Le 2 mai aura marqué une victoire stratégique importante pour les dominants au Canada. Cette victoire a deux dimensions inter-reliées. La première victoire est l’avènement au pouvoir d’un gouvernement carrément à droite, à la fois néolibéral et néoconservateur. La deuxième victoire est la défaite stratégique du projet nationaliste québécois sous l’hégémonie du Bloc et du PQ. Dans un cas comme dans l’autre, ces victoires sont stratégiques, de longue durée, et reflètent des contradictions structurelles, systémiques, et pas seulement un « effet de conjoncture » temporaire ou accidentel.
Le projet néolibéral /néoconservateur au pouvoir
Dans un sens, on peut reprocher à Harper bien des choses sauf sa franchise. Depuis son passage à l’Alliance jusqu’à maintenant, il a été égal à lui-même. Son projet est rien de moins que le démantèlement de ce qui reste des politiques keynésiennes au Canada, en ligne sur ce qui s’est fait (depuis trente ans) aux États-Unis et en Grande-Bretagne. À cela bien sûr s’ajoute la perspective néoconservatrice qui est celle de la « guerre sans fin » contre les « barbares », ceux de l’extérieur (Arabes, Chinois, Russes, dans la lignée du pape des néoconservateurs états-uniens Samuel Huntingdon), ceux de l’intérieur (dissidents, gais, féministes, sans-papier, syndicalistes, écologistes, etc.). Harper pour engager cette lutte déterminée dispose d’une base sociale relativement cohérente, de plus en plus sûre d’elle. On y retrouve les principales factions de la bourgeoisie, surtout des secteurs « montants » dans la finance et les ressources (ce que j’ai déjà appelé l’ « axe Toronto-Calgary »). Il y a aussi une partie des classes moyennes ascendantes, dans le secteur privé essentiellement, et qui est de plus en plus représentative de la « nouvelle immigration » (qu’on retrouve à Toronto et Vancouver surtout). Mais Harper a également une base « populaire », surtout parmi les « gens ordinaires » des provinces de l’ouest et d’ailleurs, qui voient son projet comme la « revenge » contre le cœur historique et dominant (Toronto-Ottawa-Montréal).
Cohérence et détermination
Au cœur de cette alliance, et c’est ce qui lui donne de la profondeur, il y a un projet « idéologique » relativement organisé : l’individualisme possessif primaire du genre états-unien, le fondamentalisme chrétien (également importé des USA), ainsi qu’une vision rigoriste, polarisante, criminalisante de la société, ce qui débouche sur un concept d’État à la fois policier (contre la dissidence) et « laisser-faire » (« libérant » la « main invisible » du marché. Certes en tout et pour tout, ce projet ne compte que sur 25-30% de la population canadienne (et moins de 10% au Québec !). Mais cette arithmétique défaillante est compensée par la cohérence, l’organisation et la détermination du projet, ce qui va de pair bien sûr avec l’incohérence, la désorganisation et la passivité de l’opposition. Cette opposition, c’est principalement celle du PLC, le grand parti « historique « des dominants canadiens, qui a gouverné pendant l’essentiel des 100 dernières années.
La crise prolongée du PLC
Le PLC, identifié au « nation-building » et au « state-building » du vingtième siècle, a pu le faire surtout après 1945 dans le cadre des politiques keynésiennes. Les « vrais » dominants étaient satisfaits, ce keynésianisme permettait l’accumulation. Les classes moyennes et une partie des classes populaires y trouvaient leur avantage, via les acquis au niveau social et salarial. Mais au tournant des années 1980, ce grand compromis s’est érodé. Les dominants ont élaboré un autre « modèle » d’accumulation (le néolibéralisme). Le PLC, qui garantissait et élaborait le « grand compromis » s’est affaissé. Cette érosion a été d’autant plus rapide que le PLC malgré les simagrées de Pierre Trudeau n’a pu « discipliner » le peuple québécois. Sa domination s’est affaiblie au point où aujourd’hui, ce parti n’a plus de base sociale cohérente. Il est entré dans ce qui est sans doute une très longue crise.
La défaite du Bloc
Tel qu’affirmé plus haut, l’autre grande victoire de Harper est la défaite du Bloc. De son ampleur, c’est une défaite stratégique, une sorte de knock-out technique. On ne se relève pas de cela facilement. Et de tout mettre sur la mauvaise campagne de Gilles Duceppe ne peut tout expliquer. Si le Bloc survit, il devra passer plusieurs années dans une sorte de rôle marginal. Plus probablement, le Bloc va se disloquer et ses principaux éléments vont se replier sur le PQ. Mais le PQ également est frappé, sans être « knock-outé ». Le projet d’État souverain « ni-gauche-ni-droite » bat de l’aile. Un peu comme celui du PLQ au niveau canadien. Les dominants (Québec inc) ne sont pas trop intéressés. Les dominés hésitent, car le projet dilué ne semble pas être en mesure de réellement entraver les assauts du néolibéralisme. Pour le moment, la direction du PQ est un peu paniquée. L’horizon semble très incertain. Le projet « lucide » de François Legault pourrait être relancé, avec son faux air de « vieux-nouveau ». Aller à droite serait tentant, mais il pourrait s’avérer que sur ce terrain, les électeurs vont préférer appuyer un projet mieux défini. Quant à aller à gauche, il semble que c’est au-dessus des forces de l’élite nationaliste, n’en déplaise au dernier carré des Syndicalistes pour un Québec libre.
