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Au-delà de la crise Les biens communs et le bien-vivre

Contribution de l’Institut brésilien d’analyses sociales et économiques

La crise climatique relève désormais du sens commun. À cet égard, nous vivons aujourd’hui l’un de ces rares moments de l’histoire humaine où il devient possible d’instaurer un débat sur les fondements même de notre mode de vie. Il suffit d’extraire du sens commun le « bon sens transformateur », tel qu’il a été précisément défini par Gramsci, qui évoquait ainsi la constitution de mouvements irrésistibles de transformation, capables de conquérir une « hégémonie » au sein de la société (c’est-à-dire une reconnaissance et une conviction politique et culturelle de la légitimité et de la justesse de la cause au sein de nombreux secteurs de la société civile, lieu d’émergence de la citoyenneté).

La civilisation dominante – pour laquelle la richesse d’un peuple se mesure à l’acquisition de toujours plus de biens, au revenu per capita, à l’accumulation et à la croissance du PIB – s’est créée laborieusement, en quelques siècles de l’histoire humaine récente. Conquête et colonisation, avec la mise en esclavage de peuples entiers ; révolution industrielle et mode de vie basé sur un productivisme et un consumérisme sans limites ; impérialismes et guerres, changeant d’acteurs et de territoires, se sont succédés selon les nécessités, afin de garantir la domination de cette civilisation, jusqu’à nos jours. La globalisation capitaliste de ces dernières décennies est devenue l’horizon de quasiment toute l’humanité.

Malgré son pouvoir d’attraction, qui conquiert les cœurs et les esprits en se jouant des frontières, le fait est que le style de vie de cette civilisation a pour présupposé inévitable l’exclusion sociale et la destruction environnementale. D’où l’importance du sens commun de la crise environnementale. Les gens commencent à prendre conscience qu’il n’est pas possible de continuer comme ça, que la planète ne le supportera pas. Il faudrait cinq planètes pour que l’humanité tout entière, les 7 milliards de terriens que nous sommes, atteigne le niveau de vie moyen des Nord-américains. Pire encore, le calcul de l’empreinte écologique montre que la planète n’aurait pas non plus assez de ressources même si la référence était le niveau de vie moyen des Brésiliens. Il faut que cela change. Éthiquement, toutefois, il n’est pas possible de sauver la planète en oubliant les hommes. Comment concilier un projet de justice sociale et de justice environnementale ? Voilà la grande question pour la citoyenneté et la démocratie. Voilà le bon sens à développer en projet transformateur dans le moment historique que nous vivons.

La crise de la civilisation

Derrière la crise climatique, nous devons mettre en lumière la crise de civilisation. Nous devons commencer à mettre en cause les principes et les valeurs qui sont au fondement de la notion de qualité de la vie produite par le productivisme et le consumérisme. En outre, nous devons reconstruire notre lien perdu avec la biosphère et l’éthique, brisé par la science et la technologie. C’est indiscutable : la science et la technologie ont un énorme pouvoir de domination sur la nature et la vie ; ce pouvoir se matérialise dans les moyens de production et l’industrialisation de tous les secteurs de l’activité humaine. Mais son avancée s’est faite aux dépens de la nature, en l’utilisant de manière destructrice, non durable, en termes environnementaux et en termes sociaux. Cette civilisation, parce qu’elle repose sur une exploitation intensive du carbone et des matières premières, provoque un désastre climatique. Nous devons commencer par décarboniser, dématérialiser, relocaliser l’économie : produire ici, avec les moyens d’ici, pour consommer ici. Arrêtons de rechercher la croissance à tout prix et tournons-nous vers le bonheur humain, retrouvons-nous et réinsérons-nous comme partie de la vie naturelle dans son ensemble et de son cycle régénératif. Nous sommes face à un impératif éthique, celui de la vie sur la planète, de toute la vie, celle de cette génération et des générations à venir. Cet impératif requiert de sortir d’une civilisation axée sur la possession et l’accumulation et de rechercher le bien-vivre, avec les mêmes droits humains pour tous les êtres humains, en respectant les droits de la « mère » nature elle-même, patrimoine commun de la vie.

Ce changement nécessaire des mentalités et des pratiques ramène au cœur du débat les biens communs, les biens qui appartiennent à toute la collectivité. Le bien-vivre suppose le partage des biens communs, comme conditions de la vie. Organiser la société autour des biens communs permet de revaloriser la collectivité comme condition de la durabilité même. Il appartient à la collectivité de veiller à l’accès de tou(te)s, à la conservation et à l’utilisation durable de ses biens communs. En outre, c’est la participation de tous les acteurs de la collectivité, de manière égalitaire et démocratique, qui garantira l’intégrité des biens communs et du bien-vivre collectif. Nous nous trouvons face à une jointure fondamentale entre les bases de la vie et la démocratie, entre la justice environnementale et la justice sociale, avec la participation active des citoyens.

