Les bilans 2021 des NCS
Le monde actuel apparaît encore très bousculé par l’impact d’une pandémie qui s’avère résiliente, et qui révèle les grandes fractures systémiques de l’« ordre » qui sévit depuis la transition du capitalisme de l’après-guerre au « modèle » néolibéral. Parallèlement, cet ordre a été rudement secoué depuis les années 2000 à travers les soulèvements et les révoltes populaires qui ont traversé la planète à travers la « vague rose » en Amérique latine, les « printemps » arabes et africains, et l’explosion de nouvelles résistances dans le reste du monde, y compris au Québec. Certes, cette évolution apparaît de manière disparate et fragmentée, avec plusieurs « récits » qui confrontent tant les gauches que les droites. Visiblement, on est en panne de « récits », comme en témoigne la grande confusion dans la gouvernance économique et politique, les modes d’expression culturelle, voire les dispositifs par lesquels les groupes sociaux mettent en place des blocs qui peuvent prétendre à l’hégémonie. Dans les prochaines semaines, les NCS vont tenter de collecter quelques morceaux de ce puzzle complexe : quels sont les contours actuels de la transition post pandémique ? En quoi le néolibéralisme sous toutes ses formes se réarticule et se réorganise ? Quelles sont les réponses proposées par les mouvements populaires et la gauche ? |
Le monde traverse une transition politico-économique structurelle. Le vieux consensus néolibéral sur les marchés libres, l’austérité budgétaire et la privatisation, qui a ébloui la société mondiale pendant 30 ans, semble fatigué et manque d’optimisme pour l’avenir. La crise économique de 2008, la longue stagnation depuis, mais surtout le confinement de 2020 ont érodé le monopole qui légitimait le néolibéralisme mondial en définissant l’horizon collectif. Aujourd’hui, d’autres récits politiques néolibéraux appellent au renouvellement : l’assouplissement quantitatif pour émettre les monnaies de manière pratiquement illimitée ; le protectionnisme pour relancer l’emploi national, un État fort, un déficit budgétaire plus élevé, plus d’impôts sur les grandes fortunes, etc. Ce sont les nouvelles idées dominantes qui sont de plus en plus évoquées par les politiciens, les universitaires, les dirigeants sociaux et les médias du monde entier. Les vieilles certitudes qui ont organisé la planète depuis 1980 s’estompent, bien qu’il n’y en ait pas de nouvelles qui revendiquent de manière solide le monopole de l’espoir. Pendant ce temps, dans cette incapacité d’imaginer un lendemain au-delà de la catastrophe, l’expérience subjective d’un temps suspendu, dépourvu de destin satisfaisant, submerge l’esprit social.
Comment sortir du néolibéralisme : l’expérience latino-américaine
Pendant plus d’une décennie à partir des années 2000, l’Amérique latine a été en avance pour définir un nouveau paradigme. Les changements sociaux et gouvernementaux au Brésil, au Venezuela, en Argentine, en Uruguay, en Bolivie, en Équateur, au Salvador, au Nicaragua, ont donné forme à une première vague de gouvernements progressistes et de gauche qui envisageaient de quitter le néolibéralisme. Au-delà de ses limites et contradictions, le progressisme latino-américain a parié sur des réformes de première génération qui ont permis des taux de croissance économique élevés (entre 3 et 5%), supérieurs à ceux enregistrés dans les temps précédents. En même temps, la richesse a été redistribuée, sortant 70 millions de Latino-Américains de la pauvreté et 10 millions de l’extrême pauvreté. Les inégalités sont passées de 0,54 à 0,48, sur l’échelle de Gini. En parallèle, l’hémisphère a connu une augmentation soutenue des salaires et des droits sociaux, notamment vers les secteurs les plus vulnérables de la population, ce qui a fait pencher la balance du pouvoir social en faveur du travail. Certains pays ont procédé à l’expansion des biens communs de la société par la nationalisation de secteurs stratégiques de l’économie et, comme dans le cas de la Bolivie, il y a eu un processus radical de décolonisation, faisant en sorte que les secteurs autochtones-populaires se sont constitués au sein du bloc de leadership du pouvoir d’État. Cette première vague progressiste, qui a élargi la démocratie avec l’irruption du populaire dans la prise de décision, a été soutenue par un flux de grandes mobilisations sociales, un discrédit généralisé des politiques néolibérales, l’émergence de dirigeants charismatiques portant une vision audacieuse de l’avenir et créant parmi les anciennes élites dirigeantes un véritable choc.
