« Il faut être rameur avant de tenir le gouvernail, avoir gardé la proue et observé les vents avant de gouverner soi-même le navire. »
— Aristophane
Les étudiants utilisent le climat politique. Ils ont montré qu’il était possible de faire déferler une « marée humaine » sur le centre-ville de Montréal (Devoir, 23 mars). D’un côté, ils profitent du vent de l’indignation mondiale, alors que de l’autre, ils doivent continuer d’inscrire leur mouvement dans le temps québécois actuel. Le succès de leur printemps intempestif reposera sur leur capacité à organiser d’autres vagues de manifestations afin de ne pas voir la pression qui s’exerce sur le gouvernement disparaître. Leur victoire est loin d’être « assurée », contrairement au point de vue exprimé par Philippe Dumesnil (La presse, 25 mars), car l’aventure politique change souvent, au gré de la saison mais aussi de ce qui naît avec l’actualité, à savoir des faits divers imprévisibles issus de plusieurs cycles qui ne se pondèrent pas et qui ne se maîtrisent pas facilement. La réalité politique est fort difficile à prédire, car ce système est trop complexe, voilà ce qui la rapproche tellement de la météorologie. Dans ces deux domaines, les hommes doivent apprendre avec le temps qu’il fait. Cela dit, revenons au printemps des étudiants québécois et effets de la grande marée du 22 mars derniers.
Du cycle de la marée
Ceux qui étudient la mer savent que la marée haute répond à la nécessité d’un cycle qui la dépasse. De même en politique : il importe, quand on proteste dans le temps, de ne pas se retrouver déphasé ou déporté de l’actualité, c’est-à-dire exclus du temps politique qui nous englobe. Le temps de repos doit servir au retour de la marée et non à sa disparition. L’énergie est là, elle ne doit pas être perdue. Contrairement aux infirmières qui a avaient fait plier les genoux du gouvernement Bouchard à l’été 1999 et qui avait erré ensuite en votant une « trêve » qui allait les conduire à la défaite, les étudiants ne doivent pas ralentir, jouer le contretemps, car cela pourrait causer leur perte. Même si le retour de la vague n’est pas encore perceptible, la force mobilisatrice doit demeurer active et savoir s’abriter dans le temps politique. Quant on analyse le nombre d’activités prévues cette semaine, on peut croire que les associations étudiantes l’ont bien compris. Mais gagneront-elles leur lutte concertée et créative contre la hausse des droits de scolarité ? Répondre à cette question hypothétique implique encore une compréhension fine des défis qu’implique toute mobilisation sociale. Allons-y d’un rapide coup d’œil.
Combattre l’inertie, l’essoufflement et la fatigue politique
Les défis ou les risques prévisibles derrière tout mouvement social organisé sont en gros l’inertie, l’essoufflement et la fatigue.
L’inertie, de manière générale, désigne la résistance au changement. Pour combattre l’inertie naturelle, les étudiants devront se relayer dans les activités et avoir à l’esprit que tout mouvement implique une contrepartie, un retour, un ressac. L’un des effets de la « marée » du 22 mars peut être un goût pour le repos, l’arrêt. Mais cet arrêt aura pour effet d’engendrer la difficulté de relancer le mouvement aussi bien que l’essoufflement.
L’essoufflement correspond au manque d’air frais. L’inertie et l’essoufflement vont dès lors de pairs. Pour garder le corps social disposé et énergique, il convient de bouger, de faire des work out réguliers et d’en informer les médias – qui sont les baromètres de la météo politique – car ceux-ci participent toujours à l’ambiance générale en relayant l’information. Les étudiants, s’ils veulent gagner leur lutte, ne doivent pas s’aliéner les médias parce que ce sont eux, les instances de médiation, qui servent de caisses de résonnance et d’amplificateurs des causes sociales. S’il n’est pas utile d’ailleurs de mobiliser tous les étudiants en permanence, on utilisera certaines facultés ou écoles isolées pendant le creux de vague de manière à garder le rythme et assurer le renouvellement de l’implication. Tout est question d’énergie. Les leaders étudiants, avertis du concept de météo politique, veilleront à ce que les activités à venir cadrent dans le système météo, que la chaleur ne se disperse pas trop et que l’entrée d’air soit assurée afin de ne pas engendrer de fatigue politique.
