Pendant longtemps, les mouvements d’émancipation ont été motivés par l’utopie positive de construire un monde basé sur la coopération et la solidarité entre les humains. Karl Marx et d’autres auteurs nous avaient expliqué que le capitalisme était un mode d’organisation historiquement constitué, et donc contestable et dépassable dans l’horizon de l’histoire humaine. Il avait aussi analysé quels étaient les embryons d’une « nouvelle société», en gestation dans l’ancienne, et dans laquelle l’humanité pourrait passer de l’ère de la subordination et de l’exploitation à une ère d’épanouissement et de liberté. Par la suite, de grands élans ont été donnés à la lutte sociale, un peu partout dans le monde.
Le monde a «changé de base »
Et ainsi, des victoires, il y en a eu plein. Des «communes» de résistance ont émergé à Paris, Petrograd, Shanghai. Des luttes gigantesques ont traversé le monde en Allemagne, en Italie, en Inde, en Afrique du Sud, au Brésil. Et de grandes mobilisations ont surgi au Québec à travers les luttes de révolutions-pas-si-tranquilles. L’étendard de ces luttes, «socialisme et liberté» a terrorisé les dominants, capitalistes de tout acabit, seigneurs de la guerre, intellectuels et politiciens «de service» et autres défenseurs de la réaction.
Plus tard, les ouvriers de la grande industrie moderne ont cessé d’être esclaves grâce aux puissantes luttes syndicales du 20e siècle. Les femmes ont cessé d’être les domestiques plus ou moins payées à travers l’irruption des résistances féministes de masse. Les jeunes et les étudiants ont fait dérailler le système d’éducation à rabais destiné à former les futurs esclaves. Les peuples du tiers-monde ont dit basta au colonialisme et au racisme génocidaires et ont imposé des ruptures. Et ainsi le monde a effectivement, comme le dit la chanson, «changé de base».
Le capitalisme s’est cependant «modernisé»
Des défaites cependant, il y en a eu aussi beaucoup. Les luttes sociales ont été contournées par un compromis douteux par lequel les capitalistes ont créé la dite société de consommation, transformant les humains en «individualistes possessifs». Le racisme, l’oppression des femmes et des jeunes se sont perpétués sous de nouvelles formes. Le colonialisme est devenu le néocolonialisme reproduisant sous de nouvelles couleurs l’exploitation antérieure. Le capitalisme moderne a réussi, dans une large mesure, à continuer sa domination en mettant un place un système de coercition et de répression où au bout de la ligne, tout le monde est contre tout le monde, pauvres contre ultra pauvres, hommes contre femmes, blancs contre noirs, jeunes contre vieux. Le capitalisme moderne, de plus, a réussi son coup en élargissant de manière exponentielle le concept de l’«ennemi intérieur», immigrant, réfugié, sans papier, qui devient la cible principale en même temps que la manière de gérer les contradictions sociales explosives.
Tout cela, cette «modernisation» du capitalisme, s’est fait dans une violence sans précédent, par des guerres et des conflits sans fin, par le dévoiement des acquis démocratiques et la transformation de l’espace politique en une sorte de prison plus ou moins douce ou dure selon les nécessités du moyen.
Le problème est aussi dans «nous»
Par contre, les défaites ne peuvent s’expliquer seulement par les stratégies du capitalisme. Elles viennent aussi de «nous-mêmes», de nos mouvements, de nos projets. Sous des labels différents et dans le cadre d’expériences singulières, le mouvement pour la justice, – l’étendard du socialisme et de la liberté- s’est affaibli par ses propres contradictions, par des processus internes qui ont sapé ses élans et ses utopies. L’autoritarisme, le je-sais-tout-isme, une vision consistant à considérer les sujets de l’émancipation humaine comme des «instruments» d’une «histoire programmée» par une «science» de l’histoire déjà écrite ont abouti à de grands échecs. Sur le dos de révolutions anticapitalistes et anti-impérialiste comme en URSS, le socialisme, l’ancien étendard de la liberté, est devenu une prison, un goulag. Ailleurs, des partis de gauche, de grands mouvements sociaux, sont devenus les instruments de couches sociales ascendantes, petits et moyens bourgeois rêvant de devenir des «grands». Des chefs syndicaux se sont construit des empires en s’associant aux capitalistes, parfois sur leurs bateaux de plaisance. Des animateurs de mouvements de libération nationale sont devenus des gérants du néolibéralisme. De fortes résistances ont éclaté un peu partout, mais finalement, le socialisme de l’ancienne époque, le «socialisme réellement existant», a été vaincu par le capitalisme.
