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A propos du Agir avec Henri Lefebvre

Grâce à Hugues Lethierry, dont l’ouvrage Penser avec Henri Lefebvre était une perle rare d’humour philosophique subversif, ce recueil d’études lefebvriennes, avec la complicité de A. Ajzenberg – le responsable de la revue La Somme et le Reste – L.Bazinek, G. Busquet, L. Costes, S. Sangla, A. Querrien, A. Cazetien et J.Y. Martin, apporte une nouvelle preuve de l’actualité d’un penseur radicalement anticapitaliste qui nous aide à comprendre et à agir au 21e siècle.

La diversité des thèmes témoigne de la pluralité de pistes ouvertes par l’auteur de La critique de la vie quotidienne : la ville, l’urbanisme, l’éducation, l’économie, la lutte de classes… La savoureuse entrée, ou la pièce de résistance – pour parler le langage gastrosophique cher à Charles Fourier – de ce banquet philosophique est le délicieux Abécédaire, auquel ont collaboré plusieurs des auteurs de ce livre. C’est une belle et utile introduction à une oeuvre dont la richesse est véritablement encyclopédique.

Certes, ce glossaire – qui serre de près ses gloses, comme dirait Michel Leiris – n’a aucune vocation à être exhaustif ; d’ailleurs, l’exhaustivité, n’est-elle pas une mission impossible en ce qui concerne Henri Lefebvre ? Une des entrées – intéressante, mais trop courte à mon gré –est dédiée au « romantisme (révolutionnaire)».

Je voudrais profiter de cette avant propos pour nourrir un peu cette rubrique, qui me semble capitale. À mon avis une des principales sources de l’originalité – de la singularité même – de la pensée d’Henri Lefebvre dans le panorama historique du marxisme français, marqué dès son origine par la présence insidieuse et permanente du positivisme, c’est précisément son rapport au romantisme révolutionnaire. Tout au long de son itinéraire intellectuel, sa réflexion va s’enrichir par une confrontation avec la tradition romantique, depuis ses travaux sur Schelling dans les années vingt, sur Nietzsche à partir des années trente, sur Musset et Stendhal dans l’après-guerre.

Bien entendu, il ne s’agit pas ici seulement du romantisme comme école littéraire du XIXe siècle, mais de la vision du monde romantique, qu’on pourrait définir – en partant de certaines suggestions de Georges Lukacs – comme une critique culturelle de la civilisation moderne, industrielle capitaliste, au nom de valeurs pré-modernes. Cette critique, ou protestation, peut prendre des formes conservatrices, ou même réactionnaires, mais aussi des formes utopiques et révolutionnaires, auxquelles appartiennent les surréalistes, Guy Débord et…Henri Lefebvre.

Il est intéressant de confronter, à ce sujet, sa pensée avec celle de Georges Lukacs, dont il se sentait souvent assez proche. Tandis que dans ses écrits de jeunesse Lukacs avait largement puisé dans la culture romantique – aussi bien la littérature que la philosophie et la sociologie allemandes – dans ses travaux postérieurs, et en particulier dans son livre La Destruction de là Raison (1953), il développe une position profondément unilatérale : le romantisme ne serait qu’une idéologie réactionnaire, sans aucun rapport avec le marxisme et destinée, par son irrationalisme, à favoriser l’essor des doctrines fascistes.

Or, malgré son admiration pour le philosophe marxiste hongrois, Lefebvre refuse de le suivre sur ce terrain ; dans une conférence sur Lukacs en 1955, il avance une interprétation alternative : « Le romantisme exprime le désaccord, la distorsion, la contradiction intérieure à l’individu, la contradiction entre l’individuel et le social. Il implique le désaccord entre les idées et la pratique, la conscience et la vie, les superstructures et la base. Il enveloppe, au moins virtuellement, la révolte. Pour nous Français, le romantisme garde une allure antibourgeoise… Vérité historique ou erreur, le caractère antibourgeois et subversif du romantisme fait écran entre le classicisme et nous. Pour mon compte, je n’ai pas envers le romantisme la méfiance radicale que montre Lukacs. Je ne pourrai pas le sacrifier globalement.» [1]

