Entrevue avec Miguel Benasayag
Propos recueillis par Marie-Claude Goulet
Miguel Benasayag est philosophe, psychanalyste et ancien résistant guévariste franco-argentin. Il a publié de nombreux ouvrages, dont Du contre-pouvoir, Résister, c’est créer, Le mythe de l’individu. L’entretien réalisé avec Miguel Benasayag portera plus spécifiquement sur les deux ouvrages suivants : La santé à tout prix : médecine et biopouvoir1et Les passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale2.
PREMIÈRE PARTIE
MCG – Dans votre livre La santé à tout prix, vous parlez, en faisant référence à Michel Foucault, du biopouvoir. Qu’est-ce que le biopouvoir ? Comment cette forme de pouvoir postmoderne s’exerce-t-elle sur la vie et quel est son lien avec la place centrale accordée à la médecine aujourd’hui ?
MB – Dans ses derniers travaux, Foucault aborde une question centrale pour notre époque. C’est une question qui touche, pour ainsi dire, au virage anthropologique que les sociétés occidentales connaissent aujourd’hui. Nous sommes à la fin d’une forme de structuration de la vie que Foucault appelle « l’époque de l’homme » – ou époque de la modernité – dans laquelle l’homme se pense comme une entité séparée de la nature. C’est le schéma ou le dispositif cartésien dans lequel « je suis un sujet qui pense et agit » et je suis entouré d’une nature soumise aux lois de la mécanique. C’est le dispositif de l’humanisme : de l’homme qui est son propre messie, sa propre complétude, son propre prophète. Ce dispositif anthropologique ne décrit pas toute LA réalité de la vie humaine. C’est un dispositif parmi d’autres. À ce titre, l’anthropologue Philippe Descola évoque d’autres dispositifs, ceux par exemple des communautés qui ont vécu dans l’animisme, le totémisme, l’analogisme, etc.
La vie ne s’est pas toujours structurée selon le schéma de la modernité. Cette idée qu’il y a un homme entouré d’une nature mécanique est une représentation qui dure depuis un peu moins de mille ans et nous sommes à la fin de cette conception et de ce rapport avec la nature. Cela implique la dislocation et la déconstruction de cette figure qu’on appelait l’homme et qui était « intouchable » en tant que seul sujet. Il faut bien comprendre que cela ne veut pas dire la destruction de l’humanité. L’humanité peut s’incarner dans différentes configurations. Nous sommes actuellement en train de vivre une énorme reconfiguration du sacré dans laquelle le corps de l’homme n’occupe plus une place centrale, mais apparaît plutôt comme une « matière en plus ». Dans l’Époque de Dieu, comme le dit Foucault, l’intouchable était Dieu, alors qu’en revanche on pouvait massacrer, torturer, dépecer l’homme.
Cette nouvelle configuration de l’homme accompagne ce que le système néolibéral appelle, sans aucune gêne ou honte, les ressources humaines. Cette désacralisation de l’homme fait en sorte que l’homme devient « touchable »3, alors que pendant très longtemps, le médecin était investi d’un grand pouvoir sacerdotal, chamanique même, puisqu’il était le seul, ou presque, à pouvoir toucher le corps de l’homme. Par exemple, on voit ainsi réapparaître la « gentille » torture (Guantanamo, scènes de tortures dans les séries télé, etc.). Ce sont des symptômes du déplacement de la figure centrale et sacrée de l’homme vers d’autres horizons.
Le biopouvoir est cette politique qui atteste que nous ne vivons plus dans une société humaniste de l’homme sujet. Nous nous adressons à des populations nombreuses, nous sommes dans le quantitatif, dans le profilage de populations (par exemple, la courbe de Gauss), etc. On assiste à une « désingularisation » de l’homme, c’est-à-dire que les hommes ne sont plus traités comme des sujets singuliers.
