Frédéric Taddéï — Vous êtes le penseur le plus critiqué actuellement, peut-être aussi le plus redouté Alain Badiou. On vous redoute peut-être à cause de votre influence. Vous êtes quelqu’un qu’on ne voit pas à la télévision, vous ne touchez pas le grand public habituellement mais vous avez de l’influence sur les étudiants, sur les intellectuels. Vous êtes professeur de philosphie à Normale-Sup, vous avez des séminaires de philosophie dans toute l’Europe, en Amérique du Nord, en Amérique du Sud et on vous compare à Robespierre et à Saint-Just, souvent. On vous accuse d’être le dernier penseur révolutionnaire…
Alain Badiou — Je n’ai quand même fait couper aucune tête.
Frédéric Taddéï — Pas encore, pas encore, disent vos adversaires…
Alain Badiou — C’est une comparaison qui à certains égards est honorable pour un penseur d’aujourd’hui. Vous dîtes que je suis redouté, tant mieux peut-être, je ne m’en rends pas vraiment compte, pour le moment je développe mon œuvre, je développe ma pensée, je dis ce que je crois être vrai… c’est ma fonction de philosophe.
Frédéric Taddéï — Quand on vous compare à Robespierre et à Saint-Just, vous savez bien ce que ça veut dire Alain Badiou, c’est qu’on dit que vous seriez capable de faire couper des têtes et que finalement dans vos écrits, il y a peut-être ça< . /em>
Alain Badiou — Je n’ai pas l’impression que quand les gens lisent mes écrits ils ont la pulsion immédiate de couper des têtes. Ce sont pour la plupart des œuvres assez complexes, philosophiques, conceptuelles, plutôt dans la tradition de Platon ou de Descartes ou de Hegel et après tout la vérité est toujours quelque chose d’un peu redoutable, c’est peut-être elle qui fait peur, plutôt que moi.
Frédéric Taddéï — Vous annoncez, est-ce la vérité ? le retour de la violence, est-ce que ça veut dire que vous la souhaitez ?
Alain Badiou — Je n’annonce pas le retour de la violence. Je dis que la violence est au présent. Ce n’est pas la même chose. Contrairement à ce qui est dit, notre société est une société de violence. Je suis lié quotidiennement à des ouvriers sans papiers des foyers, ils vivent dans le climat permanent de la violence qui leur est faite. Notre société n’est nullement pacifique, le monde l’est encore moins. Des guerres extrêmement sanglantes et violentes se déroulent sur le continent africain, en Irak, en Afghanistan, etc… Je constate simplement que la violence est là. Et on ne peut pas faire comme si elle n’était pas là par conséquent aussi bien en politique qu’en philosophie, il faut réfléchir à cette présence de la violence, à son devenir.
Frédéric Taddéï — Vous laissez entendre Alain Badiou qu’à cette violence que subissent les opprimés ils vont répondre par une violence encore plus grande.
Alain Badiou — Ecoutez, ce n’est pas exactement ce que je dis mais je crois que d’une façon générale les opprimés n’ont qu’une seule arme, c’est leur discipline. Ils n’ont rien, ils n’ont pas d’argent, ils n’ont pas d’armes, ils n’ont pas de pouvoir. La seule force qu’ils puissent avoir c’est celle de leur organisation et de leur discipline. Ce n’est donc pas tant à la violence que j’appelle qu’à l’organisation, à la cohésion et à l’unité.
Frédéric Taddéï — On vous a soupçonné aussi d’antisémitisme. On vous a reproché entre autres d’avoir organisé un séminaire sur le mot juif.
Alain Badiou — D’abord factuellement c’est un mensonge pur et simple : je n’ai organisé aucun séminaire sur le mot juif et deuxièmement je voudrais être un peu grave là dessus : l’accusation d’antisémitisme à mes yeux est une calomnie absolument insupportable. Ce n’est pas un mot que l’on peut manier comme ça comme « dogmatique », « sceptique », ou etc… C’est une véritable insulte et je tiens à dire que quiconque dit que je suis antisémite sera considéré par moi comme quelqu’un qui m’insulte.
Frédéric Taddéï — Vous publiez un livre Alain Badiou qui s’intitule « De quoi Sarkozy est-il le nom ? » Ce n’est pas une question que vous posez, ce n’est pas un livre de plus sur Nicolas Sarkozy. Donc on peut tout de suite répondre à la question. De quoi pour vous sarkozy est-il le nom, il est le nom de la peur et de la guerre. Alors la peur de qui ? et la guerre contre qui ?
Alain Badiou — Alors je pense qu’il est le nom d’une société qui a peur en effet et qui demande qu’on la protège. Je sens dans cette société la demande d’un maître protecteur qui sera justement capable d’user aussi de violence contre ceux dont vient la peur. Cette peur vient à mon avis de ce que la France est aujourd’hui après une longue histoire glorieuse, après tout, est aujourd’hui une puissance moyenne dotée de privilèges et de richesses considérables mais c’est une puissance moyenne dans un monde qui est dominé par des colosses émergeants comme la Chine ou l’Inde ou des puissances considérablement plus fortes comme les Etats-Unis. Par conséquent l’avenir de la France est incertain. Nous ne savons pas où va ce pays. Il sait qu’il a un grand passé mais il doute qu’il ait un grand avenir. Et ça crée un sentiment de peur, un sentiment de refermement, une demande de protection et Sarkozy est un des noms de ce phénomène. Le vote pour Sarkozy est une demande de protection.
