Entrevue avec Édith Cloutier, directrice du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or
Réalisée par Julie Perreault, professeure à temps partiel à l’Université d’Ottawa
Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 20, automne 2018
Édith Cloutier est directrice générale du Centre d’amitié autochtone de Val-d’Or depuis 1989. Elle s’est distinguée comme présidente du Regroupement des centres d’amitié autochtones du Québec pendant plusieurs années et a reçu de nombreux prix soulignant son engagement et sa carrière, dont le prestigieux prix de l’Ordre national du Québec. Très impliquée dans la défense du fait autochtone en milieu urbain, elle nous offre une vision de la décolonisation à l’avant-garde des nouvelles politiques autochtones.
NCS – Peux-tu résumer un peu ton parcours, te présenter, dire qui tu es ?
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C. – Je suis née de mère anicinape et de père québécois, mais j’ai principalement grandi dans la famille de ma mère, c’est-à-dire dans ma famille anicinape élargie. Conséquemment, j’ai été fortement influencée par cette culture et cette identité, qui représente pour moi un univers de femmes fortes et engagées. J’ai grandi au milieu d’une génération de femmes qui avaient perdu leur statut parce qu’elles avaient marié un non-Autochtone et qui ont milité activement pour le retrouver. Au début des années 1980, ma mère et mes tantes se sont rendues à Ottawa pour dénoncer des situations d’injustice, de racisme et de discrimination vécues par les femmes autochtones du fait de la Loi sur les Indiens. C’était une génération de femmes qui luttaient pour préserver leur identité autochtone. Ce contexte a été très important dans mon parcours; les actions des femmes de ma famille et celles de plusieurs autres par la suite m’ont sensibilisée aux enjeux de justice et de justice sociale à un très jeune âge. En outre, j’ai grandi en ville à une époque où très peu de familles autochtones y habitaient. Dans le milieu des années soixante-dix, mon grand-père est venu s’établir à Val-d’Or pour le travail et toute la famille a suivi. Les oncles, les tantes, les enfants; on occupait quatre immeubles apparemment côte à côte ! On peut dire qu’on formait déjà un petit espace communautaire autochtone en ville. C’est à ce moment que j’ai eu mes premiers contacts avec le Centre d’amitié autochtone, qui était alors un ancrage identitaire important en ville. Le Centre est devenu très tôt un centre de gravité dans ma vie. J’y ai eu mon premier emploi à l’âge de 15 ans, dans la cuisine. Quand j’ai terminé mon baccalauréat en comptabilité à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue, on m’a offert d’en prendre la direction. J’avais 23 ans !
NCS – C’est une grande responsabilité…
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C. – J’ai été bien entourée, heureusement. On cherchait une personne autochtone ayant une formation en gestion pour prendre la direction du centre. J’avais déjà l’expérience de mon emploi d’été, j’avais fait des études pertinentes, et puis je partageais les valeurs du Centre. J’ai accepté parce que j’avais profondément envie de travailler à améliorer les conditions de vie des Autochtones et de lutter contre la discrimination. Le poste de directrice a été mon premier emploi et celui que j’ai occupé toute ma vie. De fil en aiguille, ce travail m’a permis d’explorer différentes avenues et surtout de participer activement à la construction d’une identité autochtone urbaine au Québec. Mes fonctions m’ont amenée à siéger au conseil d’administration de Femmes autochtones du Québec, à être présidente du Regroupement des centres d’amitié autochtone du Québec, à siéger à la table de l’Assemblée des Premières Nations du Québec et du Labrador, à participer à différents forums politiques et sociaux, jusqu’à devenir peu à peu une voix des Autochtones en milieu urbain au Québec. Ça fait presque 30 ans maintenant que j’occupe le poste de directrice générale. Le travail accompli durant toutes ces années a contribué à faire sortir de l’ombre le mouvement des centres d’amitié autochtone au Québec. On a commencé à reconnaître l’existence des Autochtones qui vivent à l’extérieur des communautés des réserves – qui forment pourtant 54 % de la population autochtone totale – et à comprendre qu’il y avait d’autres voix que celle des Chefs élus pour exprimer une réalité jusqu’ici méconnue. Mais pour cela, il a fallu travailler à construire un espace autochtone communautaire et démocratique en ville; ma contribution, ma goutte d’eau dans l’océan, c’est un peu cela.
