Après Dakar

À quelques semaines de la prochaine édition du FSM, les camarades sénégalais et africains semblent en train de finaliser un excellent programme qui permettra aux mouvements sociaux du monde entier d’aller plus loin et de se familiariser davantage avec la problématique africaine. Nul doute que ce deuxième FSM en Afrique sera un succès.

Entre-temps, les débats continuent sur les défis du FSM comme espace et dynamique pour faire avancer les luttes d’émancipation des mouvements sociaux dans le monde.

Les «premiers âges» du FSM

Né en 2001 à Porto Alegre, le FSM a été au départ marqué par la formidable avancée des mouvements et des luttes sociales en Amérique latine. Les réseaux et réseaux de réseaux à l’œuvre depuis longtemps ont capturé une grande partie de l’espace politique et social. Ils ont miné et dans une large mesure bloqué le projet de réingénierie néolibéral mis en place dans les années 1980 (le soi-disant «Consensus de Washington»).

Les mouvements ont arraché des victoires partielles mais dures sur les politiques sociales et partiellement défait les prédations et les privatisations imposées par les dominants. Ils ont surtout pris l’initiative, créé de nouvelles identités, de nouvelles valeurs, de nouveaux projets. Ils ont forcé une nouvelle articulation au niveau politique en inventant des partis/coalitions d’un type inédit.

Certes aujourd’hui, cette bataille est loin d’être terminée. Mais on peut dire que le FSM a été un des outils importants dans cette montée des luttes, même si les avancées ont été plus mitigées ailleurs qu’en Amérique latine.

Par la suite, le FSM a «migré» dans l’espace en s’ouvrant à d’autres dynamiques. On constate par exemple qu’en 2010 (préalablement donc au FSM de 2011), il y a eu des Forums sociaux sur l’éducation (Palestine), sur les migrations (Belgique), sur la sécurité alimentaire (Niger), sur la réforme agraire (Équateur), sur la crise (Mexique).

Des Forums nationaux d’envergure ont eu lieu aux États-Unis, en Turquie, en Zambie, au Nigeria, en Égypte, au Brésil, en Mauritanie, au Maroc (la liste est très partielle). Une quantité phénoménale d’interactions, d’élaborations de stratégies, de documents, de planifications stratégiques est en mouvement impliquant au-delà de 500 000 personnes et des milliers de mouvements.

Au-delà de l’aspect quantitatif, cette dynamique a retissé des liens distendus par la dislocation des gauches des périodes antérieures et l’étiolement du projet de transformation qui avait porté pendant longtemps la bannière du socialisme et de la social-démocratie.

Le fil rouge

Dans cette prolifération inédite (largement ignorée des grands médias), la parole est prise par «en bas», sans ordre du jour préétabli, sans organisation centralisée, sans porte-parole autoproclamé, et tout cela avec des ressources et des budgets ridicules qui proviennent de plus en plus des participants eux-mêmes et non de subventions des ONG.

Et pourtant au-delà des apparences, un fil rouge rassemble tout cela. La critique du capitalisme «réellement existant» est omniprésente, non seulement dans ses manifestations concrètes (la crise financière, la dette, la crise du secteur public, les destructions environnementales, les guerres, etc.), mais dans sa substance. Voici un système, basé sur une sorte d’individualisme possessif absolument destructeur, qui mène l’humanité à sa perte.

On peut argumenter sur les formes, la temporalité, la gravité de telle ou telle crise, mais il y a une conviction, très largement partagée, que le capitalisme contemporain (le néolibéralisme) doit être combattu et éventuellement, remplacé. Ce n’est quand même pas rien, quelques années à peine après le discours triomphaliste des intellectuels de service et des politiciens inféodés et qui prédisaient, les uns la «fin de l’histoire» et les autres, la «victoire définitive» du capitalisme et du libéralisme.

Voilà donc où nous en sommes rendus. Bien sûr, on pourra, et on devra, approfondir cette critique du capitalisme «réellement existant» encore plusieurs années, mais permettons-nous d’affirmer que ce n’est pas sur cela que le processus du FSM pourra maintenant avancer, car les mouvements, qui sont à la base de la chose, ne sont plus là : on n’en est plus à l’époque de diagnostiquer, mais de vaincre.

