Un entretien de Bruno Tinel avec Gérard Duménil et Dominique Lévy
Extrait d’un texte paru dans Actuel Marx 2009/2 (n° 46)
Quelle est la nature de la crise ? Quelles sont ses causes ? Quels sont ses effets ? Quels sont les scénarios de sortie de crise plausibles ? Ces questions ne concernent pas uniquement les économistes et sont largement discutées aujourd’hui. Elles ne conditionnent pas seulement la compréhension de la situation économique et sociale actuelle, mais aussi la pertinence des réponses politiques envisageables. Dans un livre publié en 2010 chez Harvard University Press, et qui constitue sans doute la première étude marxiste systématique de la crise actuelle et de son ampleur, Gérard Duménil et Dominique Lévy proposent une analyse générale de ce qu’ils désignent comme « la crise du néolibéralisme ». Bruno Tinel les interroge ici sur le sens et la portée de leurs principales thèses.
Votre ouvrage s’intitule The crisis of neoliberalism. Bien qu’un numéro d’Actuel Marx ait été consacré à cette notion, pourriez-vous expliquer brièvement ce qu’est pour vous le néolibéralisme ? En quoi s’agit-il d’un phénomène de classe ? En quoi peut-on parler d’un « succès » du néolibéralisme ?
Le numéro 40 d’Actuel Marx (second semestre 2006) que nous avions coordonné s’intitulait « Fin du néolibéralisme ? ». Il contenait, en effet, un ensemble d’exposés relatifs à la nature, aux contradictions et à l’avenir du néolibéralisme. En ce qui nous concerne, ce n’était pas le premier exposé que nous donnions de la nature de ce phénomène, un thème central de notre recherche depuis le milieu des années 1990.
4 Pouvait-on pronostiquer la fin du néolibéralisme ? Poser la question, c’était déjà manifester la conscience du caractère nécessairement borné dans le temps de cette phase de l’histoire du capitalisme, mais aucun des contributeurs de ce numéro de la revue n’avait, à proprement parler, prévu les modalités d’une telle fin, ni sa rapidité, ni sa violence. Mais enfin, nous y sommes : le néolibéralisme est en crise, et il ne s’en remettra pas. Le néolibéralisme est une phase du capitalisme, dans laquelle celui-ci est entré à la transition des années 1970 et 1980. C’est un fait politique, dans lequel toute l’économie a été entraînée, dont l’objectif était d’accroître les revenus des classes supérieures. On peut même parler d’une « restauration », dans la mesure où les revenus de ces classes avaient été contenus au cours des premières décennies de l’après- guerre. À l’aune de cet objectif, le néolibéralisme a été un formidable succès, dans la mesure où les hauts revenus se sont énormément accrus. C’est un fait de notoriété commune, le néolibéralisme a été à l’origine d’une augmentation spectaculaire des inégalités, aux États-Unis, en Europe et dans la périphérie. Les moyens employés sont assez familiers. Une nouvelle discipline a été imposée aux travailleurs : des conditions de travail plus dures, une stagnation (ou régression) du pouvoir d’achat, une érosion des systèmes de protection sociale… Les entreprises ont été gérées dans l’intérêt exclusif des actionnaires. Jusqu’en 2000, les taux d’intérêt sont restés très supérieurs à la hausse des prix. Les politiques visaient le strict contrôle de l’inflation, bien davantage que le plein- emploi. Les mécanismes financiers ont fait l’objet d’une déréglementation sauvage. Le libre-échange a été imposé par les gouvernements, ainsi que la libre circulation internationale des capitaux, permettant ainsi le déploiement des sociétés transnationales sur l’ensemble de la planète. Ces deux derniers aspects constituent ce qu’il est convenu d’appeler « la mondialisation néolibérale ». Cet ordre social bouleversa celui qui prévalait lors des premières décennies de l’après- guerre. En dépit de la violence impérialiste de ces décennies (guerres coloniales, guerre du Vietnam, etc.) et de la destruction de la planète, cette période se caractérisa par certains traits sociaux « progressistes », avec des différences importantes selon les pays : avancée du pouvoir d’achat de la grande masse des salariés, réglementation financière, politiques industrielles et d’emploi, etc.
Vous avez parlé de « classes supérieures ». Pouvez-vous préciser cette notion ? Vous vous intéressez à la structuration des classes dominantes depuis de nombreuses années. Qui sont ceux qui, au sommet, ont bénéficié du néo-libéralisme ? Qu’entendez-vous par « la Finance » ?