NCS – J’aimerais revenir sur cette dernière question, mais avant, pourrais-tu rappeler l’historique du mouvement des centres d’amitié ? Quelles étaient ses motivations premières, sa mission ?
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C. – Comme on dit souvent, le mouvement des centres d’amitié autochtone est une initiative faite par et pour les Autochtones. Les deux premiers centres ont ouvert leurs portes à Toronto et à Winnipeg dans le milieu des années 1960. On en compte aujourd’hui 120 dans 120 villes différentes du Canada, dont 12 au Québec. Ils sont majoritairement dans les villes des régions, là où convergent les Autochtones. L’objectif au départ était de créer des lieux de rencontre pour les personnes et les familles autochtones qui, pour toutes sortes de raisons, que ce soit le travail, les études, le manque de logement dans les communautés, etc., se retrouvaient en ville, dans des contextes de cohabitation parfois difficiles avec les populations locales non autochtones. La première mission des centres a été d’assurer la qualité de vie de ces personnes et de ces familles, de répondre à leurs besoins spécifiques, y compris culturels.
Puis le mouvement s’est donné comme deuxième mission de maintenir un ancrage identitaire autochtone en ville. Cela peut se faire en soutenant l’accès à une gamme de pratiques culturelles, traditionnelles et éducationnelles en ville, ou en développant des services sociaux culturellement pertinents et sécurisants pour la population. Puis, comme le veut le sens du mot « amitié », la troisième mission des centres a été de favoriser le rapprochement entre les peuples.
Le mouvement a tellement bien marché qu’on a fondé l’Association nationale des centres d’amitié autochtones dans les années 1970, ainsi que des Associations provinciales afin de coordonner l’action collective des centres d’amitiés[1]. Mais plus que cela, je dirais que le mouvement a réussi à créer une base communautaire nouvelle et résolument moderne, ce que j’aime concevoir comme un projet de société civile autochtone urbain. Les centres d’amitié ne sont pas seulement des centres de services, ils sont devenus avec le temps des institutions d’influence, des interlocuteurs privilégiés qui occupent une place particulière entre les communautés et les gouvernements. Les centres sont au cœur d’une identité autochtone qui n’est ni celle des réserves, bien qu’elle y soit reliée, ni celle des citoyens de la ville, mais qui a sa place dans la mosaïque autochtone et qui doit être prise en compte.
NCS – On revient à l’idée « d’espace communautaire autochtone en ville » dont tu parlais plus tôt.
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C. – Aujourd’hui, on est capable de voir cet espace communautaire et d’en prendre acte, de se nommer comme un mouvement de société civile autochtone, mais tout cela est le résultat d’un long processus, l’aboutissement d’actions et d’initiatives concrètes qui nous ont permis de construire cette communauté. Les Autochtones en milieu urbain ont longtemps été invisibilisés par la dynamique politique établie entre les gouvernements québécois et canadien et les autorités gouvernementales des Premières Nations, du fait entre autres des pratiques et des lois coloniales. Depuis plus de 180 ans, les communautés autochtones doivent composer avec des mesures comme la Loi sur les Indiens, la politique des réserves, les conseils de bande. Cette situation est l’inverse de la démocratie pour tout le monde. La Loi sur les Indiens agit comme frontière et impose des façons de faire qui ne sont pas les nôtres, mais les Autochtones en milieu urbain se trouvent d’autant plus marginalisés qu’ils n’existent pas comme instance politique ou légale aux yeux des gouvernements. Ils ont longtemps été enfermés dans ce flou juridictionnel, qui nie carrément leur existence et leur voix en tant que communauté autochtone. Une telle situation se réverbère nécessairement sur la vie des individus et des familles et sur l’expression d’une identité commune. Il n’y avait tout simplement pas d’espaces démocratiques, c’est-à-dire d’espaces de parole et d’affirmation de soi qui permettent à une personne anicinape vivant en ville, ayant grandi en ville, de se manifester comme citoyenne anicinape et de participer à un mieux-être collectif autochtone au Canada et au Québec. Le premier mandat des centres a donc davantage évolué vers la création d’espaces communautaires, d’espaces démocratiques et de manifestation citoyenne.
NCS – Peut-on y voir un mouvement « d’autochtonisation » de la société civile, au sens où la politologue Joyce Green parle « d’autochtonisation de l’État » ?
