Entrevue avec Jennifer Brazeau, directrice générale du Centre d’amitié autochtone de Lanaudière (CAAL), par Marie-Josée Béliveau
Est-ce que le drame de Joyce Echaquan a changé les choses ?
Cet événement a contribué à une grande prise de conscience au Québec et une importante mobilisation en a émergé. Comme c’était sur vidéo, il n’y avait pas de possibilité de nier. C’est fréquent de voir les gens se mobiliser autour d’un enjeu après un événement aussi marquant. Même des gens ayant peu de connaissances des réalités autochtones ont dû constater les faits. Alors, oui, cet événement a contribué à sensibiliser la population sur les réalités autochtones et les gens sont plus nombreux désormais à soutenir la cause. Le décès de Joyce va s’imprégner dans notre histoire comme un fait marquant. C’est d’ailleurs devenu un enjeu politique pour lequel nos institutions et le gouvernement sont redevables.
Ce n’est pas d’hier que les Premiers Peuples vivent des injustices. Comment expliquer qu’on voit un effet aussi catalyseur ?
Le public a vécu l’expérience de voir le drame de Joyce sur vidéo. Bien qu’il soit malheureux que l’horreur doive être montrée pour faire de vrais constats, c’est le même phénomène ailleurs, comme avec l’histoire de Georges Floyd. Voir les images du LiveSteam de Joyce, l’entendre appeler à l’aide, nous touche encore plus que d’entendre dire : “il y a des femmes autochtones disparues quelque part”. C’est triste de constater qu’il faut ces drames pour parvenir à dénoncer une injustice. Il y avait pourtant eu une enquête publique où l’Hôpital de Joliette était cité et des membres de la communauté avaient témoigné du racisme vécu au sein des services. Or, il a fallu voir le LiveStream de la maltraitance de Joyce sur Facebook pour que cette situation soit prise au sérieux. C’est la même chose avec la question des femmes autochtones disparues et assassinées. Il a fallu des chiffres astronomiques pour que ce soit pris au sérieux. Dans le cas des pensionnats aussi on savait bien qu’ils étaient la cause d’un grand traumatisme intergénérationnel, mais il a fallu des millions de dollars et des centaines de témoignages pour prendre l’enjeu au sérieux. Cela n’arrange pas les gouvernements et les personnes en situation de pouvoir lorsque nous mettons ces réalités en lumière. On travaille beaucoup dans le noir et ça prend énormément d’actions et ce genre d’événement percutant pour enfin changer les choses.
Qu’est-ce que le décès de Joyce a changé dans votre travail ?
Nous développons des liens plus étroits avec le CISSS de Lanaudière. Nous avons mis en place un comité pour améliorer les services pour les membres des communautés autochtones. Le CAAL ne peut devenir un centre hospitalier, alors il faut sécuriser les soins pour nos membres bien que le CISSS demeure une énorme institution culturellement insécurisante pour eux. Les indicateurs de santé montrent des écarts énormes entre allochtones et autochtones et notre espérance de vie est de 15 ans de moins que la population générale. Nous avons d’énormes besoins tout en faisant face à de grandes difficultés d’accès aux services. Les événements entourant la mort de Joyce ont ajouté une couche au manque de confiance envers le système. Rétablir cette confiance est primordial pour éviter que les gens ne meurent par manque de soins.
Il y a des choses qui évoluent…
Nous avons mis en place un service de proximité et nous espérons rejoindre les gens qui n’accèdent pas aux services dont ils ont besoin, en raison de leur éloignement ou à cause d’un grand manque de confiance. Nous développons aussi une approche holistique avec des médecins pour les enjeux physiques et des intervenant.es pour d’autres aspects qui contribuent aussi aux enjeux de santé. Les membres peuvent avoir besoin d’un moment sur le territoire, avec un guérisseur traditionnel, ou encore avoir un moment de répit, peut-être avec les enfants, ou de l’aide face à un problème de consommation. On voit donc à bâtir ces approches tout en répondant aux besoins criants mais notre souhait est d’aller vers plus de prévention.
Pourquoi le gouvernement ne veut-il pas accepter le terme de « racisme systémique » ?
C’est dur d’admettre que le système enracine des expériences de racisme pour les personnes marginalisées et cela imposerait nécessairement des actions en profondeur. Le gouvernement ne semble pas prêt à faire ce travail, en plus de devoir expliquer à son électorat comment des gens contribuent à ce système. Le gouvernement répond d’une manière simpliste en précisant que la population n’est pas toute raciste. En réalité, ils sont assez intelligents pour savoir en quoi consiste le racisme systémique. J’adore le Québec, mais je trouve gênant que nous soyons en ce moment la seule province ne reconnaissant pas le racisme systémique.