Une des particularités de notre cadre analytique est l’importance donnée aux classes des cadres, ceux qu’aux États-Unis, on appelle « managers » dans la théorie du capitalisme managérial. Pour nous, l’ « encadrement » définit un rapport de classe, pas seulement la propriété des moyens de production. Sur ce terrain, nous rejoignons les thèses de Jacques Bidet, qui voit dans l’organisation un facteur de classe au côté de la propriété, même si la conceptualisation n’est pas identique. Notre vision est ternaire : les classes capitalistes, les cadres et les « classes populaires », ce par quoi nous désignons les ouvriers et employés. Par « classes supérieures », nous entendons les classes capitalistes et les cadres. Ce sont ces classes qui ont bénéficié du néolibéralisme. La position des deux composantes n’est pas la même. Dans la mise en place du néolibéralisme, les classes capitalistes ont assuré un certain leadership. Nous appelons « Finance » les fractions supérieures des classes capitalistes et les grandes institutions financières. C’est cette finance qui a conduit la lutte pour l’affirmation de l’ordre néolibéral. Mais rien n’aurait été possible sans la collaboration des classes de cadres, en particulier les cadres financiers, qui sont graduellement devenues un acteur primordial du changement, dans ce que nous appelons le « compromis néolibéral ». Encore une fois, il faudrait faire ici mention de différences notables selon les pays. Par exemple, pour des raisons historiques, cette adhésion a été plus lente en France qu’aux États-Unis.
Entre votre livre Crise et sortie de crise et The crisis of neoliberalism, votre analyse de classe du néolibéralisme a-t-elle évolué ? Sur quoi repose l’alliance, ou « l’hybridation », dont parle votre livre, entre ces différentes fractions de la classe dominante ?
Disons qu’elle s’est approfondie. Nous avons développé cette problématique de longue date au plan théorique, mais le nouveau livre enfonce les premiers « clous empiriques ». Dans l’analyse du partage de la valeur ajoutée, par exemple, le mouvement des hauts salaires est un phénomène empiriquement crucial. Aux États-Unis, on n’observe pas de baisse de la part des salaires ; cette propriété renvoie à des dynamiques différentes des bas salaires et des hauts salaires (pas seulement des « très hauts »). On ne peut raisonner dans un cadre analytique qui oppose les fractions de la plus-value à la valeur de la force de travail, en considérant la masse des salaires globalement. La problématique binaire ne fonctionne plus. Il faut distinguer : les profits (dont la part dans la valeur ajoutée a crû), les hauts salaires (dont la part a également augmenté) et les salaires de la grande masse des travailleurs (dont la part a baissé). Le marxisme a tout à gagner de ce dépoussiérage. La crise actuelle souligne bien l’importance des classes de cadres dans le capitalisme contemporain. C’est un thème majeur de la critique des abus du néolibéralisme que la stigmatisation des très hauts salaires, des parachutes dorés, des bonus des traders. Pourtant, s’en tenir là, c’est vraiment ne voir que la partie émergée de l’iceberg. Surtout, il est difficile de parler d’un avenir post-néolibéral sans entrer dans ces logiques. Dans l’analyse de la relation entre les fractions supérieures des classes capitalistes et des cadres, nous parlons d’ « hybridation » par référence aux mécanismes que nous observons au sommet des hiérarchies de classe : des « capitalistes » largement rémunérés par des salaires et des hauts « gestionnaires » entrant massivement dans la propriété du capital du fait de leurs revenus très élevés. Ces recoupements au plan des rémunérations se combinent à certaines superpositions des fonctions. Au sommet, il est souvent difficile de distinguer les capitalistes et les gestionnaires. La théorie et l’empirie de ces mécanismes restent largement à faire.
Le livre fait grand cas d’une typologie des ordres sociaux fondée sur les dominations de classe et les compromis correspondants. Pouvez-vous en rappeler les grandes lignes ?
Tout part de la vision ternaire des structures de classes : capitalistes, cadres et classes populaires (employés et ouvriers). Nous appelons « ordre social » une configuration des pouvoirs de classe, dominations et compromis. Un premier critère est la localisation du compromis : entre les classes capitalistes et les cadres ou entre ces derniers et les classes populaires. Dans le premier cas, le compromis s’établit vers la droite ; dans le second, vers la gauche. Le compromis néolibéral s’analyse donc comme un compromis à droite, et celui de l’après-guerre comme un compromis à gauche. On peut croiser ce premier critère avec un second : dans chacun des cas, quelle classe du compromis assume le leadership ? Par exemple, dans le néolibéralisme, les classes capitalistes ont joué un rôle dirigeant. On parlera de compromis « à droite ». On ne peut exclure un tel compromis vers la droite sous la direction des cadres, un ordre social de « centre-droite ». Symétriquement, on peut désigner le compromis entre cadres et classes populaires comme étant de « centre-gauche » si les classes de cadres assument le leadership, comme ce fut le cas après la seconde guerre mondiale. Une direction populaire signifierait un compromis véritablement de gauche.
Vous distinguez néolibéralisme, globalisation et financiarisation. En quoi ces trois notions diffèrent-elles ? En quoi la notion d’impérialisme vous semble-t-elle encore pertinente pour analyser le néolibéralisme ?
