déréliction d’autant plus poussée que leur impuissance sociale et économique réelle leur est quotidiennement rappelée par le lieu où ils vivent. Le résultat nocif de cette situation est assez connu : à l’inégalité des atouts culturels de départ s’ajoute de plus en plus l’inégalité des conditions concrètes d’enseignement, lesquelles constituent un facteur de discrimination scolaire, sociale et même résidentielle encore trop peu pris en compte. Si les scolarités s’allongent, les conditions sociales mais aussi scolaires de réussite deviennent de plus en plus inégales.
L’hypothèse faite par Agnès van Zanten de l’existence d’une « valeur ajoutée négative » de la ségrégation, qui affecterait principalement ce qu’elle appelle l’« école périphérique », doit être prise au sérieux[54]. Dans les zones périphériques, les enseignants ne peuvent faire autrement, pour des raisons de « survie », que de fuir ou d’adapter leur style d’enseignement et le contenu des connaissances. L’énergie et le temps nécessaires pour asseoir une écoute et une activité scolaire normale sont particulièrement importants dans ces situations « difficiles ». La sélection, la simplification, la mise en scène orale des éléments du cours y prennent une place très grande. Les attentes des enseignants se concentrent sur les comportements en classe et les rapports au travail. Les évaluations ne portent plus essentiellement sur la qualité du travail mais sur sa quantité apparente et sur la motivation des élèves. N’en auraient-ils pas le goût, beaucoup d’enseignants qui ne partagent sans doute pas les idéologies prônant une conception adaptative de l’enseignement sont amenés, du fait de cette extrême difficulté de l’exercice quotidien de leur métier, à « ajuster » localement leurs cours, leurs évaluations et leurs attentes au public majoritairement représenté dans les classes. Cette adaptation au contexte, nécessaire jusqu’à un certain point, n’en risque pas moins de déboucher sur une dualisation de plus en plus accentuée des établissements ou des classes d’élèves si elle n’est encadrée par des objectifs de savoir clairement réaffirmés. Or une grande part des savoirs peuvent perdre toute légitimité aux yeux mêmes des enseignants proportionnellement aux craintes de leur éloignement avec la vie vécue par les élèves. En un mot, les relations interpersonnelles, l’immédiateté des intérêts et des soucis, la « régulation des comportements » peuvent, dans les écoles périphériques, avoir tendance à l’emporter sur les acquisitions culturelles, tandis qu’au centre du système scolaire ces dernières demeurent au centre du rapport pédagogique[55]. Les discours pédagogiques et « sociologiques » qui prescrivent une conduite plus éducative qu’instructionnelle de la part des enseignants, plus affective et compréhensive que formatrice, ne font souvent que théoriser le déplacement contraint des buts de l’école scolarisant majoritairement des élèves de milieux populaires[56].
De ce point de vue, certaines ZEP ont plutôt exercé un « traitement social de l’échec scolaire » et se sont plutôt constituées en « lieux d’accompagnement social pour les publics défavorisés » qu’elles n’ont constitué une réponse adaptée à la scolarisation des milieux populaires. Les écoles « sociales » ou les « lycées sociaux », ne se caractérisent plus par un enseignement spécifique mais par une action en partenariat avec les services municipaux ou régionaux où l’on pratique des « pédagogies d’attente » – comme on en pratiquait dans les années 1960 pour les élèves de six ans qui n’arrivaient pas à apprendre à lire – et où l’on « allège » les programmes[57]. On retrouve parfois ce paupérisme et ce misérabilisme dans la façon dont on parle des élèves « en difficulté », et en particulier des handicapés, dont on attend qu’ils parviennent à « être avec les autres » dans une « démarche citoyenne ». L’important serait le « vivre-ensemble » plutôt que l’accès à la culture. Cette visée socialisatrice devient première[58]. Le développement des « profils de poste » et du recrutement, par les chefs d’établissement, des nouveaux enseignants en ZEP, la diffusion de « référentiels de compétences » spécifiques pour cet enseignement témoignent d’une institutionnalisation croissante de cette segmentation[59]. Cette dérive vers les solutions locales d’adaptation, encouragée par l’administration et une partie de l’expertise pédagogique, s’avère aujourd’hui particulièrement problématique dans une période de fragmentation du système éducatif et d’affaiblissement des valeurs culturelles et politiques centrales portées par le monde politique, syndical et associatif. Si la création des ZEP il y a vingt ans a permis de freiner, au moins dans un premier temps, la segmentation du marché scolaire, ce dispositif a vite montré ses limites. La nature managériale des solutions, la technicisation et la dépolitisation des missions et des contenus de l’enseignement dans les territoires marginalisés, l’extrême timidité des moyens affectés aux établissements en crise n’ont pas été en mesure d’empêcher la polarisation sociale d’exercer ses pleins effets négatifs[60]. Une « démocratisation » de ce genre est évidemment fallacieuse puisqu’elle supprime de façon illusoire le problème qui consiste à faire passer des enfants issus de « dynasties manuelles » à des positions et dispositions sociales et professionnelles qui requièrent une formation intellectuelle plus poussée.
