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À l’ombre des minorités séditieuses

Une présence morne et répétitive de la violence semble traverser l’histoire. À croire que sa substance est immuable. Pourtant, la violence ne prend véritablement son sens que dans des contextes précis, en situation. Conclure à la simple réitération du Mal, c’est se rendre incapable de penser ce qui nous arrive, la singularité de l’époque. C’est précisément le sens actuel de la violence qu’Arjun Appadurai tente d’identifier dans ce dernier ouvrage : Géographie de la colère.

Si l’on veut saisir cette actualité, selon lui, il nous faut l’inscrire dans le contexte de la globalisation. Arjun Appadurai fait partie de ces anthropologues qui ont compris à quel point la globalisation devait être envisagée comme une matrice configurant tous les phénomènes historiques et s’imposant à l’ensemble des acteurs de cette histoire – qu’ils soient hégémoniques ou non, peuples « premiers » ou derniers des hommes, minoritaires ou majoritaires. Le sens de la violence à l’âge de la globalisation présuppose la compréhension de ce que la globalisation fait à la violence. Car la violence « ne concerne pas les vieilles haines et les peurs primordiales. C’est plutôt une tentative d’exorciser le nouveau, l’émergent et l’incertain, dont l’un des noms est la globalisation » (p. 75). Et ce sont « les aspects les plus sombres de la globalisation» que tente de décrire Géographie de la colère.

De quoi s’agit-il ? Des violences « à grande échelle » : d’une part, les génocides, les épurations ethniques, l’humiliation et la persécution de certaines minorités ; d’autre part, le terrorisme, les attentats-suicides et les décapitations filmées – celle, par exemple, de Daniel Pearl. La thèse d’Appadurai est qu’une même logique emporte les phénomènes de violence extrême, qu’ils soient internes aux sociétés ou qu’ils semblent – à tort – opposer des civilisations. Quelque chose relie le génocide et le terrorisme, et permet d’expliquer l’existence d’un surplus de fureur, d’un excès de haine qui se donne à voir dans le spectacle quotidien des mutilations, viols, attentats-suicides, etc. (p. 25). La violence globale déborde les formes génocidaires nationales-étatiques.

À l’intersection de tous ces débordements, Appadurai identifie une peur, la peur des « petits nombres ». Tout se passe comme si la globalisation avait rendu effrayantes les minorités. Pourquoi ?

Des majorités incomplètes…

La thèse d’Appadurai est que l’ethnocide est la tendance naturelle de toute nation, et, à la limite, la question politologique fondamentale devrait être : comment faire pour empêcher une nation de se livrer à un nettoyage ethnique, par quel miracle certaines d’entre elles ont-elles pu éviter l’extermination ? Il faudrait d’ailleurs faire la liste de ces pseudo miracles, et constater à quel point les ethnocides intestins n’ont parfois pu être évités qu’au prix de massacres – coloniaux, impériaux – perpétrés dans le lointain.

Cette tendance ethnocidaire tient sans doute à la production des discours qui fondent l’existence d’une différence absolue entre nation et ethnie : la nation ne se dit politique, culturelle, élevée, progressiste, etc., qu’à définir une ethnie comme ce qui ne s’est pas élevé au-dessus de soi-même, ce qui manque à la Culture, ce qui a encore les deux pieds dans la gadoue de la Terre-Mère, etc. Contre cet artifice, Appadurai soutient, d’une part, que l’ethnie est d’ores et déjà, et originellement, une « construction consciente et imaginative des différences » entre plusieurs groupes, « et leur mobilisation » décidée ; d’autre part, et à l’inverse, que la « souveraineté nationale est bâtie sur une sorte de génie ethnique », et qu’un « chemin » mène du « génie national à une cosmologie totalisée de la nation sacrée, et de là à la pureté et au nettoyage ethnique» (p. 16-17). Le problème est que la prétention à la totalité est une prétention intenable, qui ne peut être satisfaite. Sur l’identité plane toujours une incertitude : qui sommes-nous vraiment, qu’est-ce qui « nous » appartient en propre et qui n’appartient pas à « eux ». Appadurai nommera « incertitude sociale » le rapport nécessairement déficient de l’identité d’un Soi collectif à un non-Soi. Un nettoyage ethnique pourra dès lors être considéré comme une « vérification » d’identité (p. 18), dans un sens ici absolument performatif et, pour ainsi dire, totalement délirant : « Nous sommes nous et seulement nous, et en cela nous ne sommes en rien eux et nous ne l’avons jamais été ; vérifions dans les faits que cela est vrai, passons de cette tautologie en discours à une tautologie dans le réel, en exterminant les autres. »