Il faut regarder cette question du «vaincre» avec beaucoup d’attention, car c’est justement là où les avancées du FSM peuvent achopper. Vaincre signifie plusieurs choses à la fois simples et compliquées. Au premier degré, il faut vaincre le système en place pour servir les dominants, système structuré autour de l’État et d’un certain nombre de dispositifs indispensables de la domination (les instruments de la «sécurité» -celle des dominants évidemment-, les appareils idéologiques y compris les grands médias, etc.).

Certains de nos camarades, en Amérique latine notamment, ont entamé cette tâche, qui n’est pas terminée cependant. En effet, la captation des hauteurs de l’État est une étape, importante, mais elle est en même limitée dans la marche de l’émancipation.  On le sait, le pouvoir n’est pas un «lieu», un «palais d’hiver à saisir», mais un rapport de forces construit par des luttes de classes complexes. mouvantes, changeantes.

Ailleurs, des contestations des régimes sont très fortes, notamment en France, en Italie et ailleurs. Autrement, on sent une lente mais systématique accumulation de forces, exprimant le ras-le-bol généralisé face à des élites qui sont en train de perdre l’hégémonie (en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, par exemple).

Guerre de position à la Gramsci, longue marche à travers d’innombrables tranchées réelles et symboliques, victoires partielles (toujours remises en question), bref, une confrontation épuisante qui parfois débouche, parfois se heurte à un mur. Alors se (re)pose la question : comment franchir l’étape «décisive» ?

La question maudite

Il y a déjà quelques années qu’un nouveau débat stratégique est entamé sur la question. Les propositions provocantes des Zapatistes (prendre le pouvoir «par en bas» en se tenant loin de l’État) ont eu leur valeur, en mettant l’emphase sur le surgissement de mobilisations et la construction d’alternatives au niveau local.

Rétroactivement, on constate davantage les limites du laboratoire mexicain dans le sens où les dominants, déployant toutes les ressources de l’État, ont pu contourner et contenir l’insurrection paysanne et autochtone.

De l’autre côté, les mouvements ont énormément appris des coalitions arc-en-ciel qui ont constitué de nouveaux gouvernements progressistes au Brésil, en Bolivie, en Équateur, au Venezuela et ailleurs.

Rétroactivement, on constate que les capacités de transformation en profondeur des institutions «à l’intérieur des institutions» si on peut dire ont également des limites.

Dans l’une comme dans l’autre proposition, il faut tenir compte de la temporalité, de la longue et lente accumulation des forces. L’hégémonie est en train de changer de camp, mais le processus vient seulement d’être amorcé (dix ans, c’est comme dix secondes).

Aussi, faut-il le rappeler, chaque processus est singulier, unique, marqué par l’histoire et l’intervention des acteurs, qui ne sont jamais les mêmes, et qui ne sont pas de simples «rouages» de structures et de systèmes dominants.

De nouveaux débats

Pendant longtemps, le FSM a pris soin de se définir comme espace et non comme lieu de décisions, ce qui avait l’avantage d’inclure tout le monde au moment où la majorité des mouvements s’interrogeait et avançait des hypothèses dans la critique du capitalisme réellement existant.

Ceci avait un énorme avantage par rapport aux traditions antérieures où des centralisations excessives et artificielles avaient eu pour effet de clore des débats et de créer de fausses dichotomies (on pense notamment à la Deuxième et à la Troisième Internationales). Dans ce sens, on compare davantage le FSM à la Première Internationale lorsque les lignes de démarcation entre les divers courants politiques et idéologiques qui traversaient les mouvements et partis de l’époque étaient ambiguës et flottantes.

Mais aujourd’hui les temps ont changé. La question du pouvoir interpelle et force tout le monde, y compris les mouvements, à sortir des sentiers battus. Ce qui ne veut pas dire que le FSM doit devenir le «quartier général» d’un mouvement mondial et doit «prescrire» ce qu’il faut et ne faut pas faire !

Aussi, les débats actuels et à venir doivent être libérés d’une certaine fausse gêne à poser les questions difficiles. Et pour cela, il faut faire sauter certains «verrous».

Par exemple, il faut en finir avec cette pseudo distinction entre mouvements sociaux «apolitiques» et partis «politiciens» et qui excluait, en théorie plus qu’en pratique, les partis des délibérations du FSM. Aujourd’hui mouvements comme partis de gauche sont des acteurs sociaux et politiques. Ils sont sur un pied d’égalité pour élaborer et penser les stratégies d’émancipation.