Globalisation et financiarisation renvoient à des processus historiques, caractéristiques du capitalisme en général. Le néolibéralisme est une phase du capitalisme. S’il y a souvent confusion, c’est que le néo-libéralisme a provoqué une accélération des deux premiers mécanismes. D’une certaine manière, on peut dire que le néolibéralisme a réveillé les vieux démons capitalistes que l’ordre social de l’après-guerre n’avait jamais vraiment exorcisés. Les accords de Bretton Woods, en 1944, avaient fait admettre les limitations du commerce international et des mouvements internationaux de capitaux. Mais les États-Unis n’acceptèrent pas véritablement ce nouveau cadre et travaillèrent, sans délai, à son dépassement. La raison en est simple et renvoie à la seconde partie de la question : l’impérialisme. L’après-guerre n’a jamais cessé d’être impérialiste et, à ce titre, le nouvel ordre social pouvait difficilement s’accommoder de restrictions au déploiement du capital au plan mondial. Certains pays, comme en Amérique latine, ont développé, depuis l’entre-deux-guerres, des modèles d’ « industrialisation de substitution d’importation », impliquant des protections. Cela ne pouvait convenir aux pays les plus avancés. La réponse à la seconde partie de la question tient en peu de mots : « globalisation néolibérale » signifie « impérialisme à l’ère néolibérale ».
Vous analysez la crise du néo-libéralisme comme la quatrième crise structurelle depuis la fin du XIXe siècle. Quels sont les différents types de crises que peut connaître notre système économique ? Qu’est-ce qu’une crise structurelle ? La crise actuelle peut-elle être imputée à une baisse du taux de profit aux États-Unis, comme le voudrait une certaine orthodoxie marxiste ?
Marx avait déjà fait mention de périodes de grandes perturbations faisant suite à des baisses de la rentabilité du capital. Cette notion renvoyait à des situations distinctes des « crises » périodiques ponctuant le cycle économique, ce qu’on appelle désormais des récessions. Nous appelons ces périodes de plusieurs années des « crises structurelles », une autre manière de dire « grandes crises ». Mais les « crises de rentabilité » ne sont pas les seules crises structurelles, le capitalisme peut aussi traverser des crises d’un autre type que nous appelons « crises d’hégémonie ». Depuis la fin du XIXe siècle, on peut distinguer quatre crises structurelles : les années 1890, 1929 et les années 1930, les années 1970 et la crise actuelle. Deux de ces crises – la première et la troisième – peuvent être imputées à des phases de baisse du taux de profit, mais ce n’est le cas ni de la crise de 1929 ni de la crise actuelle. Dans ces deux derniers cas, le taux de profit entrait dans des phases de rétablissement, encore peu accentuées d’ailleurs. Ces deux crises ont en commun de faire suite à des périodes d’ « hégémonie financière », c’est-à-dire des phases où les classes capitalistes (supportées par le pouvoir de leurs institutions financières) dominaient sans partage ou presque. La première hégémonie financière fut celle de la nouvelle grande bourgeoisie du début du XXe siècle, qui avait largement délégué les tâches de gestion aux cadres (l’effet de la révolution managériale) et qui était supportée par le nouveau système financier. La seconde hégémonie financière fut le néolibéralisme. Dans les deux cas, ces ordres sociaux furent interrompus par des crises caractérisées par la destruction d’une grande partie du système financier et une très forte baisse de la production. Les mécanismes propres aux crises d’hégémonie sont distincts de ceux d’une crise de rentabilité. Ces crises sont l’expression du caractère insoutenable de pratiques conduisant à la levée de toutes les barrières à l’extension de la domination capitaliste et à l’enrichissement sans bornes de ces classes. C’est le point commun entre 1929 et la crise actuelle. Du point de vue de leurs assises sociales, la principale différence entre les deux crises d’hégémonie est le rôle accru joué par les fractions supérieures des classes de cadres.
Quelles sont les principales composantes de ces pratiques insoutenables ?
Il y a deux aspects principaux. Il s’agit d’abord de la nébuleuse des mécanismes liés à la financiarisation, la globalisation financière et la recherche, par tous les moyens, de hauts revenus. Le second élément, tout à fait propre aux États-Unis, a trait à la trajectoire économique (macroéconomique, peut-on dire) de ce pays, notamment la croissance des endettements (nationaux et extérieurs). C’est la rencontre de ces deux ensembles de mécanismes, à travers le boom de l’immobilier, qui explique la crise et rend compte des modalités qu’elle a revêtues.
L’idée des excès de la financiarisation et de la globalisation comme facteur de la crise est assez facile à saisir. Mais en quoi la stratégie des classes dominantes en quête de très hauts revenus n’était-elle pas viable ? Vous avancez l’idée que l’exigence de hauts revenus au-delà de toute limite a conduit à la production d’un « surplus fictif ». Qu’entendez-vous par là ?