Frédéric Taddéï — Et la guerre ?
Alain Badiou — Et la guerre, alors là je pense qu’il y a une double guerre aujourd’hui, il y a une guerre menée à l’extérieur on voit de plus en plus nettement que Sarkozy c’est aussi le ralliement progressif de la France aux guerres qui sont menées dans le monde, l’engagement en Afghanistan, la soumission aux Américains dans les guerres qu’ils entreprennent notamment en Irak et que la guerre intérieure, c’est une guerre renforcée contre les plus faibles.
Frédéric Taddéï — C’est à dire ?
Alain Badiou — C’est à dire ceux qui n’ont pas de papiers, ceux qui n’ont pas d’argent, ceux dont le travail est dur et ingrat, ceux qui viennent d’ailleurs parce qu’ils ne peuvent pas vivre là où ils sont, tous ceux là on va les ficher, leur demander des règlements nouveaux, les soumettre à des lois oppressives. La loi CESEDA sur la condition du séjour des étrangers est une loi que je n’hésite pas à qualifier de scélérate, c’est une loi de ségrégation, c’est une loi de persécution et il faut en demander l’abrogation. Sarkozy est le nom de tout cela. Après tout, avant d’être candidat aux présidentielles il a été longuement le chef général de la police.
Frédéric Taddéï — Ministre de l’intérieur …
Alain Badiou — Voilà…
Frédéric Taddéï — La peur, vous dîtes : c’est le pétainisme. On nous rejette toujours le pétainisme. Il s’est arrêté un jour le pétainisme ? Ou est-ce qu’il est là depuis toujours ?
Alain Badiou — Le pétainisme est une donnée fondamentale de la France à mon avis depuis la Restauration de 1815. Le pétainisme ce sont des gens qui préfèrent la vassalisation aux troubles intérieurs, c’est la réaction de gens qui ont peur de ce qui se passe à l’intérieur du pays et qui pour parer à cette peur acceptent des contraintes, des ségrégations ou des persécutions nouvelles. C’est ça le pétainisme dans sa signification la plus générale. Dans le cas de Pétain, c’est particulièrement prononcé parce que c’est évidemment les gens qui avaient eu une peur terrible du front populaire qui ont finalement préféré l’occupation allemande à la continuation de la lutte. Mais de manière générale, le pétainisme c’est ça, c’est la politique de la peur. Je pense que Sarkozy en est un représentant soft.
Frédéric Taddéï — Alors Alain Badiou vous avez une théorie de « l’invariant ». On ne va pas rentrer dans les détails, c’est un peu compliqué on va laisser ça à ceux qui lisent vos livres. Néanmoins, il y a « l’événement », vous attendez les évènements. Les évènements plus importants que d’autres. En France, on pourrait dire que le dernier événement important ça a été Mai 68 à vos yeux…
Alain Badiou — A titre d’événement interne, je pense, oui…
Frédéric Taddéï — Vous attendez le prochain. Comment va-t-on reconnaître cet événement ? Celui qui se prépare d’après vous ?
Alain Badiou — Oh vous savez, je ne sais pas si un grand événement se prépare de façon immédiate. Avant de préparer les évènements à venir, il faut être fidèle à ceux du passé. C’est à dire il faut être fidèle par exemple à mai 68 et donc s’opposer à une thèse fondamentale de Sarkozy qui est comme vous le savez qu’il « faut en finir avec mai 68 une fois pour toutes ». Nous pouvons opposer « être fidèle à ce qui a été enseigné de nouveau pendant mai 68 ».
Frédéric Taddéï — Je vous interromps mais en mai 68 il y avait une tendance libérale-libertaire, plutôt bourgeoise, j’imagine que vous n’êtes pas favorable à cette tendance là ? Vous étiez plutôt de la tendance marxiste-léniniste, maoiste.
Alain Badiou — Oui. J’étais d’une tendance qui cherchait une liaison, une unité entre les intellectuels, les étudiants et les ouvriers et les gens du peuple, certainement. Je pense encore aujourd’hui que c’est de cette unité possible que dépendent les évènements véritables. D’un point de vue interne, c’est toujours de nouveaux trajets dans la société elle-même. C’est la rencontre entre des gens qui d’habitude ne se rencontrent pas. Mai 68, ça a été ça à grande échelle la rencontre entre des gens qui dans la vie sociale régulière ne se rencontrent pas. Et c’est cette rencontre qui fait l’événement. Tout événement est une rencontre. L’événement amoureux c’est une rencontre. L’événement historique aussi est une rencontre. La rencontre de gens qui n’ont pas l’habitude de se rencontrer.