L’adhésion au potentiel subversif du romantisme joue un rôle très important dans l’évolution intellectuelle et philosophique de Lefebvre. Sa lecture de Marx lui-même sera illuminée par cette perspective : pour lui, les écrits de jeunesse sont la manifestation d’un romantisme révolutionnaire radical, auquel les œuvres de maturité donneront un fondement pratique et non spéculatif. [2] D’où son refus de l’interprétation structuraliste du marxisme, qui prétend retrancher de l’œuvre marxienne sa dimension humaniste et romantique, et dissocier les écrits de jeunesse de ceux de la maturité par une prétendue «coupure espistémologique».

La critique de la vie quotidienne, sans doute un des apports les plus importants de Lefebvre au renouvellement de la pensée marxiste, trouve là aussi sa source première. Examinant les écrits du jeune Lukacs et les comparant avec ceux de Heidegger dans les années 20, il observe : « Il faut rappeler que ces thèmes – appréciation de la réalité quotidienne comme triviale, abandonnée au souci, dépourvue de sens, ce qui oriente la philosophie vers la vraie vie, ou la vie vraie et l’authenticité – proviennent du romantisme. Et plus précisément du romantisme allemand : Hôlderlin, Novalis, Hoffmann, etc.» [3]

En même temps, Henri Lefebvre tient à se distancer de la problématique du romantisme traditionnel (allemand ou français) et en particulier de ses courants restaurateurs, avec leur refus total de la modernité et leurs illusions passéistes. Son objectif, c’est de dépasser les limitations de ce romantisme ancien et lancer les fondements d’un nouveau romantisme, un romantisme révolutionnaire tourné vers l’avenir.

Cette aspiration est formulée de façon explicite et systématique dans un texte programmatique qu’il publie en 1957 dans la Nouvelle Revue Française, précisément au moment où il menait au sein du Parti Communiste français le combat anti-stalinien qui allait résulter dans son expulsion («suspension»).

Ce texte fort intéressant est l’esquisse d’une nouvelle interprétation du marxisme et contient le noyau de la vision du monde qui se manifeste dans l’ensemble de son œuvre philosophique. Intitulé Le Romantisme révolutionnaire, il précise ce qui distingue l’ancien romantisme (de Novalis et Hoffmann à Baudelaire) du nouveau dont il se réclame : l’ironie romantique traditionnelle « juge l’actuel au nom du passé – historique ou psychologique – idéalisé ; elle vit dans l’obsession et la fascination de la Grandeur, de la pureté du passé». Ceci n’est pas le cas du romantisme nouveau, à vocation révolutionnaire, qui refuse cette nostalgie du passé.

Il existe cependant une continuité essentielle entre les deux formes : « Tout romantisme se fonde sur le désaccord, sur le dédoublement et le déchirement. En ce sens le romantisme révolutionnaire perpétue et même approfondit les dédoublements romantiques anciens, mais ces dédoublements prennent un sens nouveau. La distance (la mise à bonne distance) par rapport à l’actuel, au présent, au réel, à l’existant, se prend sous le signe du possible et non au titre du passé, ou de la fuite.» [4]

Il me semble, toutefois, que la référence au passé pré-capitaliste ou pré-industriel est un aspect intrinsèque à toute forme de romantisme, non seulement le conservateur ou restaurationiste, mais aussi le révolutionnaire – même si sa fonction est très différente dans les deux cas.

