Chantal Ismé, 18 juin 2021
Alain Philoctète est né le19 juillet 1963 sur la terre d’Ayiti sous la dictature de Duvalier, mais au milieu des mots et de l’harmonie. Il y ajoute la couleur. Poète, artiste peintre, éducateur, chercheur, sociologue, l’ensemble des aspects qui caractérisent cet homme à la pensée et à la praxis multiformes est intimement lié à ses luttes. Sa poésie était un cri dénonciateur des injustices planétaires, un cri d’espoir en l’humanité en même temps une ouverture vers l’absolu en tant qu’idéal et recherche idéelle. Ses œuvres picturales et sa peinture étaient une quête de lumière et d’harmonie avec l’univers. Son militantisme dans une perspective marxienne est la pierre angulaire, l’aspect déterminant qui dessine et oriente toute sa vie, dans toutes les dimensions.
Alain commença à militer à l’âge de 15 ans. Militant clandestin, il goûta aux premières affres de la répression à 16 ans quand il fut arrêté par les sbires de Duvalier et ne doit la vie qu’à la force de la poésie de son père appréciée par un bourreau. Cette épisode n’a fait qu’attiser la fougue révolutionnaire du jeune Alain jusqu’à sa mort à Montréal le 30 mai 2020 suite d’un cancer.
Dans sa praxis révolutionnaire, il s’implique tant dans les quartiers populaires que dans la paysannerie. Humaniste et pragmatique, Alain a toujours été interpellé par les conditions précaires des masses haïtiennes et cette sensibilité l’amena à s’engager dans des réflexions sur des pistes concrètes de solution. Avec des camarades, il sera un des instigateurs de la mise sur pied d’une coopérative, CODES, qui couvrit toute la Plaine du Cul de Sac, au Nord de Port-au-Prince. Conscient de la nécessaire relève, il s’investit auprès des jeunes, son statut d’éducateur facilitant la tâche, et contribua à la mise sur d’une association d’élèves, MEP (Mouvement des Élèves de Port-au-Prince) qui se fusionnera plus tard à IEP (Inyon Elèv Pòtoprens = Union des Élèves de Port-au-Prince). Aussi, il participa à la création de MOKA, une structure socioculturelle où les jeunes venant de différentes couches sociales pouvaient exprimer leurs revendications à travers les arts. Il fut aussi un des instigateurs du Front Démocratique Populaire (FDP), un regroupement d’organisations de masse rassemblant des paysan.ne.s, des ouvrier.ère.s et des étudiant.e.s. Il a été également avec d’autres camarades à l’origine de tentative de réunification des pans de la gauche haïtienne.
Penseur libre communiste, Alain Philoctète s’éloignait des carcans de toute orthodoxie et n’hésitait pas à critiquer les dérives totalitaires peu importe d’où elles provenaient. Conscient que la transformation d’Ayiti ne saurait se faire en dehors d’une appropriation et d’une compréhension fine des schèmes culturels du peuple, il se plongea dans leur étude. Ses premiers balbutiements sur la question des lakous.
Arrivé à Montréal en 2005, Alain continue sa lutte sous d’autres formes adaptées au nouveau contexte. Il va profiter à fond d’un certain recul par rapport au terrain haïtien et à l’accès plus large à certains ouvrages pour se lancer dans un approfondissement studieux et méthodique de la pensée marxienne, notamment la méthode dialectique de l’œuvre de Marx. Il se basait particulièrement sur le Capital et les Grundrisse qu’il considérait comme deux textes majeurs du Marx de la maturité pour aborder la crise du capitalisme.
Alain était un militant ‘’intellectuel organique’’, au sens Gramscien du terme, d’un immense savoir. La poésie et la peinture n’étaient qu’une partie de son intellectualité. Éclectique, il passait de l’Égypte ancienne sur laquelle il avait amassé d’énormes connaissances et qui va nourrir une certaine approche décoloniale, à l’astronomie, à l’astrophysique, à l’urbanisme, aux enjeux théoriques et pratiques du marxisme à l’heure actuelle qu’à la spiritualité.