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C. – Pas exactement. Je pense qu’avant de pouvoir participer à la société civile dans son ensemble, il faut qu’on se retrouve dans nos propres repères. On ne devient pas partie prenante de la société civile québécoise, nous n’en sommes pas là encore. Ce à quoi le mouvement des centres aspire, c’est plutôt se positionner en tant qu’interface politique et citoyenne. L’espace qu’on a réussi à créer n’est ni celui des communautés, ni celui de la société québécoise ou canadienne, ni celui des citoyens de la ville. Il fallait d’abord créer un lieu où l’on puisse se manifester dans notre entièreté, se définir sur les plans identitaire, culturel et politique comme communauté en ville. C’est sur cette base que s’est développée depuis 65 ans la relation, que je dirais maintenant politique, entre le mouvement des centres d’amitié et les instances gouvernementales, que ce soit l’État québécois et canadien ou les communautés autochtones. Pendant de nombreuses années, on a cherché des voies de passage, puis on a finalement réussi à créer des assises citoyennes dans la ville qui sont anicinape, eyou, atikamekw… Un projet de société comme celui-là prend racine dans des initiatives concrètes que le Centre, comme point de services, mais aussi comme lieu d’innovation sociale, est en mesure de concevoir et d’implanter. On développe des projets en habitation, en santé, des mesures favorisant l’employabilité et la participation à l’économie, des services en périnatalité, en éducation, etc. C’est l’ensemble de tout cela qui compose ce projet de société urbain pour les Autochtones dont je parlais plus tôt. Si on y réfléchit, nos efforts découlent aussi de la triple mission que l’on s’est donnée, il y a 65 ans, d’améliorer la qualité de vie des Autochtones, de promouvoir la culture et de favoriser le rapprochement entre les peuples. Dans ce sens, on peut dire que l’on parlait déjà de réconciliation bien avant que ce thème soit d’actualité.
NCS – Peux-tu expliquer un peu plus cette idée ? Comment le projet de société urbain que tu décris s’insère-t-il à tes yeux dans le mouvement de réconciliation ++ ?
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C. – Dans les deux cas, il s’agit de réfléchir au rétablissement des relations harmonieuses entre les peuples. Par sa nature même, c’est-à-dire comme instance qui met de l’avant l’autochtonie urbaine, le mouvement des centres d’amitié a inscrit au cœur de sa démarche la cohabitation entre Autochtones et non-Autochtones. Celle-ci fait partie de sa mission depuis le début. Le mot « amitié » dans le nom que l’on a voulu se donner n’est pas anodin, il renvoie à quelque chose de réel et de concret, à une réalité vécue au quotidien. Pour nous, l’idée de réconciliation s’exprime dans une volonté tangible de lier les gens entre eux à travers des projets communs, parce qu’agir sur la qualité de vie et promouvoir la culture autochtone ne se fait pas en restant isolés les uns des autres. On dit souvent que la réconciliation doit être précédée de la vérité, mais celle-ci requiert des occasions de rencontre concrètes. Pour apprendre à se connaître, autrement dit, faire valoir notre culture, nos traditions, notre histoire auprès des citoyens et citoyennes de la ville, il faut commencer par construire des ponts. En ce sens, les bases de la réconciliation sont inscrites dans le projet urbain.
Au Centre, on mise beaucoup sur la création de lieux d’échanges et sur la transformation sociale qui découle du rapport avec l’autre. La réconciliation commence avec des pratiques interculturelles et des événements comme la Journée nationale des Autochtones, des expositions artistiques, le site culturel Kinawit que l’on a ouvert récemment[2]. Un exemple de service dont nous sommes particulièrement fiers est notre centre de la petite enfance (CPE) Abinodjic-Miguam, qui existe depuis bientôt 15 ans. Il s’agit d’un service de garde dont le programme éducatif repose sur la culture autochtone et que l’on a décidé d’ouvrir aux enfants allochtones. Pour une fois, ce sont donc les citoyens et citoyennes de la ville qui viennent nous voir et non l’inverse. Tous nos programmes et la majorité de nos éducatrices sont autochtones. Les enfants y apprennent nos traditions et nos valeurs, entendent nos histoires, chantent des comptines en anicinape. Les enfants de différentes cultures apprennent à se connaître en se côtoyant à travers nos institutions, mais c’est aussi vrai pour les parents qui viennent les déposer et qui participent à nos activités. C’était important pour nous de créer cette possibilité de rencontre pour faire de notre CPE un instrument de réconciliation dont on peut prendre la mesure. Les enfants qui le fréquentent sont de futurs citoyens et de futures citoyennes de la ville, de futurs adultes qui auront été exposés très tôt à nos réalités. Pour nous, il s’agit d’une façon concrète de combattre les préjugés et de créer des ponts durables entre les peuples.