Le NPD est-il le gagnant ?
En apparence dans cette débâcle, il y a un gros gagnant et c’est évidemment Jack Layton et le NPD. Se retrouver avec deux fois plus députés, balayer le Québec d’un bout à l’autre, devenir l’opposition officielle ne sont pas de banals accomplissements. Pourtant, la situation n’est peut-être pas si glorieuse pour Jack. À un premier niveau, le NPD sera la seule opposition à Ottawa dans une ambiance totalement dominée par Harper. On aura beau chialer, il est prévisible que les Conservateurs procèdent sans compromis ni pitié. Au bout d’un temps, les gens qui ont voté pour le NPD risquent d’être déçus. Deuxièmement, en examinant plus attentivement le balayage orange, on se rend compte que Jack a réussi de surfer sur une vague arc-en-ciel, de la gauche à la droite. En effet, la population québécoise n’a pas voté NPD parce que c’était un « parti de gauche », principalement, mais pour manifester un rejet, non seulement de Harper, non seulement du PLC, mais aussi du Bloc. C’est pour cette raison que le NPD a balayé les régions conservatrices (le centre du Québec), tout en gagnant l’ouest (électeurs du PLC) et la région métropolitaine de Montréal (plus à gauche). La victoire de Jack, c’est un triple refus, et non une vague de gauche.
Avenir incertain
Assez rapidement, cette réalité va rattraper le NPD. Par ailleurs, Jack a tenu lors de sa campagne un double discours, l’un destiné au Québec (fédéralisme asymétrique, appui à la nation québécoise), l’autre destiné au Canada anglais (pas de changement ni d’intérêt pour la question constitutionnelle). En faisant campagne pour les « familles », en évitant les débats de fonds, le NPD a gagné beaucoup de votes, mais cette situation est fragile. Certes, l’histoire n’est pas terminée. D’autant plus que la nouvelle députation du NPD, majoritairement du Québec, représente en bonne partie des sensibilités militantes, en appétit de vrais changements. Reste à voir comment ces jeunes et moins jeunes syndicalistes, féministes, écologistes et altermondialistes pourront négocier leur espace dans la « machine » d’un parti qui s’est passablement recentré ces dernières années.
Impacts prévisibles
Devant une telle configuration, il est probable que les assauts de Harper contre les classes populaires et contre les mouvements sociaux soient assez directs et violents. La fonction publique est une cible immédiate et on le verra dans les négociations qui s’annoncent très dures avec les Postiers, qui disposent d’une des meilleures organisations syndicales et qui devraient avoir les capacités de livrer une belle bataille. Néanmoins, on pourrait s’attendre à plusieurs mauvaises nouvelles en cascades dans le sens de la diminution des transferts de péréquation (un non-sens selon Harper), du démantèlement de l’État-providence, de la militarisation a outrance, etc. Tout cela va faire mal. Sur le plan politique, le déplacement de l’échiquier entraînera le centre (PLC, PLQ, PQ) vers la droite, laissant plus de place aux divers projets conservateurs, sous divers labels (PC, ADQ, initiative de F. Legault). Devant le gouvernement (Charest) le plus impopulaire de l’histoire du Québec, le PQ pourrait se retrouver dans une mauvaise posture.
Construire un nouveau bloc social pour le changement
Dans toute crise on le sait, il y a des opportunités. Les fractures qui s’ouvrent dans le système laissent de l’espace pour des projets alternatifs, comme celui de Québec solidaire. Mais si et seulement si ces projets peuvent articuler une vision ample, inclusive, « hégémonique » dans le sens noble du terme. Il y a peut-être un facteur facilitant. Il n’y a plus de « gauche » institutionnelle si on peut dire. Le NPD, le PQ également, ne peuvent plus exprimer un projet de gauche, en sombrant, au mieux, dans le social-libéralisme (à la Tony Blair), ou au pire, en se reconstituant comme centre-centre, comme l’ont fait des sociaux-démocrates en Europe (Italie, France) ou d’autres formations centristes (les Démocrates aux États-Unis). Face au déclin (terminal à mon avis) de cette « gauche » institutionnelle, il y a beaucoup d’espace pour mettre en place une vaste coalition arc-en-ciel qui réussisse à s’ancrer dans les classes populaires et moyennes (la majorité de la population), qui puisse organiser la résistance et une reconstruction populaire et démocratique autour des enjeux fondamentaux.