Alain s’impliqua dans la communauté haïtienne à Montréal tant au niveau communautaire que dans les tentatives de rapprochement avec des camarades de la gauche haïtienne. Il était de toutes les luttes et manifestations, même au plus fort de sa maladie, appuyé sur une canne. Il s’engagea également dans la mouvance de la gauche québécoise notamment à travers les Nouveaux Cahiers du Socialisme. Dans les dernières années avant son décès, Il a pris très au sérieux la question de la décroissance et tenta de l’appliquer à la spécificité anthropologique d’Ayiti. Alain voyait l’urgence de créer les conditions pour la transformation de la société capitaliste. Il croyait à une implication de la plus petite cellule organisationnelle ou sociale, d’où son immersion dans les lakous comme unité sociologique de base. Il voyait les lakous comme une contribution haïtienne à la réflexion internationale. Sa pensée s’articulera autour de ce paradigme qui imprégna jusqu’à sa conception de la prise de pouvoir qui, d’après lui, n’a d’importance que si on le construit à partir de la base.
La réflexion sur les néolakou, qui naquit d’une lecture marxienne basée sur la théorie de la baisse tendancielle du taux de profit alliée à une compréhension des racines de la nation Ayisienne, demeure sa contribution majeure à la pensée de transformation. Les néolakous représentent une symbiose de tous ses champs d’intérêt. Il y consacra une bonne partie de ses recherches, notamment dans le cadre de son doctorat à l’Université de Montréal. Mariant créativité à rigueur méthodologique, Alain Philoctète, avec pour toile de fond Ayiti, portait un regard universel sur le système capitaliste mondial et bien sûr avec un accent particulier pour sa terre d’adoption le Québec. « Mon Québec à moi » disait-il avec affection. Un Québec libre et solidaire. Ainsi, créer des espaces pour parler d’environnement devient essentiel et ne se résume pas à l’améliorer. Il s’agit de questionner la logique fondamentale du capitalisme à savoir la façon de penser, de vivre, de s’organiser, etc. Développer des activités alternatives capables de mener à l’autonomie : Banque verte, accumulation de fonds de manière indépendante, permaculture etc. Il est mort plus en colère que jamais contre les dérives du capitalisme. Sur son lit de mort, la veille de son départ, il trouva encore la force d’opiner sur le coronavirus. Son dernier texte était justement sur le lien entre cette pandémie et la crise du système capitaliste, de même qu’une réflexion aux alternatives. Alain était un peu loin du cliché gramscien du grand optimisme et croyait que si nous ne nous liguons pas pour sortir du système capitaliste et créer des alternatives à ce système dans sa phase néolibérale, la planète, et tout ce qui y vit, subira les conséquences. Pour Alain, l’abolition du capitalisme n’est qu’une étape, qu’il faut surtout penser le processus qui conduit à sa disparition.
La capacité de parler d’une seule voix avec toutes ses identités : artiste peintre, poète, éducateur, chercheur, sociologue a été une de ses grandes forces. La conjonction de tout cela lui a valu d’être un grand communicateur.
Alain laisse plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, des centaines de dessins et de toiles ainsi que plusieurs écrits politiques, publiés pour la plupart dans le Journal Haiti Liberté et AlterPresse. Fauché trop jeune, il n’a pas eu le temps de développer à fond ses pensées et surtout de participer à la concrétisation de ses utopies transformatrices. On se souviendra de sa simplicité mais surtout de sa grande humanité.
Bonne traversée camarade Alain, on te verra en Guinée !
Quelques extraits du poète Alain Philoctète
Je n’ai pas de patrie
mon nombril est enterré
sous un arbre
quelque part
sur la terre
(2007)
Je porte ma terre
à l’intérieur de moi
sur les pattes du soleil
(2015)
Mon dernier sanctuaire
sera le domaine des nuages
des ombres sur la glace
où je décollerai de mon tapis d’arbres
Mon dernier sanctuaire
abritera l’aigle et le lac
l’eau fraîche aux creux des mains
et le temps et la nuit et le vent et la flûte
Mon dernier sanctuaire
sera le fond bleu du gouffre
le soleil qui caresse les montagnes
la liberté moléculaire de la beauté
(4 mai 2019)