La conséquence de cet axiome d’incertitude, c’est que le rapport à l’autre est d’abord profondément travaillé par un rapport inaugural à soi, à un certain idéal du Soi. C’est ce rapport qui est décisif pour Appadurai, qui critique la tradition sociologique lorsqu’elle ne cherche qu’à expliquer le « processus de fabrication du « nous » » comme « sous-produit mécanique de la fabrication du « eux » » (p. 79). L’anthropologue met l’accent sur les procédures autoréférentielles par lesquelles se forment les Soi collectifs. Or le collectif national est en prise avec une image de la totalité qu’il ne parvient jamais à rejoindre. Et c’est dans cet écart entre une population et cette totalité fantasmatique qu’Appadurai identifie l’existence d’une « angoisse d’incomplétude ». Cette angoisse concerne les populations qu’un faible écart sépare de cette totalité imaginaire, autrement dit des collectifs « majoritaires ».

On comprend ici qu’une majorité ne se définit pas en termes de quantité, mais plutôt de ce qu’il faudrait nommer une quotité, ou un montant (il faut lire ce mot et comme substantif et comme participe présent). L’angoisse d’incomplétude est l’effet du « faible écart » existant entre la « condition » de majorité et «l’horizon d’une totalité nationale non souillée » (p. 23). La majorité n’est pas en définitive une affaire de nombre, car aucune quantité ne parviendra à annuler ce faible écart, et le montant sera toujours soumis à une volonté d’ascension sans fin – en ce sens, « l’idée même de former une majorité est frustrante» (p. 82).

On dira que le montant majoritaire dénie sa finitude, son incomplétude essentielle, son inachèvement constitutif. On précisera de plus que ce déni est meurtrier 

… aux minorités effrayantes

Ce qui rappelle à la majorité l’existence d’un écart identificatoire, c’est la présence d’une minorité. Présence coextensive à l’idée de majorité : toutes deux émergent avec l’époque moderne, avec l’idée même de nation, de population, de recensement et de représentation – avec, pourrait-on dire à la manière de Foucault, la naissance de la « biopolitique ». Mais au-delà encore de la question numérique, il faut saisir la fonction de la minorité dans le dispositif identificatoire de la majorité : si la majorité est unmontant, la minorité apparaîtra comme ce qui tire vers le bas, le lest du réel. Car plus l’écart entre la majorité et la totalité est fortement ressenti, plus la minorité devient insupportable aux yeux de la majorité. Une identité, nous dit Appadurai, devient « prédatrice » lorsqu’elle se prend à vouloir annuler l’écart entre ce qu’elle est et ce qu’elle croit pouvoir être.

Cette annulation va s’effectuer sur le dos d’une minorité. Laquelle ? Ceci est, pour partie au moins, contingent, au sens où il n’y a aucune naturalité du fait génocidaire : que la minorité soit une fonction de l’identité que croit se donner la majorité signifie que la minorité est soumise à un traitement, qu’elle est produite comme telle. La minorité peut être dite traitée en deux sens. Elle est, d’abord, nommée et identifiée comme ce qui va, par la suite, devoir être exterminé afin d’annuler l’écart entre la majorité et la totalité. Appadurai rappelle à ce propos à quel point l’antisémitisme inhérent au nazisme est une construction, l’effet d’une « ingénierie idéologique et politique », et non un fait qui appartiendrait en propre au « peuple » allemand : il a fallu déployer une « extraordinaire quantité d’énergie » pour transformer certains citoyens allemands en « instruments de la solution finale » (p. 84-85). C’est bien aussi ce qui a lieu aujourd’hui, nous allons y revenir, avec les minorités musulmanes. Appadurai affirme ici, comme il l’avait déjà fait dans son ouvrage précédent, son rejet de tout naturalisme en politique, du « primordialisme», cette « tendance à indexer les représentations identitaires sur ce qui constituerait un fondement primitif et intangible ».