D’une certaine manière, on peut dire que les deux premiers éléments, financiarisation et globalisation, sont des moyens mis en œuvre pour parvenir au troisième, la création de très hauts revenus au sommet de la pyramide sociale. Les limites que le New Deal et l’après-guerre avaient fixées aux mécanismes financiers, à la mondialisation financière (dont un aspect est l’établissement de paradis fiscaux), à l’expansion des sociétés transnationales furent graduellement levées, dès avant le néolibéralisme mais avec une accélération formidable durant les deux ou trois décennies qu’a duré le néolibéralisme. Ces pratiques étaient l’expression des objectifs de classes néolibéraux. En fait, le néolibéralisme a lui-même une histoire, et, après des années 1980 difficiles, voire terribles dans certaines régions du monde, ces processus se sont accélérés dans les années 1990, puis emballés dans les années 2000. Nous parlons ici de choses connues : la déréglementation formidable, les innovations financières qui en ont résulté, la croissance des investissements financiers à l’intérieur de chaque pays et dans le monde, la croissance des investissements des sociétés transnationales (les investissements directs), etc. S’est graduellement construit un cadre impossible à maîtriser, tant par les « marchés » que par les instances centrales. Les procédures comptables (notamment l’évaluation des actifs aux valeurs observées sur les marchés ou calculées par des modèles mathématiques), la sortie des actifs risqués des bilans des sociétés financières sont autant de pratiques qui ont fait que les calculs de rentabilité sont devenus fictifs, tout en justifiant le paiement de revenus individuels (dividendes, hauts salaires, primes, etc.) délirants. On est ici à la frontière de l’aveuglement collectif et de l’escroquerie. La déréglementation et la prépondérance de mécanismes globaux sur des mécanismes nationaux (comme dans la détermination des taux d’intérêt) firent que les autorités financières perdirent (par leur propre action) le contrôle de ces mécanismes… Toutes choses que le livre décrit et mesure.
Qu’entendez-vous par trajectoire de l’économie états-unienne ? En quoi est-elle insoutenable ? Quel est le lien entre l’exigence par la classe dominante de revenus toujours plus élevés et le ralentissement de l’accumulation ?
Les composantes principales de la trajectoire états-unienne sont : (1) la baisse progressive de l’accumulation du capital par les sociétés non financières et la hausse de la consommation, (2) l’endettement interne et (3) le déséquilibre du commerce extérieur et le financement de l’économie nationale par le reste du monde. Le néolibéralisme a provoqué, par le biais de la hausse des taux d’intérêt (jusqu’en 2000), des distributions massives de dividendes et le rachat par les sociétés de leurs propres actions pour faire monter leurs cours en bourse, un processus de désaccumulation graduel de la part des sociétés non financières. Le profit est de moins en moins conservé par les entreprises parce qu’il en sort aux fins de maximisation des hauts revenus. Le paiement de revenus du capital et de hauts salaires (alors que le salaire de la grande masse de la population stagne) a conduit à une hausse formidable de la dépense des ménages (consommation et achat de logements). Cette trajectoire combine donc surconsommation et sous-accumulation. Les taux d’épargne ont plongé, jusqu’à devenir négatifs. Traditionnellement, une telle explosion de la demande aurait provoqué un risque d’inflation. Mais, dans le contexte de la mondialisation, cette demande s’est adressée, dans des proportions croissantes, à l’étranger, engendrant un flux d’importations très supérieur aux exportations du pays. Pour soutenir la demande qui s’adresse aux entreprises situées sur le territoire états-unien, il n’y a, pourtant, pas d’autre moyen que de stimuler la demande en général, pourtant excessive. Pour cela, il faut endetter des agents nationaux par une politique monétaire (c’est-à-dire de crédit) laxiste. Comme cette demande s’adresse, dans une large mesure, à l’étranger, le déficit du commerce extérieur croît en parallèle aux crédits internes, et le déficit extérieur provoque un financement croissant de l’économie des États-Unis par le reste du monde.
Quel fut donc le rôle du crédit lors de la dernière période de la financiarisation ? En quoi le développement des prêts hypothécaires n’est-il pas un simple défaut de réglementation de l’économie américaine mais bien, au contraire, un élément particulier dans une mécanique d’ensemble ? Dit autrement, pourquoi l’immobilier américain a-t-il entraîné la finance dans sa chute ?
Depuis 2000, cette croissance de l’endettement a concerné les ménages, essentiellement les plus aisés, mais aussi, de manière progressive, des ménages aux revenus faibles ou incertains, incapables de rembourser. C’est là qu’interviennent les pratiques, souvent décrites, du subprime, de la titrisation et de l’assurance contre le non-remboursement. Toutes ces pratiques n’ont été que la partie la plus évidente d’une véritable explosion des mécanismes financiers après 2000 (notamment des marchés dérivés). On voit donc s’établir le lien entre la trajectoire macroéconomique et la financiarisation, aux plans national et international, sachant qu’avant la crise, une proportion de l’ordre de la moitié des titres résultant de la titrisation des créances était vendue à l’étranger. La révélation du caractère douteux de ces créances (par le début de la croissance des retards de remboursement) a joué le rôle d’une onde de choc majeure, déstabilisant un édifice financier très fragile. Les premiers symptômes furent une méfiance réciproque entre institutions, occasionnant en août 2007 une crise de liquidités interbancaire (l’impossibilité de se refinancer auprès des autres banques). Les classes supérieures avaient tiré d’énormes flux de revenus sur des profits escomptés, incorporés fictivement dans la valeur des titres détenus à l’actif des sociétés financières, souvent formidablement surévaluée. L’ajustement à la baisse de leur valeur provoqua des pertes comptables représentant des fractions considérables des fonds propres des institutions financières. Il restait fort peu ou plus rien du tout, d’où l’effondrement de la bourse, d’où les faillites. Bien entendu, l’existence d’une réglementation financière plus stricte (l’absence de son démantèlement) aurait interdit de tels développements. D’abord, l’interdiction du subprime (impossible en France). Ensuite, l’interdiction ou la réglementation de la titrisation opérée par des sociétés privées non réglementées ou sa restriction aux grandes institutions contrôlées par le gouvernement. Puis la réglementation des pratiques d’assurance des créances, des marchés dérivés… Mais le problème aurait alors surgi sous une autre forme, car il fallait soutenir la demande pour les entreprises produisant dans le pays, compte tenu de la fuite d’une fraction de cette demande vers le reste du monde. On ne peut que répéter ici ce qu’on a affirmé antérieurement : la croissance de la dette interne était indispensable au maintien de l’activité sur le territoire. L’État aurait pu s’endetter, ce qu’il fait d’ailleurs finalement dans la crise, mais trop tard.