Or l’une des thèses défendues par beaucoup de réformateurs consiste à dire qu’il ne s’agit surtout pas de « faire des intellectuels », qu’il faut cesser cette « violence symbolique » à l’égard des jeunes de classes populaires qui consiste à imposer des normes culturelles qui leur sont étrangères, qu’il faut au contraire s’adapter à leur culture propre, respecter les différents « milieux », selon un moralisme considéré comme progressiste. L’usage perverti de la sociologie conduit ici à voir la culture comme un « luxe » que ne peuvent se permettre les jeunes « exclus ». On abandonne l’école aux particularismes en soutenant qu’elle est d’autant plus démocratique qu’elle est plus proche socialement et ethniquement du quartier. Ouverte aux cultures dominées, elle doit devenir « multiculturelle » et renoncer à être l’instrument de l’« impérialisme culturel », selon une pente qui risque fort de n’être autre chose qu’une « assignation à résidence culturelle »[61]. Il va sans dire que ce refus faussement radical de la norme culturelle aboutit à laisser jouer les différenciations sociales spontanées et à faire reposer plus directement encore le « tri scolaire » sur l’origine sociale. Si la dénonciation du caractère aveugle, parce que implicite, de la sélection sociale par des connivences entre la culture familiale et la culture de l’école pouvait avoir des conséquences démocratiques, le fait d’accuser la formation intellectuelle d’être intrinsèquement bourgeoise ou « reproductrice » renverse le sens de la critique et la transforme en alibi pour ne plus instruire les enfants des classes populaires. Cet usage relativiste de la sociologie, qui prolonge certaines dérives en faveur de la déscolarisation des années 1970, se tourne volontiers contre les enseignants accusés d’intellectualisme, d’être coupés de la « vie réelle » et de la « vraie vie » des quartiers et des cités que sont censés connaître leurs élèves. Mais il est une autre tentation, encore plus désespérée peut-être, qui est de « sécuriser » les établissements, de multiplier les dispositifs de surveillance, de hausser les murs de l’école, de renforcer les mesures de punition destinées aux parents et aux élèves. La droite conservatrice excelle dans cet autre mode de traitement des « exclus de l’intérieur ». Les dispositifs informatiques et juridiques de contrôle et de sanction de l’absentéisme, la présence policière dans les établissements, les systèmes de vidéosurveillance constituent les principales réponses à l’anomie qui règne dans les établissements dits « difficiles » ou « sensibles ». Le risque existe de se satisfaire d’une école qui enseigne moins mais qui surveille et punisse plus.