On peut dès lors comprendre le titre original de son livre : Fear of Small Numbers (la peur des petits nombres). La menace que ressent une majorité en tant que majorité tient son origine de son angoisse d’incomplétude. S’opère alors un mécanisme de projection, ou de détournement, par lequel un petit nombre d’individus est constitué comme ce qui doit être traité pour résoudre l’angoisse : l’incomplétude alimente l’incertitude. Si nous sommes incomplets, c’est que notre majorité est insuffisante ; si cette majorité est insuffisante, une minorité peut prendre notre place. Lorsque l’incomplétude alimente l’incertitude, monte la peur de perdre sa place, la peur de l’« échange des places » (p. 81). Plus la minorité se pense, se conçoit ou est conçue comme substantielle, plus elle pourra être déclarée dangereuse. Appadurai montre que la formation des droits des minorités dans la seconde partie du XXe siècle, fondée sur l’extension des droits de l’humain, a fait passer le concept de minorité d’une conception procédurale (une minorité comme ce qui s’agrège temporairement au moment d’un désaccord avec une majorité) à une conception substantielle et permanente (une minorité devenant cette minorité culturelle et sociale-là) (p. 95-99).

Ainsi expliquée, la peur qu’inspirent ces petits nombres n’a rien à voir avec la réalité de ces minorités : leur capacité séditieuse est purement imaginaire. La chose semble évidente ; mais l’affaire est plus complexe qu’elle ne paraît.

La phobie de l’échange

Car les déterminants que nous venons de mettre en lumière sont propres aux logiques nationales. Or Appadurai soutient que les dispositifs propres à l’époque des États-nations sont à la fois traversés et emportés par une logique différente, décrite dans Après le colonialisme, qui est celle de la globalisation. Mais la fluidité des richesses, des armes, des peuples et des images, autrement dit le brouillage de toutes les frontières, ne peut qu’accentuer, « exacerbe(r) » l’incertitude sociale (p. 21) et « fournir » ainsi de «nouveaux stimulants » à « l’idée de purification culturelle », qui ne l’a pas attendue pour exister. De la même manière, la globalisation ne peut que renforcer l’angoisse d’incomplétude : plus la maîtrise du national échappe à l’État, plus le montant majoritaire s’avère déficient. Appadurai affirme cependant davantage. La globalisation provoque selon lui une « collusion potentielle » entre la logique d’incertitude et la logique d’incomplétude (p. 23-24). Pourquoi ?

Après tout, la rencontre désastreuse de ces deux logiques identitaires peut tout à fait s’effectuer dans un cadre national : l’Idéal du Soi collectif apparaît hors de portée, mais comme de surcroît un autre, une minorité, semble prétendre atteindre ce même objectif, on en viendra, funeste méprise, à considérer cette prétention infondée comme la cause même du ratage identificatoire. Avec la globalisation, l’incertitude et l’incomplétude ne sont pas seulement accentuées, ce n’est pas seulement que les frontières se troublent, c’est aussi que la majorité a de plus en plus de mal à s’identifier à une totalité nationale qui de toute façon et quoi qu’il arrive se trouve marginalisée dans le cadre mondial. Il faut du reste distinguer cette marginalisation, qui affaiblit la souveraineté nationale au point de la remettre en cause, de l’interdépendance étatique qui a toujours existé à l’âge des États-nations. Une souveraineté limitée, telle qu’elle s’est mise en place au XVIIIe siècle, n’est pas la même chose qu’une souveraineté élimée. La conséquence directe de cette situation, c’est l’augmentation sans limites de la crainte liée à l’échange des places: la crainte de devenir minorité à l’intérieur est comme déjà anticipée à l’extérieur, réalisée par la marginalisation globale, qu’elle soit effective ou prospective.