Certains mettent en avant le rôle des dépenses publiques et en particulier des dépenses militaires dans le soutien de la demande après 2001. Qu’en pensez-vous ?
Nous avons déjà répondu implicitement à cette question. Dans les années 2000, la demande a été soutenue par l’endettement des ménages. Fort peu par celui de l’État.
Reposant implicitement sur l’idée qu’efficacité et justice vont de pair, le point de vue keynésien développe la thèse, fréquemment défendue par les économistes kaleckiens et par les militants de gauche en France, selon laquelle la crise résulterait d’une répartition trop inégalitaire et défavorable aux salaires. Qu’en pensez-vous ?
Il y a plusieurs versions de ces thèses. La forme la plus simple consiste à se référer au partage de la valeur ajoutée entre les salaires et les « profits » (en fait, le reste du revenu total, qui recouvre bien davantage les recettes de l’État que les profits proprement dits). Ce raisonnement se fonde sur l’idée d’une insuffisance de la demande résultant de cette contraction supposée des salaires. La difficulté de cette interprétation réside dans le fait que la part des salaires n’a pas baissé aux États-Unis, patrie de la crise. On l’a dit, la crise actuelle n’est pas une crise de suraccumulation et de sous-consommation, mais, au contraire, une crise de surconsommation et de sous-accumulation. Une version plus sophistiquée tire argument de la déformation de la répartition des revenus à l’intérieur des salaires, au détriment de la grande masse des salariés et, notamment, des plus faibles. Face à la stagnation ou régression de leur pouvoir d’achat, ces ménages, victimes du néolibéralisme (un fait incontestable), se seraient tournés vers l’endettement hypothécaire, qui, aux États-Unis, finance l’achat du logement ou la consommation. Le problème posé par cette analyse est, d’abord, que la stagnation du pouvoir d’achat ne suffit pas à expliquer l’endettement. Il existe des pratiques bancaires et des politiques macroéconomiques dont la fonction est de limiter l’expansion du crédit, selon des règles de solvabilité individuelle ou des exigences macroéconomiques. Ce sont elles qui sont en faute, et non un désir excessif d’emprunter. Ensuite, la crise repose sur des mécanismes beaucoup plus larges que le subprime. La difficulté, sur ce terrain, est que l’argumentation qui fait reposer l’explication de la crise sur l’insuffisance du pouvoir d’achat est comprise de beaucoup, dans sa simplicité même, et s’avère politiquement efficace. C’est pourquoi les militants des partis ou associations la mettent en avant. La thèse est politiquement correcte et son succès garanti, mais économiquement fausse. La lutte pour l’augmentation du pouvoir d’achat de la grande masse des salariés, abstraction faite de toute considération écologique, est évidemment justifiée, encore plus dans un ordre social où les profits des entreprises sont distribués massivement aux plus aisés et ne servent que fort peu à soutenir la croissance et l’emploi. Mais ce n’est pas la compression de ce pouvoir d’achat dans le capitalisme néolibéral qui a précipité celui-ci dans la crise, et ce n’est pas son augmentation qui aurait évité cette crise.
Certains économistes ont tendance à considérer le problème principalement sous l’angle de la politique macroéconomique, où des erreurs importantes auraient été commises, comme un laxisme excessif de la politique monétaire menée par Alan Greenspan. Cela ne revient-il pas, dès lors, à donner un « satisfecit » aux politiques monétaires restrictives menées en Europe depuis le début des années 1990 ?