Les mouvements québécois ont été nombreux à se solidariser avec les populations autochtones. Cela aussi est un défi …
Nous sommes 4% de la population au Canada, alors c’est important d’avoir des allié.es et l’appui de la population peut se battre pour des changements. Quelques fois, il y a des gens voulant se mettre à contribution qui ont eux-mêmes des préjugés. Ou encore, qui s’imaginent qu’ils vont nous sauver. Les autochtones ont été mis historiquement dans une situation de dépendance envers le gouvernement. Donc, en réalité, notre première lutte est celle de l’autodétermination. Cela signifie être autonome et autosuffisant. Les allochtones qui veulent nous aider doivent appuyer cette lutte pour que nous puissions commencer à écrire nous-même notre propre avenir. D’autre part, plusieurs confondent la lutte autochtone avec la lutte des immigrants alors que notre but n’est pas le même. Nous avons une histoire, un passé et une culture fondés ici sur ce territoire. Nous cherchons à pouvoir vivre cette histoire et déterminer nos propres futurs. Cela signifie aussi se soigner, guérir et commencer à penser à notre projet de société. Malgré tout, plusieurs de nos luttes se croisent, notamment avec les mouvements environnementaux et de défense des droits humains. Il y a des voies pour s’entraider et mener des actions communes. Les autochtones ont non seulement besoin d’appui, mais veulent aussi contribuer à ces mouvements. Nos pensées et connaissances traditionnelles peuvent aussi être mises à contribution.
Comment avancer ensemble pour la suite ?
C’est intéressant de voir l’évolution des mouvements, qu’ils soient allochtones ou autochtones. Il n’y a pas si longtemps, on avait des enjeux dans le monde autochtone face à des organisations comme Greenpeace par exemple, ou le Fonds Mondial pour la Nature (WWF), dont les visions ne concordaient pas avec nos réalités. Pour eux, les autochtones contribuaient aux problèmes environnementaux. Lorsque sont arrivés les projets de pipelines, nos mouvements se sont rejoints et cela a ouvert à inclure des connaissances et des points de vue autochtones. Les mouvements actuels ont désormais le souci de voir comment les enjeux autochtones peuvent les alimenter. Ces énormes changements des dernières années sont aussi en lien avec Idle No More, un mouvement d’ailleurs initié par une autochtone et une allochtone. Lorsqu’on se place en égalité, on peut avancer les choses ensemble.
Concrètement, comme être de véritables alliés ?
Il faut créer des espaces où les autochtones peuvent mettre à contribution leurs connaissances sans nous instrumentaliser à l’intérieur des mouvements. Cela met beaucoup de pression sur un.e autochtone de devoir assumer la représentation d’un mouvement, car on attend tout à coup que cette personne parle pour tout un peuple. alors qu’au départ elle voulait peut-être simplement s’impliquer pour sauver un lac. Il faut aussi s’assurer que les besoins distincts de nos mouvements soient comblés. J’apprécie que nous puissions créer des bases de communications égalitaires et des espaces où on peut développer un respect mutuel, tout en sachant que les points de vue ne vont pas nécessairement toujours concorder.
Est-ce que tu vois cela comme deux voies dans lesquelles on avance côte-à-côte ou est-ce plutôt un tissage ?
Cette conception très intéressante de deux voies est le two wampum, une vision Mohawk qui considère que chacun respecte sa culture et sa façon de voir et de faire les choses. Pour ma part, je pense qu’on partage tous le territoire. Alors il faut ouvrir les communications et voir les meilleurs choix pour tous et toutes. Je crois profondément à la réciprocité, une des valeurs fondamentales dans ma culture Anishinabeg. On considère les autres comme égaux et on doit jouer avec les mêmes règles du jeu. Les gouvernements semblent hésitants à accepter que les besoins de nos communautés soient pris en considération. Il faut changer l’inégalité de pouvoir avant qu’on puisse avancer réellement ensemble. En attendant, nous avons beaucoup d’enjeux sociaux et de besoins de base qui ne sont même pas encore comblés. On veut bien parler de réconciliation. Mais quand il y a du monde qui souffre, je ne suis même pas prête à avoir cette discussion puisqu’il y a des affaires urgentes à adresser. Notre peuple est en train d’essayer de survivre. Il faut alors parler de résilience plutôt que de réconciliation.
Il faut rêver et en même temps se battre…
On est dans la gestion de crise dans le monde autochtone actuellement. Moi-même, je pense à la semaine prochaine, au mois prochain et parfois à la fin de l’année. Ce n’est pas tellement dans notre culture, car normalement, on regarde vers le passé pour mieux aller de l’avant. Ce serait précieux d’avoir un moment pour rêver notre futur, notre propre projet de société, ce qui est impossible devant les urgences actuelles. Ma fille va probablement continuer à travailler sur les mêmes enjeux que moi plus tard, parce que ma mère a travaillé sur ces enjeux mais j’espère que ma petite fille n’aura pas à le faire. De pouvoir rêver à d’autres choses, ce serait une grande chance. Certes, on a vu un développement et on a avancé dans la sensibilisation. Cependant, si on regarde les chiffres, la situation ne semble pas s’être améliorée sur le terrain, avec les écarts de santé qui persistent entre la population allochtone et autochtone, la violence subie par les femmes, les taux d’incarcération, ou la grande proportion de nos jeunes n’ayant pas de diplôme de secondaire. Les défis restent énormes.