En psychiatrie, on le voit avec le DSM4. Celui-ci repose sur des analyses quantitatives (modèle gaussien) dans lesquelles on se fout de la personne comme singularité unique. On ne tient compte que des pourcentages, des probabilités, des statistiques, des chiffres…
Le biopouvoir (ou la biopolitique) est le nouveau mode de « gouvernementalité » par lequel les gouvernements ne s’adressent plus à des sujets singuliers, mais gèrent des éléments parmi lesquels on retrouve les matières premières, les ressources humaines, l’argent, etc. C’est le royaume du quantitatif dans lequel chacun de nous n’est qu’un profil quantitativement construit.
Si Michel Foucault, malheureusement mort un peu trop tôt, avait connu toutes les formes de profilage actuelles – Facebook, le profilage par les industries pharmaceutiques et agroalimentaires, etc. – il aurait vu que son intuition se réalisait de façon cauchemardesque : il n’y a plus d’hommes, il n’y a que des profils !
MCG – Vous parlez de crise de la médecine : quelle est la nature de cette crise, comment l’expliquer et comment s’articule-t-elle avec le biopouvoir ?
MB – La crise de la médecine est une crise paradoxale qui est composée de deux facteurs opposés: d’une part, la médecine n’a jamais été aussi immensément puissante dans sa réalité et dans ses possibles, pour demain ou après-demain, et d’autre part, elle n’a jamais été aussi éloignée de l’idéal de guérir ou de vaincre la maladie. Ces deux facteurs cohabitent sans aucune articulation. On est capable d’accomplir des merveilles et des choses incroyables, mais au même moment les urgences sont remplies de malades avec des problèmes cardiovasculaires, respiratoires, etc. qui sont responsables de morts prématurées. Et conséquemment, aux désordres écologiques qui provoquent des ruptures dans les niches écologiques, la disparition de certains prédateurs, etc., on fait face à plusieurs maladies émergentes et réémergentes. Il y a des mutations de microorganismes dues au stress environnemental, une sélection forcée des organismes pathogènes résistants aux antibiotiques se développe et, de plus en plus, les gens prennent l’avion et ramènent des virus et autres germes pathogènes à des populations non habituées !
D’une part, il y a une très forte fragilisation de la vie, en partie due à la diminution de la biodiversité qui assurait une fonction de régulation, et d’autre part, il y a une connaissance et une capacité d’agir énormes. Ce sont deux processus absolument indépendants. Ce qu’on arrive à faire au niveau technique n’est pas suffisant pour remédier aux graves problèmes reliés aux changements écologiques, par exemple. Il est évident que cet échec paradoxal de la médecine ébranle la configuration sur laquelle elle reposait. Elle puisait la justification de son pouvoir dans la promesse de la santé retrouvée, elle ne la remplit plus.
MCG – Toujours dans votre livre La santé à tout prix, vous abordez des exemples de l’articulation médecine-biopouvoir où il y a production, grâce aux avancées techniques, de nouveaux possibles qui deviennent la norme et imposent ainsi une vision normative de ce que l’on doit être. Quels sont les effets de ces nouvelles normes sur la personne ?
MB – Le mouvement le plus fort est le mouvement de profilage dans lequel chacun de nous s’identifie au profil normatif dominant. Nous faisons des efforts énormes; nous entretenons une sorte d’idéal personnel très intériorisé pour nous comporter de façon tout à fait transparente, pour que tout ce que l’on raconte figure sur Facebook, etc.
Sur le plan de la santé, par exemple, il y a quelques années au Japon le gouvernement a déclaré qu’il était illégal d’être gros !5 C’est quand même rigolo ! Bien entendu, il ne fout pas les gros en tôle ! Mais il y a un tour de taille à respecter, sinon, il semble qu’il y ait des sanctions économiques pour les entreprises et les individus ou encore une difficulté d’accès aux assurances.