Reproduction et ségrégation
Avec l’assouplissement de plus en plus poussé de la carte scolaire conçu comme une étape vers sa disparition, la droite et la gauche néolibérale auront mis une trentaine d’années à réaliser le libre marché scolaire. Cette réalisation est pour une part le fruit du climat politique général en faveur du « libre choix » en toutes choses, du refus des contraintes administratives et même institutionnelles. Elle est plus précisément le fruit du principe général de la concurrence qui anime l’action publique dans toutes ses composantes, et qui est particulièrement bien exprimé dans la philosophie de la construction européenne en matière de services publics « ouverts à la concurrence ». Cet objectif ne pouvait être atteint directement par une argumentation trop ouvertement néolibérale et par des mesures actives en faveur du marché qui auraient été trop facilement déchiffrables. En France, il est bien connu que les politiques, et spécialement les politiques scolaires, procèdent de la République. Il fallait donc atteindre un certain point de non-retour dans la dégradation des conditions d’enseignement de nombreux établissements, il fallait voir se développer l’inquiétude générale des familles à l’endroit de l’école, il fallait assister à la progression des conduites d’évitement de certains établissements et à l’insatisfaction à l’égard des affectations contraintes dans un contexte de ségrégation urbaine bien installé pour que la situation soit suffisamment mûre pour abandonner la carte scolaire et entrer de plain-pied dans une logique de marché.
Si les responsables politiques savent depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990 quelles sont les conséquences des politiques de marché scolaire, il convient de prendre en compte le faisceau de raisons qui expliquent que l’on continue à l’instituer. Il y a pour une part des motifs électoralistes, tant il semble que les parents soient désireux de pouvoir exercer leur « liberté de choix ». Il y a ensuite des raisons sociologiques, qui expliquent que l’on ait favorisé les établissements des « centres-villes » et des « beaux quartiers » où se reproduit l’élite. Il y a également, et de façon plus profonde, la mise en œuvre d’une rationalité globale incompatible avec une véritable lutte volontariste pour l’égalité dans le domaine de l’école. L’école, comme on l’a vu, est conçue comme une entreprise fournissant des services sur un marché concurrentiel dans le cadre d’une recherche de compétitivité globale de l’action publique. Ce modèle néolibéral entrave une politique sans doute plus « efficace », mais qui supposerait que l’État soit resté fidèle à des objectifs sociaux, culturels et politiques d’avant le tournant néolibéral.
Cette mise en marché de l’école tend à devenir le mode typique de reproduction sociale à l’époque néolibérale en tant qu’elle favorise partout une ségrégation sociale et ethnique qui apparaît comme le résultat « naturel » de la concurrence. La tendance à la séparation des groupes sociaux et ethniques dans l’espace, dans l’habitat, entre lieux de scolarisation n’est pas nouvelle ; elle est même sans doute inhérente à toute société de classes. Mais, passé un certain seuil, la séparation devient une modalité centrale de la reproduction sociale. Le mélange de compassion misérabiliste et de sécuritarisme policier qui caractérise le discours officiel non seulement ne changera rien, mais il aura probablement pour effet de maintenir le plus longtemps possible une « règle du jeu » qui favorise toujours plus les favorisés.
P. Clément, G. Dreux, C. Laval et F. Vergne, La nouvelle école capitaliste, La Découverte, 2011.
[1] L’ouvrage de Christian BAUDELOT et Roger ESTABLET, L’Élitisme républicain. L’école française à l’épreuve des comparaisons internationales, « La République des idées », Seuil, Paris, 2009, en est une bonne illustration.
[2] Christian BAUDELOT et Roger ESTABLET, L’École capitaliste en France, op. cit.
[3] Cf. sur ce point le texte classique de Milton FRIEDMAN, The Role of Government in Education, rééd.in Robert A. SOLOW (dir.), Economics and The Public Interest, Rutgers University Press, Piscataway, 1955 ; ainsi que l’ouvrage de référence du néolibéralisme en matière scolaire : John E. CHUBB et Terry M. MOE, Politics, Markets and America’s Schools, The Brookings Institution, Washington DC, 1990.
[5] Cf. Choukri BEN AYED et Franck POUPEAU, « École ségrégative, école reproductive », Actes de la recherche en sciences sociales, nº 180, décembre 2009, p. 5-10.
[6] Cf. Pierre BOURDIEU (dir.), La Misère du monde, Seuil, Paris, 1993.
