Professeure à l’Université de Montréal, Pascale Dufour étudie et accompagne depuis plusieurs années les mouvements sociaux. À titre de directrice du collectif de recherche « Action politique et Démocratie » (www.capedmontreal.com), ses multiples recherches ont débouché sur de nombreux écrits[1], et aussi sur la formation d’une nouvelle génération de jeunes chercheurs-es qui mettent leurs compétences au service des mouvements populaires. Elle travaille actuellement sur les luttes en éducation et en logement au Québec, en Espagne et en France, de même que sur la participation informelle comme le jardinage urbain et le glanage. La discussion à bâtons rompus a eu lieu le 8 avril avec Pierre Beaudet.
On a eu au début des années 2000 une montée des mouvements populaires, de la « vague rose » en passant par Occupy, les Indignados, les printemps arabes, sans compter notre propre printemps érable. Ensuite, il y a eu dans la dernière décennie un retournement, d’où des défaites politiques et électorales. Quelle est ton appréciation générale ?
Il faut faire attention à ne pas simplifier la situation. Malgré ces avancées, les grandes mobilisations ont touché une minorité de la population. Avec le recul, on constate que les stratégies fondamentales du néolibéralisme (extractivisme, financiarisation, destruction de la nature) ont continué à dominer. On a gagné sur certains enjeux sociaux, mais pas partout et pas avec la même intensité.
Plusieurs initiatives politiques, qui semblaient prometteuses, n’ont pas encore réussi à changer le cours des choses…
Il fallait du temps pour briser les schémas passés, le marxisme-léninisme des partis communistes notamment. On aura encore besoin de temps avant de rompre avec les pratiques sectaires, parfois dépendantes de personnalités un peu mégalomaniaques. Les luttes sociales sont toujours longues. Je sens qu’on avance, mais lentement. On assiste à la mise en forme d’un nouveau projet radical, porté par des forces politiques d’envergure. Aujourd’hui dans le monde, des centaines de millions de personnes, dont une grande quantité de jeunes, savent que les problèmes sont systémiques et que ces systèmes portent des nom : le capitalisme, le patriarcat, le colonialisme, le racisme. On peut espérer que les luttes des dernières années soient le début d’un nouveau cycle qui s’échelonnera probablement sur plusieurs décennies et conduire à la mise en forme de nouveaux projets radicaux.
Il y a quand même une indéniable montée de la droite…
La répression des mouvements sociaux a considérablement augmenté. La militarisation de la police est très menaçante ; pensons par exemple à la France et aux États-Unis. La droite traditionnelle est dans une crise larvée, ce qui libère l’espace pour des projets d’extrême-droite qui tirent profit de la colère des gens. On a donc maintenant une extrême droite décomplexée, qui n’a pas peur d’afficher ses idées racistes et des forces policières et étatiques qui ont des pouvoirs qu’ils ont rarement eu en démocratie libérale. Mais attention ! Il n’y a pas que cela. Regardons les grandes mobilisations écologistes depuis 2019 et les très nombreuses mobilisations de 2019 et 2020 un peu partout sur la planète.
De plus, il y a la pandémie…
Il est évident que les restrictions qui découlent de la pandémie font mal. Pour agir sur les institutions ou sur la société, les mouvements sociaux ont besoin d’être en mesure de se projeter, de compter sur une certaine régularité des institutions dans leur fonctionnement. Par exemple, il est très difficile de mobiliser pour participer à une manifestation si les personnes ne savent pas comment ce répertoire d’action va se traduire dans un contexte où on ne connaît pas les possibilités de répression. L’incertitude est un défi important pour les mouvements qui doivent composer avec et cela a des répercussions sur les militantes et militants, mais aussi le type d’action possible ou impossible et la perception de l’efficacité de la stratégie choisie. Cette incertitude politique risque de plus de perdurer.
On voit maintenant de plus en plus de mobilisations auto-organisées. Beaucoup de gens sont sceptiques face aux projets politiques et à leurs « grands récits ». Est-ce une simplification de ce qui se passe sur le terrain ?