C’est ainsi que la si « sympathique » préoccupation pour notre santé, de notre part comme de la part du « pouvoir » médical (pouvoir accordé à la médecine par le dispositif social actuel) sert à justifier le quadrillage de nos vies. Nous pouvons être considérés comme coupables d’avoir mal géré notre « capital santé » et, par là, d’avoir coûté cher à la société (quand il y a encore une assurance sociale, car quand celle-ci n’existe pas, nous voilà à la fois coupables et responsables !) : nous sommes coupables d’avoir pris des risques, là où des messages de prudence nous conseillaient le contraire.
Dans le biopouvoir, il y a un contrôle sur la manière de vivre. Le rapport de chacun d’entre nous à notre corps est un rapport d’extériorité très marqué. Jusqu’ici, être gros, alcoolo, junkie, fumer, etc., c’était là autant de rapports différents au monde. Maintenant, nous sommes au cœur du biopouvoir avec l’imposition de la notion de l’homme modulaire : l’homme est une surface lisse sur laquelle on dépose des modules positifs et on décolle les modules négatifs. C’est ce qu’on appelle le « devenir-profil » de l’individu. Il se produit du coup un vidage de substance. Que quelqu’un soit gros est un module négatif. Avant, lorsqu’on rencontrait Federico qui était gros, on le prenait ainsi sans se poser de questions; aujourd’hui être gros est perçu comme un module négatif qu’on doit enlever. Dans cet homme tout à fait constructible, cet homme modulaire, il ne reste plus aucune notion d’intériorité.
MCG – Qu’est-ce que le modèle de l’homme des compétences ou le modèle corps agrégat ?
MB – C’est un modèle qui renvoie à un paradigme aujourd’hui dominant dans la postmodernité qui est le monde Lego. Tout est un Lego ! On le voit bien dans la biologie de synthèse. Je vous réfère à mon livre Fabriquer le vivant que j’ai écrit avec le biologiste français Henri Gouyon6. Pour la biologie moléculaire, il n’existe pas de vie comme processus unifié et unifiant, il existe des mécanismes du vivant. C’est un paradigme très fort qui est celui d’un archinominalisme dans lequel il n’existe aucune forme. Il n’existe que des parties élémentaires, des individus sans société, des organes sans corps, etc.
La version pédagogique de ça est la pédagogie des compétences : on veut construire un élève comme une surface lisse : une plaque sur laquelle distribuer de l’information. Une information arrive, l’élève l’utilise, il la fait circuler, il l’oublie, il en arrive une autre, etc.
Jusqu’ici, le vivant dans toute sa dimension, et la culture aussi, relevaient d’une sculpture, de quelque chose qui n’était pas un agrégat, quelque chose qui obéissait à des principes organiques dans lequel le négatif n’était pas séparable du positif comme il l’est dans une vision manichéenne.
La médecine est aujourd’hui détournée, elle exerce une nouvelle fonction de contrôle, de recherche et de production de cet homme modulaire. Face à la chute du modèle de l’homme en tant qu’organisme étanche, le modèle du corps agrégat culpabilise et disloque l’individu jusqu’à l’explosion : l’individu continue à être perçu comme « méritant » sa santé ou sa maladie, alors que c’est de moins en moins le cas.
MCG – Comment définissez-vous le posthumain ? Qu’est-ce qu’une pensée du posthumain ou pensée de la multiplicité (qui n’est ni la centralité humaniste, ni la dispersion utilitariste) ?
MB – Le posthumain est un peu une « tarte à la crème » dans laquelle il y a de tout ! Il y a des sectes qui se revendiquent du posthumain ou encore certains chercheurs en robotique et en intelligence artificielle qui expliquent que demain il y aura une hybridation entre le vivant et l’appareil qui construira de nouvelles singularités. Il existe une version plus soft du posthumain à laquelle j’adhère, une version plus anthropologique, qui consiste à dire que l’homme de l’humanisme n’est pas la seule forme possible d’organisation du vivant et de la culture. Visiblement, il commence à y avoir une articulation différente entre culture, technique et espèce humaine qui va déterminer un nouveau rapport avec l’environnement, avec les autres, avec soi. Dans ces nouveaux rapports qui commencent à se construire, il y a deux tendances : une tendance à une hybridation sans limites dans laquelle au nom de la performance, du « tout est possible », d’une dérégulation permanente, on met en danger la biodiversité, on met en danger l’unité du vivant. On met en danger le monde.