NCS : Ce sont des questions auxquelles tu sembles avoir beaucoup réfléchi…
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C. – J’en parle assez facilement aujourd’hui, mais ma compréhension s’est construite au fil du temps et des rencontres. Parfois, il faut prendre un pas de recul pour se connaître soi-même, sortir de la forêt en quelque sorte. Dans ma carrière comme directrice du Centre et comme présidente du regroupement, j’ai eu la chance d’interagir avec des gens de différents milieux, qu’ils soient politiques, universitaires ou communautaires, autochtones et non-autochtones. Je prends l’exemple des douze années de travaux en coconstruction et en mobilisation des connaissances avec le réseau Dialog (INRS). Cette collaboration nous a permis d’entrer en contact avec d’autres types de réseaux, d’explorer ce qui se fait à l’international et dans les Amériques. Tous ces échanges m’ont beaucoup aidée à poser les bases de cette réflexion sur qui nous sommes devenus aujourd’hui, dans ce qu’on pourrait appeler la « modernité autochtone », et à porter un regard plus clair sur ce que représente pour moi le mouvement des centres d’amitié.
NCS – L’idée de « modernité autochtone » semble importante dans ta réflexion. Peux-tu préciser un peu ce que tu entends par là ?
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C. – C’est un concept qui vient de David Newhouse, un intellectuel mohawk que j’adore, professeur à l’Université Trent en Ontario. Pour une part, la modernité autochtone implique que l’on prenne la mesure de la colonisation. Souvent, on agit sans prendre conscience de ses impacts, et c’est peut-être aussi pourquoi certaines initiatives sont difficiles à démarrer en milieu autochtone. On est demeuré trop longtemps imprégné des effets de la colonisation sur nos sociétés. Au contraire, la modernité autochtone nécessite que l’on comprenne la colonisation de l’intérieur, dans ses effets et ses limites, et qu’on réfléchisse ensemble à de nouvelles façons d’agir, à de nouveaux chemins de décolonisation. Ceux-ci peuvent et doivent en quelque sorte avoir un lien avec la réactivation de nos identités traditionnelles, mais ils ne s’y limitent pas non plus. En anglais, on parle d’agency, qu’on peut traduire par agentivité autochtone. Dans un sens, le mouvement Idle No More part de là, de cette capacité d’agir dans le présent qu’on se donne et qu’on revendique ensemble. On le voit aussi chez les nouvelles générations, à travers l’émergence de talents exceptionnels chez les jeunes, que ce soit des Samian, des Natacha Kanapé Fontaine, des Mélissa Mollen-Dupuis… Ces nouvelles générations arrivent à prendre leur place dans la société moderne tout en restant connectées et fières de ce qu’elles sont en tant qu’Autochtones. Quand je regarde les initiatives qui se font aujourd’hui, la façon dont on arrive à mieux se positionner comme maîtres de notre destin, comme peuple, comme société, je vois qu’on est capable d’agir en connaissance de cause, de mesurer l’impact de la colonisation et d’utiliser cette connaissance comme force pour s’inscrire dans un processus de décolonisation et de prise en charge de notre propre destin. Je crois beaucoup dans ces initiatives concrètes qui nous permettent de nous manifester et de prendre notre place au cœur de la société actuelle. Il faut arrêter de penser que les Autochtones sont figés dans le folklore ou dans le temps.
