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Asunción : le bien-vivre pour parer à la crise

Du 11 au 15 août 2010, Asunción (Paraguay) accueillait le 4ème Forum Social des Amériques, après Quito (Equateur) en 2004, Caracas (Venezuela) en 2006 et le Guatemala en 2008. A la marche d’ouverture bariolée et énergique, ont succédé plus de 500 ateliers, débats et activités culturelles constituant le programme de milliers de militants de mouvements et réseaux venus de tout le continent américain. Les délégations brésiliennes et boliviennes, avec plusieurs centaines de participants étaient les plus imposantes, celles venant d’Amérique du Nord très clairsemées.Côté paraguayen, de gros efforts avaient été entrepris pour assurer une présence importante des mouvements de base, et notamment de paysans victimes de l’expansion de la monoculture du soja transgénique. L’immense tente de la Via Campesina n’a pas désempli, de jour comme de nuit : bien que ne parlant souvent que le guarani, les paysans du Mouvement Agraire et Populaire, organisation dirigée par Jorge Galeano, ont ainsi pu peser fortement, avec les autre mouvements paysans du reste du continent, pour que la nécessaire réforme agraire soit au cœur du Forum et en bonne place dans la déclaration des mouvements sociaux (voir notre traduction ici).

« Nuestra america esta en camino » claironne cette déclaration. Lue en présence des présidents Fernando Lugo (Paraguay) – dont c’était une des toutes premières apparitions publiques après le début de traitement de son cancer à Sao Paulo – Evo Morales (Bolivie) et Pepe Mujica (Uruguay), cette déclaration retrace assez bien l’ambivalence et les difficultés des mouvements sociaux et paysans face aux gouvernements progressistes d’Amérique du Sud. Pour l’anecdote, ce sont des membres de la Via Campesina qui assuraient en grande partie le service d’ordre entourant l’arrivée des chefs d’Etat. Face aux tentatives de déstabilisations intérieures et extérieures – du coup d’Etat au Honduras à l’occupation militaire internationale d’Haïti en passant par la remobilisation des droites dures comme l’illustre la victoire de Pinera au Chili – la tendance est au repli anti-impérialiste, laissant de côté les sujets les plus controversés. Ainsi, la déclaration ne prend pas de position sur le G20 en raison des réticences des mouvements brésiliens et du rôle du Brésil comme stabilisateur géopolitique régional indéniable (voir ce texte qui revient sur la nouvelle situation entre la Colombie et le Venezuela). La déclaration n’aborde pas non plus clairement les contradictions sociales et environnementales liés aux exploitations minière et pétrolière des principaux pays d’Amérique du Sud. D’un autre côté, tout en rappelant que les défis coloniaux et insulaires des Caraibes doivent faire partie des préoccupations des mouvements sociaux du continent, David Abdulah, du Mouvement pour la Justice Sociale de Trinidad et Tobago, considère que le forum aura permis d’avoir « de véritables discussions sur la conjoncture actuelle : malgré l’arrivée de gouvernements de gauche et la crise financière de 2008, cela ne signifie pas la mort du néolibéralisme et de nouvelles menaces et opportunités se font jour ».

Le grand gymnase fait salle comble pour l’assemblée des mouvements sociaux

Ainsi, une des principales conférences du forum a débattu des « tensions entre l’extractivisme et la redistribution des richesses en Amérique Latine ». Se développant en période de grandes inégalités, l’extraction de ressources naturelles dans les pays d’Amérique Latine, qu’elle soit liée à des activités minières, pétrolières ou agricoles par la monoculture, est à comprendre, selon Edgardo Lander, sociologue et intellectuel critique vénézuélien, sous la thématique de l’extractivisme (1). Selon lui, c’est « un système d’exploitation qui construit la relation du continent avec le marché mondial ». Quand 94 % des exportations sont liées au pétrole comme au Venezuela, ce qui en fait un niveau jamais atteint, il considère qu’il y a là une inconséquence politique, économique et sociale. En effet, les politiques publiques sont alors construites en fonction du marché mondial du pétrole, induisant une relation de subordination politique et démocratique inacceptable lorsque l’on s’attache à la souveraineté populaire. Pour Raul Zibechi, intellectuel uruguayen, alors que l’extractivisme est une question de pouvoir du Nord sur le Sud, le minimum serait que les gauches politiques et sociales débattent en profondeur du modèle de développement dont nous avons besoin. Bien-entendu, sortir de l’extractivisme ne peut pas se faire du jour au lendemain, et cela nécessite une profonde transformation culturelle, mais pour Edgardo Lander, « les pays qui tiennent un discours si progressiste au niveau international devraient aussi entamer cette transformation dans leurs propres pays ». Citant le 1er plan socialiste vénézuélien affirmant l’objectif de devenir une puissance énergétique mondiale ou la Constitution bolivienne prévoyant la valorisation des ressources minières du pays, les participants à ce débat s’accordaient pour affirmer que nous « ne pourrons avoir de croissance sans fin dans un monde fini, ce qui nécessite une profonde transformation du modèle civilisationnel ». (voir ce texte d’Immanuel Wallerstein sur les contradictions des gauches latino-américaines et celui-ci d’Edgardo Lander après le sommet de Cochabamba).