On retrouve aussi une autre tendance dans laquelle penser un « après la culture humaniste de l’homme » signifie penser plutôt la possibilité d’une harmonie différente entre l’espèce humaine, l’environnement, les autres espèces et la technique. Il est très difficile de penser que dans le dispositif à venir, l’homme pourra garder une centralité totale. Il y aura une nécessaire régulation avec les autres espèces, l’environnement et la technique et l’homme devra accepter de façon joyeuse, au nom de la vie, d’abandonner le rêve chimérique de la biologie moléculaire et de synthèse qui lui promet de vivre mille ans, de vivre une vie sans limites, d’avoir des organes de rechange, etc. C’est un projet du monde dans lequel celui-ci s’épuise hyper vite et qui implique le développement d’un apartheid très fort puisque ce projet n’est possible que pour une partie de la population, sans parler du désastre écologique qu’il provoque.
Aujourd’hui on assiste à une lutte darwinienne, de compétition, entre un projet qui essaie de développer des nouvelles articulations « culture, vivant, artefacts, environnement » et de l’autre côté la dérégulation totale. Il faut bien comprendre qu’il n’est pas question ici d’imposer des limites au développement de la science, mais de bien comprendre que la science a bel et bien des limites très fortes qui sont celles des diktats économiques.
DEUXIÈME PARTIE
MCG – La suite de l’entrevue portera sur le livre Les passions tristes : souffrance psychique et crise sociale. Vous parlez de nouvelles formes de souffrances psychiques dans un contexte de crise sociale caractérisée par un changement de signe du futur qui passe d’un futur promesse à un futur menace. Quelles sont ces nouvelles formes de souffrance psychique et comment s’articulent-elles avec la crise sociale ?
MB – Les nouvelles formes de souffrance sont dues, en très grande partie, à cette transformation de la personne vers des formes de pure extériorité panoptique de profilage (devenir profil). Les gens ressentent beaucoup de mal, car l’effet d’être en permanence guidés, orientés, formatés par un pur extérieur produit une grande souffrance. Il y a de moins en moins de place pour les affinités électives, les tropismes personnels, les désirs profonds, etc.
Les contemporains, de façon différente, sont tous convoqués, comme une sorte d’énergie libre sans forme, à se fondre à des moules extérieurs; pensons, par exemple, à la délocalisation, au fait d’être prêts à changer de métier, à la peur de l’avenir, aux expériences d’aires ouvertes (open space)7 dans lesquelles les employés n’ont pas de bureau personnel, etc. On assiste à un mouvement très fort de déterritorialisation des gens. Ceux-ci, petit à petit, doivent apprendre à s’oublier. Dans cet « apprendre à s’oublier », il y a un effort terrible de survie pour adhérer à un modèle qui n’est pas un modèle extérieur concret (comme le modèle stalinien, fasciste ou bourgeois), mais plutôt un « non-modèle » où l’on doit apprendre à devenir absolument fluide et énergie libre que l’on moule un jour comme ci et l’autre jour comme ça. D’un point de vue psychopathologique, c’est un désastre total : les gens souffrent énormément. Cela produit une sensation d’angoisse, de violence, de dépendances multiples, etc. qui font partie grosso modo de 80 % de la souffrance psychique contemporaine. Il y a une très forte souffrance « époquale » due à cette déconstruction de tout endosquelette.
MCG – Au niveau de la clinique, vous parlez du déplacement de la clinique du diagnostic à la classification (ou clinique des symptômes). Comment se traduit cette classification, à qui sert-elle, et quelles en sont les conséquences ?