Dans l’œuvre de Lefebvre lui-même la nostalgie du passé n’est pas absente. Par exemple, dans le remarquable chapitre de la première version de la Critique de la vie quotidienne (1947) intitulé « Notes écrites un dimanche dans la campagne française», il regrette « une certaine plénitude humaine» de l’ancienne communauté rurale, disparue depuis longtemps. Tout en critiquant les partisans attardés du « bon vieux temps», il ne peut s’empêcher de souligner que « contre les théoriciens naïfs du progrès continu et complet, il faut notamment montrer la déchéance de la vie quotidienne depuis la communauté antique et l’aliénation croissante de l’homme». Dans sa thèse de doctorat sur la vallée pyrénéenne de Campan – dont la version originale (1941) était intitulée « Une république pastorale» – il décrit la dissolution, sous l’impact du capitalisme, de la communauté rurale, par la dégradation progressive de « ses équilibres délicats entre les populations, les ressources, les surfaces». [5]

Bien entendu, dans le romantisme nouveau, tourné vers l’avenir et le possible, le rôle de ce détour par le passé n’est pas le même que dans les formes traditionnelles de la culture romantique. Mais il ne constitue pas moins une composante essentielle de toute critique romantique de la modernité industrielle-capitaliste. H. Lefebvre reviendra sur ces questions dans le dernier chapitre de l’Introduction à la modernité (1962) intitulé «Le nouveau romantisme». Mais d’une façon ou de l’autre, le romantisme révolutionnaire est au cœur de toute sa démarche de philosophe et de critique sociale. Elle va inspirer sa rupture avec le stalinisme, ainsi que ses polémiques philosophiques avec le structuralisme et le positivisme, et son combat politique contre le technocratisme et l’étatisme. Et ce n’est pas un hasard si c’est précisément lui qui exercera une influence intellectuelle non négligeable sur la révolte de la jeunesse de Mai 68, révolte dont la dimension romantique révolutionnaire est indéniable.

En 1967, à la veille des « événements», Henri Lefebvre publie un livre intitulé Contre les technocrates, qui a probablement eu un impact assez direct sur quelques-uns des animateurs du mouvement étudiant. En se réclamant autant de Fourier que de Marx, il rejette la mythologie technocratique – dans sa forme réactionnaire ou de « gauche» (par exemple la planification autoritaire soviétique) – et examine d’un point de vue dialectique les contradictions de la technique :

« a) elle tend à fermer la société, à boucher l’horizon (notamment avec la cybernétique, qui parachève le «cosmos» de la quantité et de la quantification du cosmos !). La technicité devient obsédante et par conséquent déterminante. Elle envahit la pensée et l’action, donc leur fixe leur ligne ;

« b) elle menace de destruction ce monde bouché, ce cosmos clôturé, où le seul possible se réduit au fonctionnement automatique et à la structuration d’équilibre parfait ; elle ravage le monde et peut aller jusqu’au bout de ces ravages par l’anéantissement nucléaire ;

« c) elle ouvre le possible, à condition qu’elle soit investie dans le quotidien». [6]

On retrouve dans des textes du mouvement étudiant de l’année 1968 des formulations presque identiques. Par exemple, dans cette résolution adoptée lors de la création du Mouvement 22 Mars: « Ces phénomènes … correspondent à une offensive du capitalisme en mal de modernisation et de rationalisation, automation et cybernétisation de notre société». [7]

Il n’y pas de doute qu’à Nanterre – et ailleurs – Henri Lefebvre a été un des inspirateurs de la contestation « romantique» de la société par la jeunesse rebelle. Dans son essai sur les événements de Mai, Lefebvre revient sur ses questions. Il s’attaque avec vigueur contre ceux qu’il appelle « les modernistes», dont la seule ambition est de répondre au « défi de l’Amérique» (une référence assez transparente à J.-J. Servan- Schreiber et à ses disciples) et de « mettre la France à l’ordre des ordinateurs, en terminer avec les retards» : ce sont les «récupérateurs par excellence du mouvement», des gens qui ont « peu d’imagination et beaucoup d’idéologie». Il leur oppose ceux qu’il désigne comme les «possibilistes», c’est-à-dire ceux qui vont « jusqu’à proclamer le primat de l’imagination sur la raison», qui explorent le possible et veulent réaliser toutes ses potentialités. Parmi eux, les étudiants en révolte contre la mercantilisation de la culture et du savoir, et la jeunesse ouvrière qui « va vers un romantisme révolutionnaire, sans théorie, mais agissant». [8]

Après Mai 68, au cours des années 1970 et 1980, Henri Lefebvre est un des rares marxistes qui n’accepte pas de se renier, qui refuse de se rallier au consensus mou autour de la «modernisation», et qui essaye de renouveler la pensée socialiste par une critique radicale du «mode de production étatique» – que ce soit dans le capitalisme ou dans le prétendu «socialisme réel».