D’autre part, la distinction plutôt artificielle entre l’«espace» des mouvements sociaux et l’«espace» politique doit également être surmontée. Un mouvement local qui s’occupe de sauver l’environnement est inexorablement investi dans la lutte politique. À l’inverse, de vastes coalitions politiques qui veulent promouvoir des changements à l’échelle nationale sont sans valeur si elles ne peuvent agir au niveau local, à la base.

On voit donc un peu partout de nouvelles réalités hybrides, où mouvements et partis, luttes locales et globales, enjeux politiques et sociaux, se mêlent et se combinent dans des processus complexes.

Stratégies et alliances

Nous vivons donc une période à la fois périlleuse et exaltante. Les dominants disposent d’énormes outils de destruction massive, tant sur le plan militaire que sur le plan intellectuel. Mais cette force est apparente, minée de l’intérieur. L’arrogance des dominants, qui glisse et dérape dans une certaine voyoucratie, pourrait les faire trébucher. On a vu cela dans l’histoire, ce qui a débouché sur des crises épouvantables.

D’autre part, les dominés sont organisés comme jamais auparavant, mais leur force reste souvent dormante, quelque peu passive (il y a heureusement des exceptions). La capacité de blocage se traduit rarement en une capacité de captation.

Dans une large mesure, cette passivité est cultivée par un puissant appareil organisé autour d’institutions (qui viennent parfois des luttes passées sous la forme de partis social-démocrates, de grands syndicats et de mouvements de libération nationale), et dont le mandat est de préserver, tout en l’améliorant, le statu quo. Les «cadres et compétents» qui dominent ces institutions sont déchirés : d’une part, leur cœur est avec le projet d’émancipation sociale ; d’autre part, ils sont pour le maintien des institutions et des avantages matériels qui en découlent pour eux.

En face d’eux, des nouveaux acteurs, hybrides, radicalisés, innovateurs, «glocaux», encore hésitants, tâtonnants.  Ils cherchent des «explications», en revisitant les hypothèses des «ancêtres», mais sans la «religiosité» des mouvements antérieurs.

Ils ont des pratiques qui insistent sur la démocratie au sens radical du mot. Ils refusent les fausses «subordinations» des luttes »secondaires» et mettent de l’avant les traditionnels «subalternes» qu’ils soient femmes, jeunes, immigrants, autochtones, mais sans en faire des fétiches et des «porteurs» de l’historicité. Bref, ils cherchent, sans trop savoir comment, à dépasser cet éternel débat, celui entre «réforme» et »révolution».

La «leçon» bolivienne

La porte de sortie, comme les camarades boliviens sont en train d’expérimenter, est de reconstituer une grande alliance arc-en-ciel, réunissant les «anciens» et les «nouveaux» mouvements, en focalisant sur le cœur de la chose : comment renforcer le mouvement pour la transformation sociale, au-delà de ses batailles partielles, au-delà de ses clivages ?

Car en Bolivie, ce n’est pas tellement la redistribution des ressources énergétiques qui est au centre du débat. Pas plus que l’amélioration des services éducatifs et sociaux. C’est fondamentalement la question du pouvoir. C’est la question d’un pouvoir constituant, hégémonisé par les subalternes (au pluriel), capable de manœuvrer, de déjouer les adversaires, d’élargir l’alliance pour la transformation sociale et de transformer la société.

Une œuvre titanesque, qui est bien au-delà de l’élection d’Évo Morales et de ses compagnons du MAS, lesquels ont quand même le mérite de savoir la place (modeste) qui leur revient, à côté des forces insurgées dans l’Altiplano ou les plaines humides du Chapare.

À Dakar et après Dakar, ce sont les interpellations qui vont surgir devant les mouvements. Une patiente reconstruction du projet d’émancipation est en cours, tout en sachant, que les mouvements ne sont pas sur une «page blanche», mais sur une page qui a été écrite et réécrite de nombreuses fois.

Ceci ne veut certes pas dire qu’il faut «oublier» les enjeux immédiats et imposés par l’arrogance des dominants (la «guerre sans fin», la gestion «néo-néolibérale» de la crise, la destruction de l’environnement), ce qui exige des réponses et des stratégies immédiates, et donc de vastes alliances. Avec patience et détermination, le mouvement va donc avancer et poser la perspective incontournable : VAINCRE !

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