MB – La clinique de la classification, c’est la clinique du DSM et du biopouvoir. En tant que clinicien, je ne suis plus présent à mon patient et mon patient n’est plus là. Il s’agit de remplir des grilles statistiques pour déterminer des profils de ce qui arrive et ce qui peut arriver à mon patient. Dans ces profils, on a abandonné la possibilité de comprendre pour accéder à un pouvoir d’établir des prédictions. Ces prédictions sont tout à fait illusoires, car elles sont basées sur une modélisation qui n’est pas fiable. Dans tous les cas, je m’absente en tant que clinicien et je n’accueille plus mon patient en tant que personne. Tout se réduit à une capacité de captation de traits modélisables pour établir un profil le plus complet possible. Cela dit, derrière le profil, il y a une personne complexe pour laquelle il n’y a aucune raison que ma grille prédictive de profilage et le traitement qui s’ensuit fonctionnent.
Dans le diagnostic, c’est tout à fait différent. Toutes les informations recueillies sont utiles, nécessaires, mais non suffisantes pour le diagnostic. Pour le diagnostic, certaines informations recueillies pour le profilage peuvent être secondaires en ce qui concerne mon patient, car je comprends quelque chose d’autre dans cette cueillette. La médecine de diagnostic est structurellement autre que la classification.
Les jeunes médecins ne savent souvent plus faire une médecine de diagnostic et ils ont peur de ne pas suivre les modèles, car le profilage leur permet de se sentir « couverts » par ce modèle de classification. On n’ose pas penser que ce sont les gens qui ont construit ces modèles diagnostics qui se sont gourés ! En revanche, si je fais un diagnostic en dehors des modèles proposés pour mon patient bien singulier, si je me goure, on peut me poursuivre…sur la base des modèles…
Il y a là un étau et un cercle vicieux : il y a de moins en moins de diagnostics et quand il y a un diagnostic, le médecin se sent en danger !
MCG – Vous avez développé une pratique différente que vous nommez une clinique du lien, de l’accompagnement et de l’engagement (ou clinique de la situation). Qu’est-ce que c’est et comment se développe-t-elle ?
MB – En quelques mots, c’est parier sur deux choses : parier sur le fait qu’il peut y avoir un accueil et que la personne n’est jamais un atome isolé dans le monde. L’accueil n’est pas celui d’une personne individuelle, mais c’est l’accueil d’une quantité x de situations qui traversent cette personne et qu’on essaie d’explorer ensemble. C’est une clinique de résistance à la sérialisation, à l’archinominalisme, au réductionnisme actuel. C’est une orientation vers les liens plutôt qu’un réductionnisme physicaliste.
La clinique de la situation et du lien implique un véritable « non-savoir » sur le bien de l’autre, permettant une production, une création de savoirs et d’expériences avec lesquels le clinicien partage un devenir avec son patient. Une telle clinique du « faire avec » déploie, grâce aux agencements multiples de la situation, et bien sûr au-delà de l’individu porteur d’une étiquette, de nouvelles puissances.
MCG – Selon vous, quelles sont les menaces les plus importantes auxquelles font face les systèmes de soins ?
MB – À mon avis, la menace principale est l’évaluation des systèmes de soins en termes économiques. C’est la menace fondamentale ! À chaque fois qu’on ne résiste pas à une évaluation économique de la fonction thérapeutique, on produit des horreurs ! Au nom d’un réalisme qui n’est absolument pas réaliste, car il s’agit d’un économisme métaphysique et irrationnel !
La première grosse menace est donc le diktat économique. De celle-ci en découlent d’autres : la recherche est capturée par ce qui intéresse la puissance financière. Par exemple, il est très difficile de développer de la recherche sur certains sujets de santé publique (cancer et environnement, par exemple) à cause des différents lobbys (automobiles, pétrole, etc.) qui s’y opposent.