Limites et contradictions
Pour autant, cette première vague de progressisme latino-américain a commencé à perdre de sa force au milieu de la deuxième décennie du XXIe siècle. En gros, le progressisme a modifié le taux de répartition de l’excédent économique en faveur des classes ouvrières et de l’État, mais pas la structure productive de l’économie. Ceci, dans un premier temps, lui a permis de transformer la structure sociale des pays par l’expansion notable des classes moyennes, incluant une présence majoritaire de familles des secteurs populaires et autochoyes. Mais, la massification des revenus moyens, la professionnalisation généralisée, l’accès aux services de base et au logement, ont modifié non seulement les formes d’organisation et les communications d’une partie du bloc populaire, mais aussi sa subjectivité aspirationnelle. Pour intégrer ces nouvelles revendications et leur donner une durabilité économique dans le cadre programmatique d’une plus grande égalité sociale, il fallait modifier le mode d’accumulation économique et les sources fiscales de rétention de l’excédent par l’État. Ce qui, en gros, n’a pas été fait.
L’incompréhension dans de la proposition progressiste sur son propre travail et le retard dans l’implantation de nouveaux axes d’articulation entre travail, État et capital, ont cédé la place à partir de 2015 à un retour partiel du programme néolibéral. Mais, inévitablement, ce rebond n’a pas duré longtemps. Le « modèle » néolibéral n’a pas créé les conditions réelles pour un rebond du marché, bien au-delà des espoirs naïfs de ce qu’espéraient les nouveaux gouvernements de droite qui pensaient vaincre les progressistes avec leurs recettes éculées : reprivatiser, déréglementer les salaires et concentrer la richesse. C’est en partie cet échec qui explique une deuxième vague progressiste qui depuis 2019 accumule des victoires électorales au Mexique, en Argentine, en Bolivie, au Pérou et qui explique les révoltes sociales extraordinaires au Chili et en Colombie. Certes, cette deuxième vague n’est pas la répétition de la première. Ses caractéristiques sont différentes et sa durée aussi.
La deuxième vague
Les nouvelles victoires électorales ne sont pas le résultat de grandes mobilisations sociales. Le nouveau progressisme résulte d’une participation électorale en défense des droits lésés ou violés par le néolibéralisme enragé, et non pas d’une volonté collective de change le système, pour l’instant. C’est ce qu’on pourrait appeler un cycle national-populaire dans sa phase passive ou descendante.
C’est comme si les secteurs populaires déposaient maintenant dans les initiatives gouvernementales l’étendue de leurs espoirs et laissaient, pour le moment, l’action collective comme le grand bâtisseur des réformes. Certes, le grand confinement mondial de 2020 a limité les mobilisations, mais, curieusement, non pas pour les forces conservatrices ou les secteurs populaires où il n’y a pas de gouvernements progressistes, comme en Colombie, au Chili et au Brésil.
Le nouveau progressisme qui apparaît est structuré autour de gouvernements qui proposent de mieux gérer en faveur des secteurs populaires, des institutions de l’État ou de celles héritées de la première vague. En d’autres termes, on n’a plus les leaderships charismatiques, comme lors de la première vague du progressisme qui favorisaient une relation effervescente et émotionnelle avec les électeurs et qui était perturbatrice pour l’ordre ancien. Cependant, l’absence de relation charismatique des nouveaux dirigeants n’est pas un défaut, mais une qualité, puisque c’est sur cette base qu’ils ont obtenu des victoires électorales. Dans la lignée des travaux de Max Weber, le projet aux allures charismatiques de la première vague progressiste est routinisé, d’où le fait que les progressistes actuels ne peuvent plus monopoliser la représentation d’un projet national-populaire.
Nouvelles confrontations
Le nouveau progressisme fait déjà partie du système des partis au pouvoir, au sein duquel il lutte pour être un leader. Par conséquent, il ne cherche pas à déplacer l’ancien système politique et à en construire un nouveau comme à la première époque, par une certaine extériorité face au système traditionnel. Ce qu’il propose maintenant, c’est de la stabiliser, en préservant sa prédominance, ce qui les conduit à une pratique modérée, où on accepte de fonctionner sur la base de « consensus conflictuels », et non en termes de rupture.