[7] La reproduction sociale n’y était pas assurée principalement par la scolarisation : les fils remplaçaient les pères dans le même métier sans que la réussite scolaire ne change en général beaucoup les trajectoires. Le baccalauréat était bien souvent la consécration d’un héritage social perçu en dehors de l’école. Cette reproduction se réalisant principalement selon la lignée et non selon le « mérite » individuel, l’école ne jouait pas le rôle si important qu’elle a pris aujourd’hui dans les parcours professionnels et les occasions de la mobilité sociale. En revanche, comme le soulignait Edmond GOBLOT, l’enseignement secondaire et supérieur avait une fonction symbolique et politique primordiale (cf. La Barrière et le Niveau. Étude sociologique sur la bourgeoisie française moderne (1925), rééd. PUF, Paris, 1967).
[8] Cf. Jean-Pierre OBIN et Agnès VAN ZANTEN, La Carte scolaire, PUF, Paris, 2008, et l’article de Choukri BEN AYED, « La mixité sociale dans l’espace scolaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 2009/5, nº 180, p. 17 et sq.
[9] Choukri BEN AYED, Carte scolaire et Marché scolaire, Institut de recherches de la FSU/Éditions du Temps, Pornic, 2009, p. 29.
[10] Catherine BARTHON et Brigitte MONFROY, « Les Espaces locaux d’interdépendance entre collèges : le cas de Lille », Rapport pour la Commission européenne, 2003, cité par Choukri BEN AYED, « La mixité sociale dans l’espace scolaire », loc. cit., p. 29.
[11] Gabriel LANGOUËT (dir.), Public ou privé ? Élèves, parents, enseignants, Fabert, Paris, 2002.
[12] Agnès VAN ZANTEN, La Carte scolaire, op. cit.
[13] En 1991, Robert BALLION publiait La Bonne École (Hatier), où il soulignait que tout cela ne profitait qu’aux plus favorisés.
[14] Dans les années 1990, 30 % des élèves étaient hors secteur. La loi actuelle prévoit que le conseil général intervienne dans la définition des secteurs pour les collèges, mais avec un regard de l’administration de l’Éducation nationale qui, elle, de toute façon, choisit les affectations.
[15] Contrairement à certains effets d’annonce, à la rentrée 2011 la carte scolaire, sauf exceptions géographiques ou sectorielles, n’a pas disparu totalement. Elle a plutôt connu une nouvelle réglementation qui renforce les stratégies de « placement » des familles les plus aptes à faire reconnaître les critères retenus par les inspecteurs d’académie. C’est le cas des « élèves qui doivent suivre un parcours scolaire particulier », la « particularité » pouvant tout à fait être pensée et préparée en amont.
[16] Rapport du CERI (Centre pour la recherche et l’innovation dans l’enseignement), p. 27.
[17] Ibid., p. 159.
[18] Cf. Ken JONES (dir.), L’École en Europe. Politiques néolibérales et résistances collectives, La Dispute, Paris, 2011.
[19] Pour une critique documentée de la thèse du choix rationnel en matière scolaire, cf. Agnès VAN ZANTEN, Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, PUF, Paris, 2009.
[20] Yves CAREIL, École libérale, école inégale, Éditions Nouveaux Regards/Syllepse, Paris, 2002.
[21] Cf. Agnès VAN ZANTEN, Choisir son école, op. cit. Il est important de noter aussi que ces logiques de placement semblent sans limite ; des communes très aisées et très protégées, comme Neuilly, connaissent des taux d’évitement extrêmement élevés, « justifiés » par la concurrence de proches lycées parisiens plus prestigieux encore.
[22] Cf. Marco OBERTI, L’École dans la ville. Ségrégation, mixité, carte scolaire, Les Presses de Sciences po, Paris, 2007.
[23] Cf. Gabrielle FACK et Julien GRENET, « Sectorisation des collèges et prix des logements à Paris »,Actes de la recherche en sciences sociales, nº 180, décembre 2009, p. 45-62.
[24] Robert Ballion a montré dans ses travaux que les parents se fient souvent à des indicateurs beaucoup plus grossiers pour déterminer ce qu’est une « bonne école » pour leurs enfants, par exemple le taux de réussite à l’examen final. D’après le sociologue, ils confondraient par là le niveau moyen des élèves et ce qui serait bon pour le parcours scolaire de leur propre enfant.