NCS – L’exemple du CPE que tu donnais tout à l’heure apparaît être un exemple probant de cette démarche de prise en charge, que tu nommes « agentivité autochtone »…
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C. – Oui, tout à fait ! Je peux donner un autre exemple très concret, en habitation cette fois-ci. Il y a un peu plus de deux mois, on a inauguré un projet de logements sociaux pour familles autochtones tout près du Centre, ici à Val-d’Or : le projet Kijate, qui signifie « plein de soleil » en anicinape. Ce type d’initiative vient concrétiser pour moi ce qu’est l’agentivité comme posture de décolonisation, comme démarche de prise en charge qui nous positionne dans le cadre de la modernité autochtone. Le projet a pris neuf ans à aboutir, parce qu’on a rencontré plusieurs obstacles en cours de route – allant des chevauchements de compétences gouvernementales au racisme et à la mécompréhension de nos besoins particuliers par la municipalité –, mais il y a aujourd’hui 24 familles autochtones qui vivent dans des logements neufs et abordables à Val-d’Or. Cette initiative est partie de la base, de la prise de conscience d’un besoin réel. Il y a dix ans, on a constaté qu’il y avait de plus en plus de familles autochtones qui déménageaient en ville et qui avaient du mal à se loger décemment. La ville de Val-d’Or était alors confrontée – et l’est encore – à une pénurie généralisée de logements. Dans un tel contexte, auquel il faut évidemment ajouter le racisme et la discrimination de la part de certains propriétaires, les familles autochtones se retrouvaient dans les pires logements disponibles. Alors on s’est donné pour mandat de créer notre propre service d’habitation communautaire. Le processus a été long, mais avec les efforts qu’il fallait – on a dû aller jusqu’à la Commission des droits de la personne du Québec ! –, on a pu y arriver. Ce nouvel environnement améliore les conditions de vie des familles et fournit un environnement plus adéquat pour les enfants. On a sorti des familles de « fonds de cave », si tu me permets l’expression, de la moisissure et d’autres conditions qui rendaient les enfants malades. La somme de ces démarches nous démontre aussi que l’agentivité ne se traduit pas dans le réel par un « on vous fait une place », mais par un « il faut prendre sa place »…
NCS – Il faut prendre sa place pour transformer les processus qui nous limitent, c’est donc un processus d’empowerment…
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C. – Parler de transformation sociale peut avoir l’air abstrait, mais c’est concret, c’est constant. Ce n’est qu’en mettant les Autochtones au cœur de la recherche de solutions qu’une véritable décolonisation est possible, c’est la seule façon de devenir maîtres de notre destin de façon consciente. Le processus de décolonisation que l’on a adopté au fil des ans nous oblige à naviguer dans le système jusqu’à ce qu’on aboutisse à quelque chose qui lui convient, mais qui nous place en même temps au cœur des initiatives et des services dont on a besoin et qui nous permet surtout d’en prendre le contrôle. Si on suivait les programmes et les orientations gouvernementales à la lettre, je ne serais pas là pour en témoigner…
NCS – C’est intéressant que tu mentionnes cette idée de prise de contrôle. C’est véritablement une décolonisation, si on tient compte du fait que la colonisation consiste justement à prendre le contrôle sur une population… J’ai envie de t’interroger sur ton rapport à la politique. Dirais-tu que d’être au cœur du mouvement des centres d’amitié autochtones te permet de faire de la politique autrement ?
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C. – Oui, certainement. La voix populaire autochtone qui est la nôtre nous place dans un rapport particulier avec les instances politiques, que ce soit l’État ou les communautés. Les motivations qui nous portent nous amènent à interagir sur le plan politique plutôt qu’à faire de la politique partisane, et c’est une grande différence pour moi.
NCS – Comment décrirais-tu ces motivations ? Qu’est-ce qu’elles ont de particulier ?
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C. – Le mouvement des centres profite d’un rapport de force politique qui nous permet de revendiquer, mais sous l’angle d’un mieux-être. À un certain niveau, on doit rester solidaire de la démarche autonomiste des Premiers Peuples et appuyer les demandes de reconnaissance des droits et du territoire, parce qu’on est connecté à une communauté qui est la communauté urbaine de Val-d’Or, mais notre rôle n’est pas d’être à l’avant-plan de ces revendications-là. Notre responsabilité se situe avant tout sur le plan social : militer en faveur d’une qualité de vie, d’une plus grande justice sociale, d’un mieux-être collectif et communautaire, comme promouvoir l’accès au logement ou prendre part aux débats sur la discrimination et le racisme systémique, que ce soit dans les services publics, à l’hôpital, dans les systèmes de protection de la jeunesse, dans les systèmes de justice… Cela dit, il faut quand même développer des capacités stratégiques et savoir trouver des canaux adéquats pour faire entendre notre voix. Moi, j’en ai fait la bataille de ma vie; la lutte de ma vie a été de faire reconnaître le fait urbain, de faire entendre la voix de la société civile autochtone urbaine au Québec.
NCS – Ce positionnement a-t-il eu des impacts sur la politique autochtone au Québec ?
