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Amérique latine : après la vague rose

Maristella Svampa*
Texte paru dans le numéro 21 des NCS, La grande transition, hiver 2019
À partir de l’année 2000, l’Amérique latine est entrée dans un nouveau cycle politique et économique, caractérisé par l’influence des mouvements sociaux, la crise des partis politiques traditionnels et de ses formes de représentation, de même que par la relégitimation de discours politiquement radicaux. Partant de politiques économiques hétérodoxes, des gouvernements ont répondu, au moins en partie, aux revendications populaires. C’est sur ces constats que des intellectuels et intellectuelles ont parlé d’un virage à gauche en Amérique latine.
L’émergence du progressisme
Comment caractériser ce virage à gauche ? La dénomination générique de progressisme est la plus courante. Elle englobe une diversité de courants idéologiques et d’expériences politiques gouvernementales, d’inspiration plus institutionnaliste ou plus radicale, liée aux processus constitutifs. Après des décennies de néolibéralisme, le progressisme a émergé comme une sorte de lingua franca, au-delà de la diversité des expériences et des horizons du changement. Dans cet arc, on a inclus le Chili de Patricio Lagos et de Michelle Bachelet, le Brésil du Parti des travailleurs(PT) avec Lula Da Silva et Dilma Rousseff, l’Uruguay sous le Frente Amplio, l’Argentine de Néstor et Cristina Kirchner, l’Équateur de Rafael Correa, la Bolivie d’Evo Morales, le Venezuela de Chávez-Maduro, et jusqu’à un certain point, le court épisode du gouvernement de Fernando Lugo au Paraguay, de même que la trajectoire erratique du sandinisme au Nicaragua.
Nouvelles explorations
Les expériences de la Bolivie et de l’Équateur ont pris un caractère paradigmatique. Dans ces deux pays, le nouveau gouvernement a tenté d’articuler la dynamique politique et l’intensité des mobilisations sociales, qu’il a traduites dans de nouvelles constitutions, avec une grande participation populaire, débouchant sur l’expansion des frontières des droits. De nouvelles formulations sont apparues dans la grammaire politique latino-américaine : État plurinational, autonomies autochtones, buen vivir, biens communs, droits de la nature, etc. Ces idées ont été stimulées par les débats des divers mouvements sociaux, notamment par les organisations autochtones. Entretemps, la croissance économique atteignait des niveaux sans précédent. C’est en gros ce qui a permis l’expansion des politiques sociales (et des budgets), d’où une réduction significative de la pauvreté au cours de cette période. Parallèlement, cette évolution a mené à une forte tendance à la « reprimarisation » des économies, recentrée essentiellement sur des activités extractives primaires. Dans tous les pays, indépendamment des discours politico-idéologiques, ce « consensus des commodities[1] » a entraîné l’explosion de conflits socio-environnementaux et le début d’un nouveau cycle de luttes pour les droits humains.
Des visions différentes
Au-delà de ces avancées sont également apparues des tensions entre, d’une part, le populisme développementaliste et ses dimensions réglementaires et centralisatrices et, d’autre part, une vision indigéniste et écologiste émergente, insistant sur l’État plurinational et la reconnaissance des autonomies autochtones, ainsi que le respect de l’environnement. Pendant la première décennie progressiste (2000-2010), c’est la première option qui s’est consolidée. Les gouvernements progressistes ont adopté la vision populiste, développementiste et étatico-centrée. Ils ont pu le faire grâce à une bonne conjoncture économique, marquée par le boom du prix des matières premières (soja, métaux et minéraux, hydrocarbures, etc.). La critique du modèle extractif exportateur (ce qu’on a appelé plus tard l’extractivisme) qui a commencé à apparaître a eu peu d’impacts, puisque les facteurs structurants tels le boom des matières premières, la croissance économique, les politiques d’inclusion et l’expansion de la consommation donnaient de bons résultats.