La fatigue politique, elle, se produit lorsqu’une population, épuisée de lutter, se croit enfin en sécurité. Il s’agit d’une des cartes maîtresses dans le jeu du gouvernement libéral. Ce phénomène ressemble à la résignation et crée un courant de retour très subtil, une perte de puissance qui peut être fatale. Comme nous l’enseigne la psychologie, la lassitude et la monotonie guettent toute activité qui exige la force et la créativité, y compris et surtout les vagues de manifestations. La fatigue a pour effet pervers d’engendrer souvent la division au sein même du mouvement car ceux qui sont fatigués s’en prennent alors aux énergiques, les leaders, qui deviennent alors des ennemis ou des traîtres. La fatigue entraîne alors la démobilisation. Afin d’éviter cette fatigue politique – elle est prévisible parce qu’elle appartient à un cyclique – on planifiera l’agenda politique dans le but d’y demeuré inclus.
Occupation de l’agenda politique
Le pouvoir politique réside dans la capacité à décider, dans certaines limites, du temps qu’il fait et du temps qu’il fera. Il se réalise dans l’atmosphère qui conditionne l’agir des hommes. Ceux qui luttent doivent profiter du temps qu’il fait, comme c’est le cas dans le moment, sinon produire eux-mêmes l’ambiance nécessaire à la compréhension de leur action. S’ils veulent déjouer le passage à vide (le ressac de toute marée) et garder la forme, ils devront occuper le calendrier. Ils réussiront ce tour de force, dans notre monde dit individualiste, en actualisant leur slogans créatifs et en répétant des performances.
De la parole aux actes – l’actualisation des slogans
Les étudiants profiteront du cycle en organisant des activités qui s’inscrivent dans le temps. Ils ont écrit par exemple sur leurs pancartes que « Beauchamp est dans le champ ». Si c’est le cas, il serait pertinent d’organiser des battues sur les rives du Richelieu afin de retrouver la ministre qui est, dit-on, dans le champ. Ce faisant, les étudiants auraient aussi le mérite de montrer que, contrairement aux libéraux au pouvoir, ils sont allé voir les sinistrés des inondations de 2011 et qu’ils ont à cœur, encore aujourd’hui, les intérêts de cette population riveraine.
Certains ont aussi écrit que leur temps est celui du « printemps érable ». Fort bien ! Il convient peut-être d’inviter les politiciens à la cabane à sucre… ce qui permettrait d’aider au passage les acériculteurs aux prises avec le « dégel » rapide. Au refrain « À qui la rue ? », les étudiants pourraient répondre « À nous la rue » en remplissant, lors de la prochaine marche nationale, les nids de poule avec leurs copies d’examen. Si les étudiant sont si « pauvres » et n’ont pas d’autos, ils organiseront le « lave-auto contre la hausse » des limousines des ministres Bachand et Beauchamp. On le voit bien : les possibilités sont infinies. L’essentiel, c’est de rester dans le temps politique afin d’assurer les conditions du retour de la grande vague.
Une leçon de météo politique pour l’avenir
La politique, depuis Platon, est l’art de naviguer en commun. Les étudiants semblent l’avoir compris : ils font des « vagues ». Mais faire des vagues, aussi importantes soient-elles, n’assurent pas la victoire sur le temps politique. Les vagues, même si elles sont régulières, ne font pas couler tous les navires. Ainsi, le gouvernement peut bien se retrouver en pleine « tempête », mais il profite encore de la force d’inertie, celle des grands courants marins, et mise sur l’essoufflement et la fatigue des étudiants. Ceux-ci toutefois ne gagneront leur lutte, qui est un voyage en mer, que s’ils parviennent à surfer sur la vague sociale qu’ils ont contribué à créer. Les étudiants réussiront leur pari que s’ils sont désormais capables d’apprendre à naviguer en marée haute, en eau profonde. S’ils ne parviennent pas à reproduire et dominer la vague, s’ils ne voient pas au loin d’accès au bateau politique, ils seront engloutis par leurs vagues, noyés dans leur cause, et le gouvernement aura gagné, c’est-à-dire qu’il sera encore le seul capitaine à bord.
Dominic Desroches
Département de philosophie
Collège Ahuntsic