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C. – Le fait de ne pas être dans un rapport politique d’élu à élu a ses avantages et ses inconvénients. Historiquement, cela a fait en sorte que notre voix est passée sous le radar, parce que le mouvement des centres d’amitié s’inscrit mal dans le discours de nation à nation qui domine les rapports entre le gouvernement canadien et les Premières Nations. Comme je l’évoquais au début, la voie officielle au Québec et au Canada a longtemps été celle des rapports bilatéraux entre les chefs et les élus. Cependant, je pense qu’on commence à voir un changement depuis quelques années. Le point tournant à mes yeux a été le mouvement de dénonciation des abus policiers par des femmes autochtones de Val-d’Or en 2015[3]. Ces événements, que l’ainé Oscar Kistabish a associés à l’éruption d’un volcan, ont eu un impact considérable sur nos relations avec les instances politiques et les citoyens et citoyennes du Québec. Comme si les dénonciations de ces femmes avaient soudainement ouvert les yeux des Québécois et Québécoises sur la réalité des injustices que les femmes et les peuples autochtones subissent depuis des années, et obligé les gouvernements à se repositionner dans leurs relations avec les Premières Nations. Les événements de Val-d’Or ont forcé un nouveau débat sur les responsabilités de l’État québécois envers ses citoyens et citoyennes autochtones en ville. On comprend mieux maintenant la nécessité de répondre adéquatement à une réalité qui existe depuis des années dans l’Ouest, et qui est en train de rattraper le Québec. Les deux commissions d’enquête qui ont cours en ce moment, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées et la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics du Québec, en sont des manifestations certaines. Des crises comme celles-là sont porteuses; je pense qu’on peut parler d’un avant et d’un après.
NCS – Un après 2015…
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C. – Oui, absolument ! C’est particulier en fait, parce que le changement, pour une fois, semble être parti directement de chez nous. Que des femmes autochtones qui vivaient en ville, dans des conditions de grande vulnérabilité, aient choisi l’espace communautaire que le Centre a bâti durant 45 ans pour prendre la parole est significatif à mes yeux de tout le travail accompli en amont. On parle bien ici d’un espace d’expression démocratique et citoyenne. Ces femmes sont passées par la voie du Centre d’amitié parce que les canaux conventionnels d’échange politique et de défense des droits ne leur offraient aucun espace. Dans les rapports de nation à nation, la discussion politique tend à être monopolisée par les questions du territoire, des ressources, de l’autonomie. Cela n’enlève rien à leur importance, mais on n’atteint pas l’autonomie sans tenir compte des enjeux sociaux et de ceux des femmes en particulier. Il doit y avoir Femmes autochtones du Québec, il doit y avoir le mouvement des centres d’amitié… C’est dans la reconnaissance de ces espaces tiers que le changement commence à prendre forme.
NCS – On commence à voir la société civile…
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C. – Le bouleversement amorcé par cette crise vient casser le statu quo et forcer les instances politiques à élargir leur vision des réalités autochtones. On ne peut plus établir une relation sur le seul fondement des communautés ou des rapports bilatéraux avec les chefs. Il y a toute une zone qui est complètement effacée par ce type de pratiques, une zone urbaine qui forme 54 % de la population autochtone. Et, oui, par ses années de travail et de mobilisation, le mouvement populaire qui est celui des centres a participé à l’émergence de cette nouvelle société civile autochtone, qui est aujourd’hui capable de prendre la parole et qui exige d’être écoutée.
NCS – Finalement, c’est de partir de l’espace flou dont tu parlais au début pour venir casser le système qui crée le flou, ça circule…
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C. – Oui. Et jusqu’ici, personne n’a pu nous empêcher d’agir, parce que l’espace qu’on crée n’est pas politique au sens propre, il est communautaire. Démocratique et communautaire. En dépit des obstacles, on a réussi à mettre en place des assises qui nous autorisent à agir et interagir sans être totalement limités par les relations coloniales. La politique dans les communautés est encore régie par la Loi sur les Indiens. Ce cadre impose des balises, crée des frontières que l’espace communautaire nous permet d’ouvrir. La politique telle qu’on la voit dans les réserves nous place souvent dans un rapport de force et de confrontation. Ces rapports nous enferment, tandis que les centres nous situent plutôt dans un rapport d’ouverture. Finalement, ces rapports changent aussi la manière de construire ensuite des initiatives qui atterrissent sur le terrain. C’est un ensemble de petits changements comme ceux-là qui finissent par avoir une grande portée, souvent là où on ne l’attendait pas.