[25] Rappelons que la « valeur ajoutée » des établissements tient compte des résultats bruts (de réussite aux examens), mais pondérés par les origines sociales des élèves. Aussi, la capacité d’un établissement à « emmener » un élève jusqu’au baccalauréat, c’est-à-dire à limiter les réorientations, est prise en compte.
[26] Cf. C. CHAUSSERON, « Le choix de l’établissement au début des études secondaires », Note d’information, MEN, 2001.
[27] Ibid., p. 34.
[28] Choukri BEN AYED, Carte scolaire et Marché scolaire, op. cit., p. 33.
[29] Sharon GEWIRTZ, Stephen J. BALL, Richard BOWE, Markets, Choice and Equity in Education, Open University Press, Buckingham, Philadelphie, 1995, p. 162.
[30] Robert BALLION, La Bonne École, op. cit., p. 56.
[31] Ibid., p. 56 et sq.
[32] Georges FELOUZIS, Françoise LIOT et Joëlle PERROTON, L’Apartheid scolaire. Enquête sur la ségrégation ethnique dans les collèges, Seuil, Paris, 2005.
[33] Danièle TRANCART, « L’évolution des disparités entre collèges publics », Revue française de pédagogie, nº 124, 1998, p. 43-54.
[34] Cf. Agnès VAN ZANTEN, L’École de la périphérie, PUF, Paris, 2001, p. 8 et sq.
[35] Franck POUPEAU et Jean-Christophe FRANÇOIS, Le Sens du placement. Ségrégation résidentielle et ségrégation scolaire, « Cours et travaux », Raisons d’agir, Paris, 2008.
[36] Georges FELOUZIS et Joëlle PERROTON, « Les “marchés scolaires” : une analyse en termes d’économie de la qualité », Revue française de sociologie, octobre-décembre 2007, 48-2, p. 712.
[37] Sur tous ces points, voir le livre fondamental d’Yves CAREIL, De l’école publique à l’école libérale. Sociologie d’un changement, Presses universitaires de Rennes, 1998.
[38] Agnès VAN ZANTEN, Choisir son école, op. cit.
[39] Denis MEURET, Sylvain BROCCOLICHI, Marie DURU-BELLAT, Autonomie et choix des établissements scolaires. Finalités, modalités, effets, CNRE, IREDU, Dijon, 2000. Marie Duru-Bellat, à l’occasion des auditions de la Commission Thélot, en a fait une synthèse particulièrement éclairante.
[40] Voir l’analyse qu’en fait Franck POUPEAU, in Une sociologie d’État. L’école et ses experts en France, « Cours et travaux », Raisons d’agir, Paris, 2003.
[41] Martin THRUPP, Schools Making a Difference. Let’s Be Realistic ! School Mix, School Effectiveness and the Social Limits of Reform, Open University Press, 1999.
[42] Georges FELOUZIS, « La ségrégation ethnique au collège et ses conséquences », Revue française de sociologie, 44-3, p. 413-447.
[43] Marie DURU-BELLAT et AlainMINGAT, « La constitution de classes de niveau dans les collèges. Les effets pervers d’une pratique à visée égalisatrice », Revue française de sociologie, XXXVIII, 1997, p. 759-789.
[44] Georges FELOUZIS, Françoise LIOT et Joëlle PERROTON, L’Apartheid scolaire, op. cit., p. 49 etsq.
[45] Encore que le résultat des choix ait lieu après, et il arrive que mettre son enfant dans un établissement d’élite ne soit pas si profitable.
[46] Nico HIRTT, « Impact de la liberté de choix sur l’équité des systèmes éducatifs ouest-européens », Appel pour une école démocratique, 2007.
[47] On pense ici aux « miraculés » de Pierre Bourdieu. Voir aussi Smaïn LAACHER, L’Institution scolaire et ses miracles, La Dispute, Paris, 2005. L’auteur insiste sur l’importance des « petits capitaux » et des « substituts aux capitaux scolaires » dans la réussite scolaire des enfants issus de milieux très modestes.
[48] Yves CAREIL, « L’école publique à l’encan », Le Monde diplomatique, novembre 1998.
