Ce livre ne s’adresse pas aux amoureux de Bernard Émond. Ceux et celles qui l’aiment pour ses œuvres filmiques (La neuvaine, Contre toute espérance, La donation et autres legs incontournables pour cette société québécoise en mal de valeurs fondatrices liées à son histoire) n’apprendront rien de neuf dans ce recueil de textes engagés, presque enragés. Les thèmes chers de l’auteur s’y succèdent en un concentré de colère qui, loin de convaincre ses amoureux fidèles, finira par lasser les plus engagé-e-s. J’en suis.
Dans la première partie du livre, Le monde comme il va, c’est métaphoriquement l’esprit de Jeanne, le personnage principal de La Neuvaine, qui ne rencontrera jamais François. Un monologue désespéré sans main tendue. Une sorte de testament. Le désert moral que dépeint Émond, sans être totalement dénué de prégnance réelle, passe par le saccage de la beauté, le désintérêt pour l’identité québécoise, l’inutilité de nouvelles libertés individuelles et collectives soumises aux lois du marché.
Le thème de la perte traverse de part en part cet ouvrage. La perte de ce qui était sacré. La perte de l’autorité. La perte de ce qui était important dans un présent lisse et sans histoire. La perte de notre ancrage. L’amnésie.
« Pour la première fois peut-être, dans l’histoire des cultures humaines, les hommes sont libres d’en finir avec la mémoire […] Peut-être choisirons-nous la légèreté, l’amnésie, la facilité, et ce que nous avons été ne sera plus. Un peuple peut survivre à des siècles d’oppression, mais il ne peut survivre à sa propre indifférence » (p. 35).
Entrer dans une église. Se sentir petit. Descendre le regard. Justement descendre ce regard pour comprendre que le monde ne s’est pas fait à notre naissance. Nous sommes les dépositaires d’une histoire et nous avons une dette envers les gens qui ont contribué à la façonner. Être à la hauteur de notre époque serait être à la hauteur de ce passé qui nous a formés et qui nous permettra de nous projeter dans un avenir plus lumineux ; plus substantiel dirons-nous. Tout à l’inverse des tags peints frénétiquement sur les biens publics qui suintent l’individualisme. Tout à l’inverse de la publicité d’un véhicule 4X4 affichant le slogan : « Faites vos propres règles ». Il s’agit de retrouver le commun.
« Il n’y a plus personne presque pour défendre les idées de nation et de culture commune. Que la droite néolibérale les combatte, rien de plus naturel, mais qu’une bonne partie de la gauche s’y oppose aussi sous prétexte d’ouverture à l’autre, cela me sidère. La mondialisation et l’ouverture des marchés et des frontières ont provoqué des maux sans nombre et il faudrait y ajouter l’ouverture culturelle, comme si elle n’était pas en voie de tout balayer sur son passage. Sur quoi fonderons-nous la nécessaire common decency si l’idée même de commun devient indéfendable » (p. 74).
Émond pointe ici une tension bien présente chez la gauche. Effectivement, celle-ci semble écartelée entre différents idéaux liés à l’intégration. Tantôt du côté économique, tantôt du côté identitaire, ce dernier volet divise la gauche entre les tenants du multiculturalisme et les tenants d’un renouveau nationaliste et progressiste, que l’on décrit maintenant comme des conservateurs. À ce titre, Émond se décrit lui-même comme un socialiste conservateur.
Dans la deuxième partie, Écriture du temps, c’est ici François qui tend la main à Jeanne, toujours en référence à La neuvaine. Moins colérique, Émond parle avec brio des œuvres qui contribuent à le construire. Des Écrits corsaires de Pasolini à La fin de l’homme rouge de Svetlana Alexievitch, l’auteur n’est plus seul dans le désert mais y trouve une communauté fraternelle. Les textes situent plutôt une rencontre ; tantôt avec une inconnue qui l’aide à nommer l’admiration, tantôt en décrivant la petite bonté, ordinaire et sans idéologie. L’humanitude que l’on aime tant chez Émond revient en force dans cette deuxième partie.
Émond le créateur est supérieur au dénonciateur. Si dans ses films se nouent les deux postures, dans ce recueil logeant des textes de conférences et des publications, c’est le défaitiste, presque cynique qui prend le dessus nous faisant en quelque sorte la leçon. Ceux et celles qui le lisent sont également animés par cette indignation. Ce n’est pas à eux que cela s’adresse. Faites visionner un documentaire de Michael Moore à des gens de droite et ils crieront à la calomnie. Comment rejoindre ceux et celles qui, dans leur immonde certitude, auraient besoin d’être ébranlés par la colère de Émond ?
Judith Trudeau
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