Cette argumentation rappelle l’explication de la crise de 1929 par Friedman et Schwartz, qui en faisaient la conséquence d’une faute de politique monétaire. C’est une interprétation peu convaincante. La production états-unienne a été soutenue, dans la seconde moitié des années 1990, par le boom des nouvelles technologies de l’information, masquant provisoirement la tendance à la baisse de l’accumulation. Lorsque ce boom a cessé, en 2001, la récession a été sévère. Greenspan a conduit sa politique monétaire face à cette crise de manière classique, en baissant le taux d’intérêt de la Réserve Fédérale, et cela très fortement, jusqu’à des niveaux inférieurs à l’inflation. Mais la contraction du taux de croissance a été longue et difficile à inverser malgré le boom immobilier. Ce n’est pas par « laxisme » que Greenspan a agi de la sorte, mais par nécessité de relancer l’économie, sachant que les principes néolibéraux étaient jugés intouchables. Lorsque la reprise économique s’est affirmée, Greenspan s’est empressé de rehausser ces taux : 17 petites hausses, de 0,25 %, jusqu’à 5,25 %. Il se plaignait alors amèrement que les banques ne répercutent pas ces hausses sur les taux immobiliers. Le boom immobilier se poursuivait. À la fin du boom, en 2006, la vague de non-remboursements a pris rapidement des proportions considérables. La situation était, dès lors, incontrôlable. C’est une croyance bien ancrée à gauche que la Banque centrale européenne (BCE) pratique en moyenne des taux d’intérêt plus élevés que la Réserve Fédérale états-unienne, mais c’est simplement faux, malgré une aversion très clairement affirmée pour l’inflation. Il n’y a aucun « satisfecit » à donner à aucun néolibéral. La crise est née aux États-Unis et non en Europe continentale pour les raisons expliquées précédemment : d’une part, parce que ce pays était à l’avant-garde de la financiarisation, de la mondialisation et de la quête des hauts revenus, et, d’autre part, parce que son hégémonie internationale lui a permis de poursuivre une trajectoire d’endettement et de déséquilibres. On peut faire beaucoup de reproches à Greenspan, notamment sa foi aveugle dans la discipline des marchés et, corrélativement, sa détermination à déréglementer, mais pas celui-là. Greenspan n’est ni plus ni moins responsable que les tous autres tenants de l’ordre néolibéral dans le monde, mais il n’a pas de responsabilité particulière en tant que chef de la politique monétaire. Il ne s’agit pas d’une faute de politique monétaire, mais d’un crime politique collectif, la violence faite à leur peuple et aux peuples du monde par des minorités privilégiées.
Quels sont les principaux déséquilibres auxquels l’économie des États-Unis doit faire face pour corriger sa trajectoire en vue de maintenir sa domination ? Vous parlez de « reterritorialisation » de la production. Qu’entendez-vous par là ?
Dire qu’un pays comme les États-Unis dépense plus que son revenu signifie qu’il importe plus qu’il n’exporte et que, corrélativement, le reste du monde « lui fait crédit ». Nous préférons dire que le reste du monde « finance » l’économie états-unienne, car ce support financier peut revêtir la forme de prêts, mais aussi d’achats d’actions émises par une société du pays. Du point de vue des agents états-uniens, dépenser plus que leur revenu suppose qu’ils s’endettent. L’endettement externe (financement) et interne sont les deux faces d’un même processus. La conséquence en est que les maîtrises de l’endettement interne et du déficit extérieur vont de pair. Le contrôle de la dette interne requiert celui du déficit extérieur. Comment y parvenir ? Par le protectionnisme, mais celui-ci mettrait en péril le système des grandes sociétés transnationales états-uniennes, pilier de l’hégémonie du pays. En devenant meilleur exportateur ? Il faudrait alors une prompte révolution de la gestion néolibérale des entreprises, combinée à une politique industrielle très efficace.
Peut-on, à l’inverse, laisser filer les dettes internes et externes, comme cela a été le cas, mais, cette fois, en en maîtrisant les risques ? Existe-t-il une autre façon, moins dangereuse, d’endetter les ménages ? Peut-on laisser croître la dette publique ? Très difficile. Et les autres pays vont-ils continuer de financer les États-Unis ?
Dans tous les cas, il n’y aura pas de préservation, à long terme, de la domination états-unienne sans une « reterritorialisation » de la production, c’est-à-dire une nouvelle dynamique de la production locale. Est-ce compatible avec les options néolibérales ? L’administration Obama rêve d’un grand boom des technologies propres, évocateur de celui des nouvelles technologies de l’information. « Refaire le néolibéralisme qui a fonctionné, celui de la seconde moitié des années 1990 », il suffisait d’y penser. Mais un boom technologique ne se décrète pas. Il faudrait prendre de l’avance sur les autres pays et préserver cette avance à plus long terme. Parvenir à la mettre sur les rails serait déjà un tour de force.
Vous considérez que le nouvel ordre social en cours de gestation devrait nous conduire à la fin du libre-échange et même de la libre circulation internationale des capitaux. Quels sont les éléments qui vous mènent à cette conclusion ? Vous mobilisez abondamment l’idée de modèles nationaux de développement. En quoi ce niveau d’analyse est-il pertinent pour appréhender le monde globalisé d’aujourd’hui ? Quel degré d’autonomie existe-t-il aujourd’hui entre les nations et entre les appareils d’État des différentes nations ?