Nouvelle époque, nouvelles résistances, nouveaux projets
Pendant quelques années, les dominants et leurs (nombreux) intellectuels de service ont célébré la «fin de l’histoire», le triomphe «définitif» du capitalisme. Sur cela, ils se sont permis de déclencher de nouvelles aventures militaristes, sous le nom de la «guerre sans fin» décrétée par les États-Unis contre les peuples et leurs résistances. Mais cette vision optimiste des dominants n’a pas résisté longtemps. Rapidement après l’effondrement du «socialisme réellement existant», de nouvelles identités de luttes se sont exprimées. De nouvelles coalitions sociales ont déstabilisé l’édifice des dominants, comme ici au Québec, à travers les grandes mobilisations de la Marche des femmes, du Sommet des peuples, des grèves étudiantes. Parfois, ces coalitions ont même réussi à contester le pouvoir, surtout en Amérique latine, qui est alors devenue l’épicentre de l’étendard du socialisme et de la liberté. Un nouveau «sujet» porte désormais le projet d’émancipation, sous la forme d’expressions diversifiées, pluralistes, créatives, menées de plus en plus par des femmes, des jeunes, des autochtones, des immigrants. D’emblée, ce projet valorise la démocratie participative, l’irruption citoyenne directement dans le cœur du pouvoir. Il intègre, pas d’une manière superficielle, la dimension écologique, contre un capitalisme qui dévore non seulement les humains mais les fondements mêmes de la vie sous toutes ses formes. Il porte la bannière de l’internationalisme car aujourd’hui plus qu’hier, les luttes de chacun sont les luttes de tous.
Le défi d’aller plus loin
Certes, ces nouveaux mouvements, cet écosocialisme, reste embryonnaire, fragmenté, voire contradictoire. Ses «outils» sont encore peu raffinés, y compris au niveau de l’analyse. Il faut se rappeler que, comme Marx l’avait dit (et bien d’autres !), la réalité sociale est complexe, évolutive, éparpillée, elle ne se perçoit pas «spontanément». Elle doit être défrichée, élaborée, construite par un effort prolongé, fait de confrontations entre la pratique et la théorie, qui sont, à vrai dire, sans limite et sans fin. La nécessité de construire des perspectives théoriques, soit une cartographie globale du système et du contre-système rêvé par les résistances, est légitime, plus encore, nécessaire. Certes dans l’optique de la pensé critique, ces «outils» sont toujours à réinventer, à renouveler, la «science» (qu’il faut mettre entre guillemets pour la distinguer d’une formulation dogmatique et rigide qui domine) n’étant pas autre chose qu’un éternel «work-in-progress» sur lequel de nouvelles élaborations se construisent sur et contre les anciennes. Comme toujours donc, il faut partir des luttes, des résistances, des utopies pour élaborer des points de repère, des analyses stratégiques, bref des «outils» utiles et indispensables.
L’Université d’été des NCS
C’est dans cette lignée qu’a été pensée l’Université d’été des NCS. L’idée est à la fois «simple» et «compliquée» : radiographier la crise actuelle du capitalisme, comprendre les stratégies en cours de la part des dominants, réfléchir sur les résistances et les convergences des luttes, et participer à un vaste effort de définition des alternatives. C’est un rendez-vous à ne pas manquer.