On trouve dans ces écrits une opposition d’inspiration typiquement romantique, entre l’art subversif et le conformisme scientificiste de l’Etat : « La scientificité, mixte de connaissance et d’idéologie, de représentation et de savoir, postule l’existence et le primat dans le réel de ce qu’elle réclame : le répétitif. […] Par effet contraire, l’art visant l’intensification du vécu mise sur la surprise et le déséquilibre créateur, sur les conflits féconds. Sans toujours y parvenir. Si l’éthique se rallie à la répartition « normée» des actes et gestes, l’esthétique prononce son incompatibilité avec des normes éthico-politiques. […] Il se trouve que les Etats… visent le répétitif, le prévisible, les mécanismes d’autorégulation. […] À l’échelle mondiale, la bureaucratie étatique stipule des actes, gestes et lieux répétitifs, marqués par la technicité et la scientificité : aéroports, autoroutes, bureaux, hôtels, questionnaires, formalités et formalismes, etc., tous d’une incontestable utilité et d’une fonctionnalité souveraine.»

Dans son livre-essai sur la situation actuelle de la pensée critique, Perry Anderson, après avoir constaté avec regret le déclin ou dilution des idées révolutionnaires en Europe, ajoutait ce magnifique et émouvant hommage, dans la conclusion de son premier chapitre : «Aucun changement intellectuel n’est universel. Au moins une exception, d’un honneur insigne, reste debout face au déplacement général des positions des dernières années. Le plus âgé survivant de la tradition du marxisme occidental, Henri Lefebvre, ni ne s’incline ni rebrousse chemin dans sa huitième décade, continuant imperturbablement à produire une œuvre originale sur des sujets typiquement ignorés par la plupart de la gauche» [9]. Le regain d’intérêt pour les idées d’Henri Lefebvre en ce début du 21e siècle serait-il le signe d’un tournant intellectuel plus large ?

* Michaël Löwy, Directeur de recherche émérite du CNRS . Ce texte est l’avant-propos d’un ouvrage qui era publié au début 2011. Agir avec Henri Lefebvre. Coordonné par Hugues Lethierry. Ce ouvrage est en souscritpion auprès de Armand Ajzenberg, 24, avenue du Clos Prieur – 77150 Feroles Attily (France).

1. H. Lefebvre, Lukacs 1955, Paris, Aubier, pp. 72-73. Cf. aussi H. Lefebvre, La Somme et le Reste, Paris, La Nef, 1958, tome II, p. 422.

2. La Somme et le Reste, II, p.596.

3. H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, L’Arche, 1981, tome II, pp. 23-24.

4. H. Lefebvre, Au-delà du structuralisme, Paris, Anthropos, 1971, pp.37-46

5. 10 H. Lefebvre, Critique de la vie quotidienne, Paris, Grasset, 1947, pp. 178, 211 et La vallée de Campan. Etude de Sociologie rurale, Paris, PUF, 1963, pp. 19-20. Voir aussi la thèse originale, Une république pastorale : lu vallée de Campan. Organisation, vie et histoire d’une communauté pyrénéenne. Textes et documents accompagnés d’une étude de sociologie historique. Paris, s.d., Thèse complémentaire de doctorat d’Etat présentée à la Faculté de lettres de l’Université de Paris.

6. H-Lefebvre, Vers le cybernanthrope (réédition Contre les technocrates), Paris, Denoël-Gonthier, 1967-1971, pp.22-23.

7. Cité par J. Baynac, «Le petit « grand soir» de Nanterre, Le Monde, 27-28 mars 1968.

8. H. Lefebvre, «L’irruption de Nanterre au sommet». L’homme et la société» N° 8, juin 1968, pp.65, 79.

9. Perry Anderson, In the Tracks of Historical Materialism, Londres, Verso, 1983, p.30.

(25 juin 2010)

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