Érosion
Et ainsi, dans leur grande majorité, les gouvernements progressistes ont pu renouveler leurs mandats, comme on l’a constaté avec le MAS[2] en Bolivie, le kirchnerisme en Argentine, le chavisme au Venezuela, l’Alianza País en Équateur. Monopolisant l’espace public, ces gouvernements ont subalternisé les mouvements sociaux à travers divers processus dont leur incorporation à l’État. Il s’est alors produit, progressivement, une dissociation croissante entre le récit de la gauche et les politiques publiques, visible dans différents domaines : absence de transformation dans la matrice productive, persistance des inégalités, limites de l’intégration latino-américaine, etc. Au fil des années, vers la fin du cycle, le découplage est devenu évident entre les gouvernements progressistes et diverses tendances de gauche.
Régressions
C’est ainsi que le scénario politique a changé. La région commence à vivre une période d’alternance politico-électorale, caractérisée par une pointe dramatique la fin du cycle et le tournant progressif vers des gouvernements ouvertement conservateurs, comme ce qui est arrivé en Argentine et au Brésil, notamment. Un des problèmes a été l’incapacité des progressistes de renouveler leurs discours, leurs pratiques et leurs leaders. La concentration et la personnalisation du pouvoir politique a empêché l’émergence d’autres dirigeants et dirigeantes, tout en encourageant des formes abusives de discipline, minant le pluralisme, non seulement au sein des différents partis politiques, mais également dans des organisations et mouvements sociaux. Des gouvernements progressistes ont essayé de contourner ce problème en tentant de se perpétuer au pouvoir. C’est ce qui a abouti en Bolivie avec diverses tentatives de changer la constitution pour permettre à Evo Morales de se représenter aux élections. Au Venezuela, Chávez a fait adopter par référendum un changement similaire qui lui permettait d’être président de manière indéfinie, jusqu’à son décès en 2013. De son côté, Daniel Ortega au Nicaragua a obtenu ce qu’il voulait, c’est-à-dire la perpétuation de sa gouvernance familiale autoritaire.
Dérives
D’autre part, dans le cadre du boom des matières premières, les gouvernements progressistes ont commis divers abus de pouvoir et se sont engagés dans des dispositifs de corruption, allant ainsi à l’encontre du discours original sur la transparence, la justice sociale et l’inclusion. Les conservateurs en ont profité pour eux-mêmes s’engager dans des dérives autoritaires et antidémocratiques. Soulignons notamment l’expulsion du président Zelaya au Honduras (2009), le licenciement de Fernando Lugo au Paraguay (2012) et, le plus retentissant de tous, la destitution scandaleuse de la présidente du Brésil, Dilma Rousseff (2016). Enfin, il faut noter que la fin du cycle et ce tournant politique sont insérés dans un scénario mondial très inquiétant, marqué par la progression des forces xénophobes et nationalistes en Europe, ainsi que par l’inattendu triomphe du magnat Donald Trump aux États-Unis.
Le fragile projet de la droite
L’histoire est-elle pour autant terminée ? Pas vraiment. En Argentine et au Brésil, les gouvernements de droite ne réussissent pas à se consolider, dans le contexte de la crise économique et de la protestation sociale. Ces gouvernements sont faibles, forcés à une négociation permanente. Remettre les peuples « à leur place » (les resubalterniser) s’avère une tâche plus facile à dire qu’à faire. Tout en déclarant qu’ils ne veulent pas revenir au néolibéralisme, les deux gouvernements tentent de le recréer, à travers, entre autres choses, des politiques d’ajustement qui favorisent ouvertement les secteurs économiques plus concentrés, ainsi que le durcissement de la répression. C’est ce qui se passe au Brésil depuis l’élection, à l’automne 2018, du candidat d’extrême droite à la présidence, Jair Bolsonaro. Il a promis de réprimer les mouvements sociaux, dont l’important Mouvement des paysans sans terre (MST), et de « nettoyer » les favelas des éléments délinquants, en laissant les appareils policiers employer la méthode dure.
[1] Consensus des matières premières. (NdR)
[2] MAS : Mouvement vers le socialisme (Movimiento al Socialismo en espagnol). (NdR)
* Sociologue, professeure à l’Universidad Nacional de La Plata, Argentine

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