AccueilNuméros des NCSNo. 18 - Automne 2017La bataille des sables bitumineux

La bataille des sables bitumineux

En 2006, je suis arrivé à Fort McMurray, en plein cœur du pays des sables bitumineux. Dans cette ville faite pour 35 000 personnes vivaient déjà 75 000 habitants, principalement des hommes âgés de 18 à 60 ans, travaillant presque tous dans l’industrie pétrolière. Le long de l’autoroute 63, nous avons longé les immenses étangs pleins de déchets pétroliers. Recevant des résidus toxiques 24 heures par jour, ils sont tellement vastes qu’on pourrait les apercevoir de l’espace. Nous avons plus tard survolé cet incroyable paysage de terres dévastées, de puits de pétrole et de machinerie industrielle qui détruisent les territoires cris et dénés. Partout, l’odeur âcre du bitume nous envahissait, rappelant aux populations locales dans quel enfer elles vivaient.

À Fort Chipewyan, nous avons exploré les berges du magnifique fleuve Athabasca, une source vitale pour les peuples autochtones ainsi qu’un lieu de haute signification spirituelle. On nous a raconté que le fleuve était maintenant empoisonné et que le niveau de l’eau était dangereusement bas à cause de la surutilisation des eaux par l’industrie. Les aînés, les responsables des bandes et les jeunes nous ont décrit leur vie de misère, la maladie et la mort qui rôdent partout et la destruction de la substance de la vie à cause des sables bitumineux. Les populations qui chassaient, pêchaient et récoltaient dans le delta étaient maintenant incapables de subvenir à leurs besoins.

Résister

C’est après cette visite horrible où je me sentais presque dans un film de science-fiction que l’idée d’une campagne autochtone contre les sables bitumineux a germé dans nos esprits. Il a fallu d’abord solliciter des fonds pour procéder à une cartographie détaillée de la région et ainsi informer les membres des communautés concernées. Nous étions alors un petit groupe avec l’ex-chef cri George Poitras, les militants dénés Mike Mercredi, Eriel Deranger et Lionel Lepine, ainsi qu’une activiste de la nation Lubicon, Melina Lubicon Massimo.

Avec l’aide d’ONG, nous avons mis sur pied des ateliers sur la loi autochtone, l’organisation de campagnes et l’approche basée sur les droits. À partir de cela, notre campagne a pris forme avec pour objectif de bloquer l’expansion de l’industrie pétrolière et de faire en sorte que les peuples autochtones soient en première ligne de cette bataille. Nous avons décidé de cibler certaines entreprises au cœur de notre projet.

Durant sept ans, nous avons parcouru la terre mère dans la région. Le Réseau environnemental autochtone a été mis en place pour lancer une des campagnes les plus militantes et les plus visibles de l’époque. Notre ennemi était un redoutable consortium industriel et financier qui de toute évidence s’était assuré du soutien des autorités coloniales locales et même de plusieurs autorités tribales. Malgré cela notre campagne doit être vue comme un succès résultant d’une stratégie prolongée et multidimensionnelle, impliquant des actions légales, la mobilisation populaire, l’intervention politique à tous les niveaux de gouvernement et même aux Nations unies. Nous avons utilisé des expressions et des images venant des peuples concernés, tant dans les médias traditionnels que sur les réseaux sociaux. Nous avons fait de la désobéissance civile, animé des activités d’éducation populaire et des cérémonies spirituelles.

Face aux ONG et aux donateurs, nous avons tenu notre bout. Nous avons refusé l’argent trop facile qui venait avec des « conditions » pour nous dire comment lutter. Nous avons insisté sur la nécessité de maintenir un leadership autochtone, soutenant que les luttes écologistes dans l’Ouest canadien n’avaient pas réussi à vaincre les stratégies des entreprises et de l’État depuis plus de trente ans. Nous avons finalement obtenu les ressources pour continuer le travail à la base, malgré l’opposition de certaines ONG.

L’élargissement

Après ce moment décisif, le mouvement n’a cessé de croître et de s’internationaliser, partout au Canada, aux États-Unis et même en Europe, certaines communautés autochtones, des syndicats, des municipalités, des fondations et des individus autochtones et non autochtones acceptant finalement le fondement d’une stratégie qui mettait en avant notre droit à la terre. Aux États-Unis, notre campagne a rebondi à la faveur du mouvement d’opposition aux pipelines qu’on voulait construire dans le cadre du projet Keystone XL. Nous avons fait le lien avec la nation Oglala dont les réserves d’eau étaient menacées. Des dizaines de nations autochtones se sont jointes à nous au Dakota du Sud, au Nebraska, en Oklahoma et au Texas. James Cameron, le réalisateur du film Avatar (2009) nous a donné un coup de main. Dans les médias, le message qu’Avatar était une métaphore des résistances autochtones en plein cœur des Amériques est devenu viral.
Plus tard, en réponse aux attaques du gouvernement Harper, le mouvement s’est encore étendu grâce au mouvement Idle No More. Des dizaines de milliers de personnes ont répondu à l’appel des militantes et des militants autochtones. Les batailles légales que nous avons menées – plus de 170 poursuites, presque toutes gagnées, devant la Cour suprême du Canada – ont porté leurs fruits. Devant respecter la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones et diverses conventions internationales, les tribunaux ont été obligés de valider les anciens traités. Les attaques racistes contre nos droits, comme celle de Thomas Flanagan, conseiller de Stephen Harper, se sont retournées contre nos adversaires. Nous avons dit et répété que nous étions disposés à partager nos terres et nos abondantes ressources avec tout le monde. Nous avons entrepris des recherches pour démontrer que le développement de la région pouvait se faire en dehors des projets destructeurs.

Aujourd’hui, les défis restent toujours très grands. L’ère de l’énergie à bon marché a encouragé une croissance économique débridée qui ne tient nullement compte de l’environnement ni même des changements climatiques. Tous ces problèmes découlent du système capitaliste et du dispositif colonial soutenu par les empires et la chrétienté dépendant du travail des esclaves et des terres volées aux Autochtones.

Le leadership des femmes

Une des forces de notre mouvement autochtone est le fait qu’il soit en grande partie animé par des femmes. Ma nation crie est matriarcale, ce qui donne aux femmes un rôle de premier plan dans la lutte. Les politiques économiques capitalistes sont de toute évidence liées à la violence perpétrée contre les femmes et les filles autochtones. Les femmes autochtones sont révoltées contre les forces patriarcales qui dominent l’économie et la scène politique.
Nous savons l’étendue de la spoliation qui a frappé nos communautés et volé les terres que le Créateur nous a données en héritage. Plus tôt que tard, notre jour viendra. En attendant, nous nous organisons et vivons nos vies en respectant nos principes. Nous vous invitons à nous rejoindre dans ce long voyage.

Traduit de l’anglais par Pierre Beaudet

[su_button url=”https://www.cahiersdusocialisme.org/abonnement/” background=”#993333″ color=”#ffffff” size=”5″ center=”yes” desc=”(ou acheter un numéro)”]S’abonner[/su_button]

Articles récents de la revue