Les dons que nous recevons de la nature font partie des biens communs : l’eau et la pluie, les sources, les rivières et les mers, les vents et le soleil, le climat et l’atmosphère comme un tout, la biodiversité, les sols et leur fertilité, les minéraux. La liste est immense et le mode d’accès et d’utilisation de ces biens est une question fondamentale pour la qualité de vie, la durabilité et la justice, dans l’optique du bien-vivre. Certains de ces biens sont limités, comme les ressources minérales, parmi lesquelles le charbon fossile, le pétrole et le gaz, fruits de la décomposition de matières organiques sur des millions d’années. D’autres sont en quantité globale donnée, comme l’eau. D’autres encore, comme le soleil et les vents, sont des ressources intarissables.

Il s’avère que les biens communs naturels, patrimoine de toute l’humanité, sont distribués inégalement sur la planète. Ce fait conditionne les différentes cultures des peuples et le cadre dans lequel elles se développent. Mais il impose aussi une question d’éthique et de justice : comment partager entre tous et toutes les biens communs naturels ? Une idée absurde inventée par l’humanité et qui a connu une grande fortune dans le cadre du capitalisme est l’appropriation d’une grande partie des biens communs naturels par des individus, des groupes ou des peuples. Il s’agissait à l’origine d’une appropriation par le plus fort, qui s’est transformée en droit garanti par les lois et les tribunaux.

Certains biens communs sont uniques, comme les beautés naturelles et les grands écosystèmes qui régulent le climat même de la planète, comme les grandes forêts tropicales, les steppes, les pôles, les chaînes de montagnes et leurs glaciers. Leur division ou leur mauvaise utilisation peut entraîner leur destruction, qui affecterait l’ensemble de la vie et de l’humanité. Leur gestion comme patrimoine de l’humanité est incontournable. Mais une telle gestion est tout aussi indispensable en ce qui concerne l’exploitation et l’utilisation de l’énergie fossile, dans la mesure où sa combustion incontrôlée et inégalitaire affecte le climat de tout le monde, ce qui constitue la grande injustice climatique.

Les manifestations culturelles

Toutefois, les biens communs ne sont pas uniquement naturels. Le génie collectif de l’humanité a inventé, au cours des ans, des biens communs d’une importance fondamentale pour le bien-vivre : les différentes manifestations culturelles, les langues, les philosophies et les religions, l’éducation, l’information et la communication, la science et la technique. Plus ces biens illimités sont partagés, plus ils s’accroissent. Ils sont la frontière d’expansion du bien-vivre, du bonheur humain. Ces biens communs sont menacés par la propriété intellectuelle, un artifice du capitalisme pour rendre rare et commercialisable ce qui est par nature illimité. L’exemple le plus frappant, aujourd’hui, en est le devenir de la révolution des technologies de l’information et de communication, en particulier internet et les logiciels. La lutte entre logiciel libre et logiciel propriétaire (Linux contre Microsoft) est la lutte entre le bien commun et la propriété intellectuelle. Plus largement, il est possible de dire que le monde de la communication est face à deux options : une extension des « médias citoyens », libres, axés sur le bien commun, ou bien les « médias propriétaires », appartenant aux propriétaires privés des moyens de communication.

Les villes

La tragédie qui s’est abattue sur Rio de Janeiro doit nous pousser à réfléchir sur la façon dont nous considérons la ville [1]. Les villes sont un bien commun en mutation permanente et, à leur manières, des biens uniques. Il existe déjà certaines villes historiques reconnues, considérées comme patrimoine culturel de l’humanité. Mais toutes les villes sont des biens communs, des biens qui appartiennent à toutes celles et à tous ceux qui y vivent. De ce fait, la revendication du droit à la ville pour tous ceux qui y vivent est légitime. Il ne suffit pas de considérer les voies de communication, les rues et avenues, les places et parcs, comme des biens publics fondamentaux, comme les seuls biens communs des villes. Les capacités qui y existent, les institutions créées au cours du temps, la synergie créative du collectif… ne sont que quelques-uns des nombreux aspects qui font de la ville un bien collectif, commun, appartenant à toutes et à tous. Leur usufruit collectif, le partage de la ville, ne fait qu’augmenter sa valeur comme bien commun. Mais il y a des problèmes, et pas uniquement les problèmes évidents, comme ceux que nous avons pu vivre durant la tragédie de Rio. Il y a aussi les problèmes relatifs aux privilèges, aux exclusions, aux ségrégations, bref aux pratiques de privatisation, discriminatoires et individualistes, tout comme aux politiques publiques dictées par les intérêts des plus puissants. La ville en tant que bien commun et en tant que territoire unique, en tant que site naturel en symbiose avec les constructions humaines au fil des générations, est le fondement d’une nouvelle économie et d’un nouveau pouvoir localisés, qui permettront de construire les bases du bien-vivre, démocratiques et durables.

[1] Quelques jours avant la rédaction de ce texte (28 avril 2010), des pluies diluviennes ont provoqué des glissements de terrain meurtriers dans plusieurs bidonvilles de l’agglomération de Rio de Janeiro.

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