Compte tenu de ce qui vient d’être dit, on comprendra que notre position, concernant le libre-échange et la libre circulation des capitaux, est nuancée. Du point de vue des États-Unis, nous sommes d’avis qu’il leur sera très difficile de corriger leur trajectoire macroéconomique dans le cadre de la globalisation néolibérale. Du point de vue des pays de la périphérie, nous pensons qu’il n’est pas souhaitable de rester dans un tel cadre. De nombreuses mesures protectionnistes, limitant les investissements directs des étrangers aux États-Unis, par exemple, ont déjà été prises au nom de la « sécurité nationale ». On peut penser que ces tendances vont se prolonger. La course contre la montre entre une excellence économique et le protectionnisme est engagée. Il est difficile de prévoir quelle en sera l’issue. Mais le coût du protectionnisme pour les sociétés transnationales états-uniennes serait tel qu’il semble difficile d’envisager un rétablissement ouvert et franc des barrières commerciales. Concernant le reste du monde, celui qui s’est engagé dans la division internationale du travail – un cadre profondément impérialiste –, le coût, à court terme, du protectionnisme, serait considérable. Il faudrait sortir les économies nationales des trajectoires sur lesquelles elles sont engagées. Nous avons évoqué l’exemple des modèles d’industrialisation de substitution d’importation, davantage autocentrés, mis place en Amérique latine après la crise de 1929. Au plan normatif, et non plus analytique, nous pensons que c’est la voie sur laquelle la périphérie devrait s’engager, mais dans des cadres « régionaux ». Les autonomies sont à reconquérir, mais pas au bénéfice du repli. Néanmoins, le démontage de la globalisation néolibérale apparaît urgentissime.
La crise à laquelle la crise actuelle ressemble le plus est celle de 1929. Que peut-on apprendre du New Deal et des décennies de l’après-guerre quant aux perspectives d’un post-néolibéralisme ?
L’image est trop répandue en France d’un New Deal dont le trait principal aurait été une politique de déficit budgétaire. En premier lieu, si les déficits ont été présents pendant les années 1930, c’est beaucoup plus comme conséquence de la dépression que comme politique délibérée (ils ont d’ailleurs augmenté avant le New Deal, sous la présidence de Hoover). De grands travaux ont été menés pour lutter contre le chômage et « amorcer la pompe », selon l’expression de l’époque. Le New Deal a été un grand phénomène politique de renversement des alliances, où les intérêts de la finance ont, tout de suite, été contenus par des politiques de réglementation et d’imposition. Un rôle primordial est revenu aux cadres de l’administration, donc aux fonctions centrales de l’État. Le gouvernement de Roosevelt a très vite cherché une alliance avec les syndicats face au patronat, avec une attitude de confrontation vis-à-vis des grandes entreprises et grands propriétaires capitalistes. Une législation nouvelle tendant à la reconnaissance des droits du travail a été mise en place, complétée par des mesures de protection sociale, comme le système de retraite publique (appelé « Sécurité sociale »), qui est, encore de nos jours, une source majeure de revenus pour une grande partie de la population âgée. L’exemple de cette période historique montre également que les équilibres du nouveau compromis social entre cadres et classes populaires, moyennant la restriction imposée aux intérêts capitalistes, se sont trouvés substantiellement modifiés à la fin de la guerre, dans le sens de leur modération. Ces périodes troublées accouchèrent ainsi d’un compromis social de « centre- gauche ». L’histoire de la France, du Front populaire à la social-démocratie de l’après-guerre, ne fut pas très différente.
Quelle pourrait être la nature d’un post-néolibéralisme : la reproduction d’un compromis social proche de celui qui prévalut dans l’après-guerre ?
C’est, en effet, l’option qui vient immédiatement à l’esprit. Le néo-libéralisme a détruit ce compromis, la chute du néolibéralisme signifierait son rétablissement. Il est très difficile d’imaginer que les options néolibérales pourraient être prolongées. La domination capitaliste, comme dans les deux périodes d’hégémonie financière, conduit à l’exacerbation incontrôlable des pratiques tendant à la maximisation des hauts revenus. La nécessité d’un encadrement se fait sentir. Et, dans le cas de l’économie états-unienne, l’ampleur des tâches à accomplir pour éviter un effondrement trop rapide de l’hégémonie internationale du pays rend un tel encadrement encore plus nécessaire. Mais, dans la typologie des ordres sociaux, deux possibilités sont ouvertes. Une option est, certes, le compromis de « centre-gauche » sous hégémonie des cadres, comme dans l’après- guerre, mais il ne faut pas oublier l’autre option, le compromis vers la droite, moyennant un changement d’hégémonie. Celle-ci passerait des classes capitalistes vers les cadres, constituant ainsi un compromis de « centre-droit ». Dans ce type de société et d’économie, les institutions financières seraient contrôlées et les intérêts de classes capitalistes contenus par des règles et des politiques. Cela marquerait une rupture avec le néolibéralisme, mais les traits spécifiques d’une alliance de droite seraient maintenus, notamment la concentration des revenus au sommet de la hiérarchie. Quel serait le sort des classes populaires dans une telle configuration ? Il ne serait probablement guère meilleur que celui qu’elles ont subi pendant trente ans de néolibéralisme ! La prévalence de l’une ou de l’autre option se déterminera à la rencontre des simples exigences économiques et des visées impérialistes (la préservation de la primauté du pays), d’une part, et des luttes sociales, d’autre part. Quelle sera la résistance des classes capitalistes face à la fin de leur leadership ? De quelle flexibilité feront-elles preuve pour entrer dans un nouveau compromis où leur position ne serait plus dominante ? Surtout, quelle sera la vigueur des luttes sociales susceptibles d’imposer un nouveau compromis vers la gauche ? Et avec quelle radicalité ?