Le problème fondamental aujourd’hui, contrairement à la croyance postmoderne en l’existence d’une liberté totale pour la recherche, est que celle-ci est en garde à vue, elle est prisonnière. Il est absolument incroyable qu’on ne puisse faire aucune étude sérieuse sur la téléphonie mobile. Il me semble plutôt bizarre de penser qu’il n’y aurait que les rats qui développent des cancers du cerveau à cause de la téléphonie mobile…
Le cancer de la santé publique aujourd’hui, c’est le contrôle de toute la recherche et l’empêchement de toute recherche alternative par ces dieux irrationnels qui, de façon perverse, se drapent du réalisme de l’économisme !
Il y a évidemment d’autres menaces. Par exemple, la médicalisation de l’enfance est un désastre ! Mais cette médicalisation n’est pas autre chose qu’un prolongement et une conséquence du temps de la macro-économie dans la vie des gens. On ne laisse plus les mômes se développer à leur rythme.
MCG – Comment résister au biopouvoir et à toutes ces avancées technoscientifiques normalisantes, à cette société de désirs formatés et normalisés ?
MB – La résistance doit être multiple. La situation n’est pas blanche ou noire. Nous sommes dans un moment très obscur et très inquiétant où nous vivons de grands changements. Si je paraphrase Gramsci, « le vieux monde n’est plus là, le nouveau monde tarde à venir, et entre les deux tous les monstres émergent ». Nous sommes dans un entre-deux et l’inquiétude n’est pas une inquiétude subjective. Il y a de quoi être très inquiet ! On ne sait pas si on arrivera à éviter des désastres irréversibles ! Il n’y a qu’à regarder ce qui se passe du point de vue du climat et du réchauffement planétaire. L’inquiétude a des fondements réels.
La résistance doit avoir le courage d’une recherche multiple, locale, et qui ne cherche pas pour le moment à établir un rapport de force très fort avec le néolibéralisme et la destruction de la vie. Il me semble impossible d’imaginer actuellement une résistance très massive (malgré le fait que ce soit un désir très fort que je partage), car on manque de modèles, de concepts, d’expériences. C’est un moment où il faut expérimenter.
Par exemple, au niveau de la médecine et de la clinique psy, il faut expérimenter de nouvelles formes de prise en charge qui s’émancipent de l’économisme et qui cherchent d’autres critères d’efficacité pour remédier aux malaises des gens plutôt que de médicaliser tous les problèmes. Il faut chercher comment le développement de liens sociaux et d’expériences alternatives de solidarité peut être beaucoup plus thérapeutique que la médicalisation. Médicaliser des symptômes sociaux, par exemple, avec le Ritalin, c’est aller dans le sens de la réaction !
C’est une résistance au développement d’une médecine de confort qui éloigne de plus en plus les gens de leur puissance d’agir et qui les place dans une position d’impuissance et d’objets passifs. L’hypothèse est que, dans la souffrance contemporaine, les gens expriment quelque chose qui demande à s’émanciper et qui est leur puissance d’agir. Si en tant que médecin, je cherche à anéantir et à rendre muets tous les symptômes, malgré ma bonne volonté, je suis en train de participer au mouvement profond d’écrasement de la vie.
1 Miguel Benasayag, La santé à tout prix, médecine et pouvoir, Paris, Bayard, 2008.
2 Miguel Benasayag et Gérard Schmidt, Les passions tristes. Souffrance psychique et crise sociale, Paris, La Découverte, 2003 et 2006.
3 À noter qu’historiquement les hommes ont toujours pu « toucher » le corps des femmes (note éditoriale).
4 Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux publié par la Société américaine de psychiatrie (APA).
5 La loi « métabo », pour syndrome métabolique, 2008.
6 Pierre-Henri Gouyon et Miguel Benasayag, Fabriquer le vivant ? Ce que nous apprennent les sciences de la vie sur les défis de notre époque, Paris, La Découverte, 2012.
7 Aménagements en espaces ouverts.