Entre temps, la nouvelle vague progressiste est combattue par des opposants politiques penchant de plus en plus vers l’extrême droite. La droite politique a surmonté la défaite morale et politique de la première vague progressiste et, apprenant de ses erreurs, occupe les rues et les réseaux, et lève des drapeaux de changement. Elle a acquis une force sociale grâce à des implosions discursives qui les amènent à se recroqueviller sur des discours anti-indigènes, anti-féministes, anti-égalistes et anti-étatiques. Abandonnant la prétention des valeurs universelles, cette nouvelle droite se réfugie dans des tranchées ou des croisades idéologiques. Elle offre un horizon de vengeance contre l’égalisation et l’exclusion de ceux qui sont considérés comme les coupables pour avoir brisé l’ancien ordre moral : les populistes égalisateurs, les autochtones, les femmes rebelles, les migrants pauvres, les communistes réels ou imaginaires…
Cette radicalisation actuelle de la droite néolibérale témoigne d’un tournant culturel remarquable parmi les classes moyennes traditionnelles, avec des effets sur les secteurs populaires. D’une tolérance et même d’une sympathie pour l’égalité il y a 15 ans, l’opinion publique construite autour de ces classes moyennes s’est transformée en positions de plus en plus intolérantes et antidémocratiques, ancrées dans la peur. Les frontières du débat public ont été remplacées par un racisme et un antiégalitarisme décomplexés et transformés en valeurs publiques.
La mélancolie d’un vieil ordre social abandonné et la peur de perdre des privilèges de classe ou de caste face à l’avalanche plébéienne ont jeté ces classes moyennes à embrasser les envolées politico-religieuses qui promettent de restaurer l’autorité patriarcale dans la famille, l’immuabilité des hiérarchies dans la société et le commandement de la propriété privée dans l’économie, devant un monde incertain qui a perdu son destin. C’est une époque de politisation réactionnaire et fasciste des secteurs traditionnels de la classe moyenne.
Les temps incertains
Par conséquent, le nouveau progressisme fait face non seulement aux conséquences sociales du grand confinement planétaire qui a fait s’effondrer l’économie mondiale en 2020, mais, au milieu de celle-ci, à l’épuisement des réformes progressistes de première génération.
Pour finir, nous sommes dans un moment où les horizons sont minimalistes ou stagnants. D’une part, le néolibéralisme dans sa version autoritaire ne parvient pas à surmonter ses contradictions. D’autre part, les différents progressismes ne parviennent pas à se consolider hégémoniquement. Cela ouvre une période chaotique de victoires et de défaites temporaires de chacune de ces options ou d’autres.
Cependant, la société ne peut pas vivre indéfiniment sans horizon prédictible et durable. Tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre, les sociétés vont évoluer vers une sortie de crise, quelle qu’elle soit. Pour que l’avenir ne soit pas un désastre ou un obscurantisme planétaire avec des classes moyennes priant à la porte des casernes, comme cela a été le cas en Bolivie en 2020, le progressisme doit parier sur la production d’un nouveau programme de réformes de deuxième génération, articulé autour de l’expansion de l’égalité et de la démocratisation des richesses, tout en proposant une nouvelle matrice productive permettant le bien-être des masses.
Il faudra aussi, avec cela, promouvoir un nouveau moment historique de réforme morale et intellectuelle du projet national-populaire, d’hégémonie culturelle et de mobilisation collective, qui est aujourd’hui absent. Sans ce projet, il sera impossible d’imaginer des victoires politiques durables pour le progressisme.
Álvaro García Linera[1]
- Álvaro García Linera a été vice-président de la Bolivie à l’époque d’Evo Morales (2006-2019). Il se consacre maintenant à ses travaux d’histoire et de sociologie. Ce texte est extrait de ce qui est paru dans La Razon (La Paz), 28 novembre 2021. Le texte original (en espagnol) se trouve ici : https://www.la-razon.com/politico/2021/11/28/la-segunda-oleada-progresista-latinoamericana/ ↑