[49] Marie-Hélène BACQUÉ et Yves SINTOMER, « Affiliations et désaffiliations en banlieue. Réflexions à partir des exemples de Saint-Denis et d’Aubervilliers », Revue française de sociologie, avril-juin 2001, 42-2.
[50] Dominique PASQUIER, Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Autrement, Paris, 2005.
[51] Georges FELOUZIS et Joëlle PERROTON, « Grandir entre pairs à l’école », loc. cit., p. 93-100.
[52] Cet effet d’épuisement au travail analysé par Christophe Dejours concerne les salariés qui, du fait de la situation objective, ne peuvent accomplir ce qu’on leur demande pourtant de faire sans leur en donner les moyens.
[53] Voir Stéphane BEAUD, 80 % au bac… et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, La Découverte, Paris, 2003, p. 314-315.
[54] Agnès VAN ZANTEN, L’École de la périphérie, op. cit., p. 32. On peut même parler de « discrimination négative » dans les ZEP, tout particulièrement dans certains départements comme la Seine-Saint-Denis, dont on sait que non seulement ils n’ont pas été traités en « zones d’éducation prioritaires », mais qu’ils ont au contraire eu à subir des années durant un sous-équipement et une sous-dotation tout à fait éclairants quant à la nature du système scolaire.
[55] Recentrer le métier d’enseignant sur l’acquisition des connaissances ne veut pas dire que des programmes parfois pléthoriques qui correspondent plus à l’élève idéal qu’aux élèves réels doivent constituer une norme absolue.
[56] Cette évolution n’est pas sans rappeler les évolutions de l’école américaine de masse au début du XXe siècle dans laquelle la priorité devait être donnée au « contrôle du comportement humain » parce qu’il fallait d’abord aider l’élève à devenir bon citoyen, bon travailleur et bon père ou mère de famille, comme le disait Harl DOUGLASS dans son ouvrage Secondary Education for Youth in Modern Americaen 1937. CARR, dans The Purposes of education in American Democracy, expliquait quant à lui que l’école avait pour but l’« auto réalisation », les « relations humaines », l’« efficience économique » et la « responsabilité civique ». Cf. Diane RAVITCH, The Troubled Crusade. American Education, 1945-1980, Basic Books, New York, 1983, p. 60.
[57] Voir Robert BALLION, « Les lycées sociaux », Migrants Formation, nº 92, 1993, et Gérard CHAUVEAU et Éliane ROGOVAS-CHAUVEAU, À l’école des banlieues, ESF, 1995, p. 73-74.
[58] On peut ainsi se demander si la forte proportion des enseignants (qu’ils soient en ZEP ou non) qui pensent que l’enseignement en ZEP n’est pas le même métier que l’enseignement hors ZEP ne correspond pas à la représentation de cette dualité de plus en plus prononcée du système scolaire. Voir Catherine MOISAN, « Résultats des enquêtes et des forums académiques », Assises nationales des ZEP, Rouen, 5 et 6 juin 1998.
[59] Comme le dit Élisabeth Bautier, « si on déconnecte les contenus d’enseignement de la socialisation, ce qui est le cas lorsqu’on dit que les enfants doivent être socialisés afin de pouvoir apprendre, cela peut conduire à creuser les écarts entre les élèves, à s’éloigner d’un objectif de démocratisation effective de l’enseignement », Élisabeth BAUTIER, « De la politique en éducation », Nouveaux Regards, nº 14, été 2001, p. 33.
[60] Voir Bernard CHARLOT, « Quelle relance pour les ZEP ? », Assises nationales des ZEP, Rouen, 5 et 6 juin 1998, et Gérard CHAUVEAU et Éliane ROGOVAS-CHAUVEAU, À l’école des banlieues, op. cit., p. 40. Sur l’analyse des politiques de ZEP, voir Patrick BOUVEAU et Jean-Yves ROCHEX, Les ZEP, entre école et société, Hachette éducation, Paris, 1997.
[61] Gérard CHAUVEAU et Éliane ROGOVAS-CHAUVEAU, À l’école des banlieues, op. cit., p. 86.