Plusieurs mouvements actuels sont hétéroclites ou interclassistes. Ils réunissent des personnes autour d’événements protestataires, pas simplement selon un clivage idéologique clair droite/gauche. Ce sont moins les organisations traditionnelles (syndicats, organisations communautaires, réseaux de la gauche organisée) que des coalitions qui se font ad hoc, plus en dehors des organisations. Derrière l’impression de fragmentation cependant, je vois des incubateurs de nouveaux modes d’action et de réflexion, mais il faut le dire, il y a aussi le passage des générations. Les mobilisations en cours sont de plus en plus animées, pensées, élaborées par les 18-40 ans. qui sont massivement présents. Et de plus en plus aussi, les très jeunes (moins de 18 ans) participent et proposent des mobilisations. Les plus âgés, dont les incontournables baby-boomers, sont évidemment toujours là, mais plus comme soutien que comme instigateurs.
L’espace numérique acquiert de plus en plus d’importance…
L’espace numérique et les réseaux sociaux en particulier (Facebook, Instagram, Twitter, WhatsApp) démultiplient les interactions des mouvements et de leurs membres sans intermédiaire, à tous les niveaux de la société et des territoires (local, national, mondial), et connectent à eux nombre d’individus non préalablement connus, engagés et organisés, mais qui peuvent se retrouver dans leurs valeurs, revendications et résistances. L’espace numérique produit et favorise le développement de nouvelles formes d’engagement qui présentent différents niveaux d’intensité, de durabilité et d’impact. Néanmoins, ces espaces numériques de militance sont aussi des espaces de danger et de violence pour les personnes engagées, auquel il peut être difficile de faire face. Il ne faut pas l’oublier.
Comment vois-tu cela dans le contexte québécois ?
La gestion de la pandémie se fait de manière très centralisée sans véritable débat, à l’Assemblée nationale ou ailleurs. Tout vient d’en haut. Il y a des changements majeurs dans la relation à l’État et au pouvoir et dans les dynamiques « normales » ou « habituelles » entre les acteurs politiques. Il serait présomptueux à ce stade de prévoir comment ces différents changements vont jouer. On note cependant une relocalisation de l’action sociale et politique, notamment par le biais de groupes d’entraide par quartier. En même temps, l’échelle supranationale d’action s’est fortement généralisée par l’utilisation des réseaux sociaux et des rencontres virtuelles qui ont facilité une mise en commun des idées, des expériences et des vécus des militants et militantes. Enfin, je vois aussi le renouvellement générationnel assez massif qui est en train de passer dans les syndicats et les organisations populaires et communautaires.
Penses-tu que Québec solidaire s’en tire bien ?
Avant QS, l’idée d’une société restructurée autour de la justice sociale et de l’écologie était portée par un assez petit nombre. Ce n’est plus le cas. On se plaint parfois que QS est plus tranquille maintenant qu’on a des élus solidaires. On ne peut éviter un apprentissage parfois un peu pénible quant à l’action d’un parti de gauche dans l’espace institutionnel. Soyons honnêtes envers nous-mêmes : il n’y avait pas de réelle tradition politique de gauche au Québec ; il y en a maintenant une, balbutiante et trébuchante, mais qui avance. Par exemple, je pense que QS est en train de changer les termes du débat sur la question nationale. Les projets d’émancipation sociale et l’émancipation nationale ne peuvent plus être portée par un « nous » rétréci (Canadien français-catholique). Il faut le reconstruire et l’idée de la constituante est une manière intelligente de le permettre. Par ailleurs, plusieurs des interventions de QS placent les nations autochtones au cœur des enjeux de transformation du Québec. Cela aussi contribue à repenser le « nous ».
Comment aller plus loin ?
S’il y a un terrain où il faudrait plus d’audace, ce sont les enjeux environnementaux. Devant l’ampleur du défi, le temps n’est plus de demander davantage d’automobiles électriques ! La transformation de la société et de l’économie doit être vue comme un ensemble de politiques et de mesures cohérentes, transformatrices et en rupture avec le capitalisme prédateur actuel. Cela doit devenir plus évident dans les partis politiques comme QS, et aussi au sein des mouvements sociaux. Je me demande si aujourd’hui, il ne faudrait pas dépasser l’idée généreuse, mais pas assez pratique de la convergence des luttes, qui se limite souvent à peu de chose au niveau des positionnements et des pratiques internes de chaque entité. Peut-on penser/réaliser une véritable incorporation des luttes ? Ce serait le moment idéal pour que l’enjeu environnemental devienne réellement transversal avec en parallèle une approche plus assumée dans l’antiracisme et l’anticapitalisme.
Notes
[1] Voir son dernier ouvrage, Qui sommes-nous pour être découragés ? Conversations militantes avec Lorraine Guay. Montréal : Écosociété, 2019.