Parlant d’un post-néolibéralisme, peut-on lui associer l’idée d’une fin de l’hégémonie des États-Unis ? Vous évoquez « une nouvelle gouvernance » mondiale.
Il n’y a rien d’automatique dans la relation entre néo-libéralisme et hégémonie internationale des États-Unis. Un ordre social néolibéral poursuivi au-delà de la crise pourrait signifier un déclin de l’hégémonie du pays, sachant qu’il conduirait, plus probablement, à une dérive vers une droite plus extrême. Une option de « centre- droit », telle qu’on vient de l’envisager, menée très efficacement, pourrait permettre une prolongation plus durable de l’hégémonie états-unienne. Mais tout dépendra de l’action propre des nouveaux challengers parmi les pays dits « émergents ». L’option la plus probable est celle d’un déclin de l’hégémonie états-unienne, mais pas au sens de l’affirmation d’un véritable « substitut » de la puissance de ce pays, la Chine remplaçant les États-Unis. Il s’agirait plutôt de l’émergence graduelle d’un monde multipolaire, autour de puissances régionales : les États-Unis pour le monde Nord Atlantique, le Brésil en Amérique du Sud, la Chine et le Japon en Asie…Une telle configuration fait surgir la nécessité d’institutions internationales dont les pouvoirs seraient considérablement renforcés, les embryons d’une « étaticité mondiale ». Au plan économique, se fait sentir la nécessité de réglementations et de politiques globales à l’échelle internationale et nationale. La crise actuelle en témoigne. La question est directement posée, par exemple, d’un rôle accru du FMI dans le soutien des pays confrontés à des pénuries de devises. Derrière ces questions, se profile celle, beaucoup plus fondamentale, de l’existence d’une véritable monnaie internationale, à la création de laquelle se sont opposés les États-Unis à la fin de la seconde guerre mondiale. Parlant de l’émergence d’un État mondial, on ne se réfère pas ici au politiquement correct de la « démocratie des citoyens du monde », mais à un État naissant marqué par les hiérarchies inter-impérialistes, faisant elles-mêmes écho aux hiérarchies de classe.
Quelles perspectives d’émancipation cette crise structurelle ouvre-t-elle pour les classes populaires au sein des pays capitalistes dominants et au sein des pays dominés ?
Comme toute période de perturbation majeure, la crise actuelle crée des opportunités mais elle ne détermine, évidemment, pas les issues. L’exemple de l’entre-deux-guerres est particulièrement riche d’enseignements à cet égard. Les luttes de classes, très intenses, de ces décennies ont abouti au New Deal, au Front populaire, au nazisme…Aux plans nationaux, la lutte des classes populaires doit se saisir de l’opportunité créée par les tensions au sein des classes supérieures. Contenir les intérêts des classes capitalistes ou les très hauts salaires peut pousser les gouvernements à chercher l’appui des classes populaires. Le Président Obama ne pourra pas mener à bien les transformations nécessaires sans cet appui, et les mesures sociales de son programme (en matière de santé notamment) montrent qu’il est conscient de cette exigence. Mais on comprend aisément que tout est affaire de degré et que la situation est instable (réversible). C’est aux classes populaires de pousser dans la bonne direction. La situation est différente dans un pays comme la France, avec un gouvernement représentant directement les intérêts qui ont supporté le néolibéralisme et une gauche « éligible » qui s’y est ralliée. La nécessité de la lutte n’est pas moindre. Au plan international, l’émergence d’un monde multipolaire crée également d’importantes possibilités. Comme dans l’après-guerre, il existe un lien entre les options ouvertes aux sociétés de chaque pays vers tel ou tel ordre social et les hiérarchies internationales. La bipolarité du monde impérial de l’après-guerre fut un facteur fondamental de l’émancipation des pays de la périphérie, comme en témoigne la conférence de Bandung. La multipolarité en voie de formation dans le monde actuel peut avoir des effets similaires. Mais, encore une fois, tout est affaire de luttes. Dans un tel contexte s’ouvre la possibilité d’une nouvelle différenciation des ordres sociaux dans les différents pays du monde, notamment la périphérie. Dit trivialement, cela signifie que certains pays pourraient progresser dans des options « social-démocrates », comme certains ont commencé à le faire en Amérique latine en résistance au néolibéralisme, alors que d’autres poursuivraient une trajectoire de droite. Dans un monde multipolaire, il y a davantage de place pour une diversité politique et cela ouvre des possibilités aux peuples du monde en quête d’émancipation.
G. Duménil, D. Lévy, The Crisis of Neoliberalism, Harvard, Havard University Press, 2010.