Rigoberta Menchu, Irène Léon, Anibal Quijano et David Choquehuanca sur le Bien-Vivir

Que ce soient dans son acception Bien vivir (Sumak Kawsay en Quechua), Vivir Bien (Suma Qamana en Aymara) ou Vida Armoniosa (Nandereko en Guarani), la question du changement de paradigme civilisationnel fut au cœur du forum comme horizon de transformation globale. En effet, pour Irène Léon, sociologue équatorienne, « le Bien-vivre est une stratégie de rupture avec le modèle de développement, la façon de penser le développement et le progrès ». Renchérissant, David Choquehuanca, intellectuel et homme politique bolivien, considère qu’il s’agit de « construire une nouvelle vie » et que le bien-vivre concerne tous les aspects de la vie : « réapprendre à bien s’alimenter, à savoir communiquer, partager, travailler, se soigner, mais aussi danser, dormir et respirer… ». Pour Raul Zibechi, transformer le regard de la transformation sociale exige par exemple de repenser la lutte contre la pauvreté et de ne plus se focaliser sur l’évolution des indicateurs statistiques. Plus globalement, « si retrouver notre souveraineté sur l’utilisation des ressources naturelles est important, il s’agit surtout de récupérer et reconstruire notre identité ». Pour Guillermo Gayo, de l’initiative de bioconstruction Takuara Renda (voir notre reportage ici), « le bien-vivre, se situant au-delà des clivages idéologiques classiques droite-gauche, est une profonde transformation culturelle, la seule capable de faire face aux défis auxquels nous sommes confrontés ». A l’occasion de la présentation d’un ouvrage retraçant les récentes luttes environnementales en Amérique du Sud, Anibal Quijano, sociologue péruvien, a affirmé que « la dissociation Histoire – Nature et Raison – Nature, simple sécularisation de la pensée chrétienne séparant l’âme immortelle du corps mortel, est fondatrice des sociétés occidentales et de la possibilité de penser l’exploitation de la nature par l’Homme ». Face à cela, « nous pouvons reconstruire une pensée en termes d’utilisation / réutilisation ou de production / reproduction de notre environnement, des ressources de la Terre-Mère ». Pour Irène Léon, « le bien-vivre est en marche, nous sommes toutes et tous en train de le construire par nos luttes ».

Se clôturant le jour du 473ème anniversaire de la création d’Asunción, le forum aura finalement permis de mieux faire connaître les luttes paraguayennes au reste du continent, comme le dit Magui Balbuena, leader paysanne paraguayenne et dirigeante de la CONAMURI. Celles-ci sont nombreuses rappelle-t-elle, notamment depuis l’élection de Lugo et « les nombreuses manifestations nécessaires réunissant de 20 000 à 50 000 personnes pour soutenir le processus démocratique entamé il y un peu plus de ans face aux menaces de la droite réactionnaire ». Ou comme pour lutter contre « les lois qui favorisent les exportations, totalement au bénéfice des grands producteurs sucriers et qui vont à l’encontre des intérêts des communautés indigènes et paysannes, produisant un exode rural massif et un nombre important de décès ». Le forum fut également l’occasion de rappeler la tragédie des 400 morts du supermarché Ycua Bolanos dont les clients furent pris au piège des flammes par un propriétaire soucieux qu’ils ne s’en aillent sans payer. Si l’on y rajoute un clair message de soutien et de solidarité au peuple hondurien, les rencontres imprévues et l’exposition d’initiatives concrètes comme celles de bioconstruction de Takuara Renda la magie du forum aura continué d’opérer. A l’aune de l’horizon du « bien-vivir comme alternative à la crise de civilisation », rendez-vous est pris pour la prochaine conférence internationale sur le climat qui aura lieu à Cancun (Mexique – 29 nov-10 déc) et une vraisemblable séance d’une convocation d’un tribunal des peuples international pour juger les responsables de la crise climatique.

P.-S.

(1) L’extractivisme (francisation du portugais extrativismo) est un principe d’exploitation sylvicole, spécifique de l’Amazonie brésilienne, se résumant à la cueillette à des fins commerciales des ressources naturelles non ligneuses de la forêt. Par extension, il exprime aujourd’hui le modèle d’extraction des ressources naturelles, aussi bien minières, pétrolières qu’agricoles en Amérique du Sud.

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