Frédéric Taddéï — Là ce serait qui, maintenant ?
Alain Badiou — Je pense que ce serait une partie de la jeunesse, des intellectuels, des petits salariés français et puis de ceux qui sont les persécutés premiers c’est à dire les gens de provenance étrangère, et puis ceux qui n’ont aucun travail.
Frédéric Taddéï — Ce sont eux, pour vous les Sans-culotte de la prochaine révolution, ce seraient les immigrés, en particulier les clandestins, les sans-papiers, les réfugiés ?
Alain Badiou — Je ne sais pas si la prochaine révolution aura des sans-culotte. Rien ne se répète comme tel mais en tous cas, c’est ceux qui n’ont rien qui sont le plus capables de devenir tout. L’Internationale chantait cela, nous ne sommes rien, soyons tout. Je pense que n’être rien, devenir tout, c’est cela l’événement. Ceux qui n’étaient rien, qui n’existaient pas, qui n’apparaissaient pas, tout à coup on constate qu’ils sont là et qu’ils occupent une position essentielle.
Frédéric Taddéï — Vous citez l’Internationale et votre livre se termine par cette prophétie, l’avenir pour vous c’est le communisme. Alors le communisme est-il pour vous celui de Lénine, celui de Mao, c’est le même ?
Alain Badiou — Non je pense que c’est un communisme en un sens général et invariant. Au fond j’appelle communisme, et c’était déjà le sens que lui donnait Marx au début, une société qui est délivrée de la règle des intérêts. Une société dans laquelle ce qu’on cherche, ce qu’on fait, ce qu’on veut n’est pas réglé de bout en bout par les intérêts individuels ou les intérêts de groupe. C’est ça le communisme. Le communisme c’est aussi la société où tout le monde est polyvalent. C’est à dire où il n’y a pas de division du travail organisée entre ceux qui sont intellectuels, riches etc… et ceux qui sont en bas. C’est une société où tout le monde fait un peu toutes choses. Le communisme c’est le nom de cela. De ce point de vue il existe peut-être depuis très longtemps. Je pense que dans la révolte des esclaves contre les Romains, la révolte de Spartacus, il y avait déjà un élément de communisme. Il y avait déjà la revendication que l’on compte tout le monde, que tout le monde existe dans une figure égalitaire et ça c’est une idée, ça n’a pas à être un programme mais sans cette idée, je pense que la vie politique n’a aucun intérêt. Elle n’a aucun intérêt parce qu’elle consiste à savoir comment on va négocier entre les intérêts des uns et des autres.
Frédéric Taddéï — Vous ne croyez pas au suffrage universel ?
Alain Badiou — Le suffrage universel à mon avis est comme toute chose. Il faut le juger non pas du point de vue de sa forme mais du point de vue de son contenu. Je voudrais rappeler par exemple que c’est tout de même une assemblée tout à fait régulière qui a investi le maréchal Pétain en 1940, c’est une assemblée régulière qui a désigné Hitler dans l’Allemagne de Weimar. Le suffrage universel ça peut avoir des résultats tout à fait intéressants et ça peut avoir des résultats désastreux. Donc moi je juge sur pièces.
Frédéric Taddéï — Le communisme, c’est la même chose, c’est une idée…
Alain Badiou — Evidemment
Frédéric Taddéï — On l’a jugée sur pièce à la hauteur des cadavres, des prisonniers, des goulags…
Alain Badiou — Mais le communisme-léninisme a eu une formule particulière. Il ne s’est pas du tout résumé à ce dont je parlais. Il a proposé une formule de l’Etat. Il a proposé que le parti unique domine l’Etat. Ça a été le moyen de la victoire de l’insurrection en 1917 mais nous ne sommes plus en 1917. Nous n’avons pas les problèmes immédiats de victoire de l’insurrection, nous sommes délivrés de cette figure du communisme et nous pouvons revenir à ce que j’appelle le communisme générique, c’est à dire le communisme comme idée régulatrice de l’action.
Frédéric Taddéï — Mais ce communisme là appelle un homme nouveau. On sait aussi que des communistes ont pensé l’homme nouveau en tous cas c’est comme ça qu’on explique le génocide des Khmers rouges par exemple. Est-ce que vous pensez que ce communisme dont vous rêvez nécessite un homme nouveau ?
Alain Badiou — Je ne pense pas du tout. Je pense qu’il faut faire avec les hommes tels qu’ils sont. Avec la capacité des hommes tels qu’ils sont. S’opposent deux visions de ce dont l’homme est capable. En réalité dans le capitalisme modernisé, la conviction est que l’homme est principalement capable de poursuivre ses intérêts. Et le communisme c’est au fond l’idée que l’homme est aussi capable d’autre chose. Il est capable de désintéressement, il est capable d’une organisation sociale qui a d’autres buts que celui de la perpétuation de sa puissance. Je pense que c’est avec cet homme capable de cela qu’il faut faire et non pas en forgeant un mythique homme nouveau.
* Voir sur Wikipedia : Alain Badiou
Source : Réseau des Bahuts – 25 octobre 2007