Cette réalisation par la marginalisation globale de la crainte de devenir minoritaire a sa contrepartie du côté des minorités. Dans Après le colonialisme, Appadurai avait analysé la formation des « sphères publiques d’exilés » (p. 42), ces collectifs transnationaux qui se forment en interprétant de façon inventive les données mass-médiatiques, culturelles, techniques et économiques de la mondialisation, qui se «glisse(nt)sans arrêt dans et à travers les fissures entre États et frontières » (p. 81) – États qui se pensent encore comme des terres d’immigrants, alors qu’ils sont devenus des « nodule(s) dans un réseau postnational de diasporas » (p. 249). Il analyse désormais la façon dont ces minorités à caractère transnational peuvent constituer des variables anxiogènes. Car la majorité est toujours au risque de penser la minorité intérieure comme rattachée organiquement, quoique de manière dissimulée, à une majorité extérieure. Ici encore, l’on retombe sur une donnée somme toute classique, qu’Appadurai analyse à travers le cas de l’Inde et l’accès au pouvoir, dans les années 1990, d’une coalition de mouvements populaires et de partis politiques menés par le BJP, le Parti indien du peuple, qui avait pour ambition fondamentale d’«identifier l’Inde aux hindous et le patriotisme à l’hindutva (l’hindouité) ». Les musulmans ont fait les frais de cette politique, on les a accusés d’être des « agents secrets du Pakistan sur le sol indien et des instruments de l’islam global » (p. 158), plus loyaux envers leurs frères musulmans qu’envers l’Inde. L’on connaît bien cette forme d’inquisition, elle fut et est encore appliquée aux juifs. « Ainsi, pour dire les choses crûment, le nombre relativement faible de musulmans en Inde » fut perçu « comme un masque dissimulant le grand nombre de musulmans dans le monde entier » (p. 105).

Mais Appadurai nous a appris à quel point les quantités sont toujours vécues et ressenties comme desquotités, des tendances, de façon toujours dynamique, à tort ou à raison. Car la globalisation, entendue comme échange généralisé, intensifie la possibilité de l’échange entre majorité et minorité : la minorité n’est plus un cheval de Troie, puisque, à la limite, ce cheval de Troie, c’est le monde. Et c’est au coeur même de l’animal mécanique que semble désormais se situer la bataille. En ce sens, en effet, « dans un monde qui se globalise, les minorités sont un rappel constant de l’incomplétude de la pureté nationale » (p. 124). C’est cette constance qui pose problème, c’est le fait qu’il ne semble plus possible de former une frontière fixe. Dans un contexte aux frontières stables, il est toujours possible de surévaluer et de protéger une identité. Lorsque la valorisation de sa propre différence semble insuffisante pour affirmer son identité, on passe alors au mécanisme de l’« extrusion mécanique de minorités indésirables ». Mais ce mécanisme en interne s’avère désormais insuffisant : en effet, aucune extrusion ne suffira désormais à combler l’incomplétude, « la minorité est le symptôme, mais le problème sous-jacent est la différence même ». Voilà le fond de la pensée d’Appadurai : « le projet d’élimination de la différence(est)fondamentalement impossible dans un monde de frontières brouillées, de mariages mixtes, de langues partagées et d’autres profondes connectivités, il tend à produire un ordre de frustration qui peut en partie rendre compte des excès systématiques qui font chaque jour les gros titres des journaux » (p. 27).

C’est cette confrontation à l’impossible qui conduit aux violences extrêmes, c’est parce qu’il est impossible de s’en tenir à une extermination en interne que la violence est redoublée, comme si ce redoublement était la signature même de cette impossibilité. Si l’impossible, comme le soutenait Lacan après Bataille, c’est le réel, alors la globalisation est une « confrontation » au réel.

Terrorisme global

Incertitude sociale, angoisse d’incomplétude, trouble identitaire, marginalisation des majorités, transnationalisation des minorités : ces phénomènes touchent tous les individus, et c’est dans ce cadre qu’Appadurai tente d’expliquer l’existence du terrorisme. C’est de nouveau du côté des petits nombres qu’il faut se tourner pour tenter d’expliquer ce « phénomène extrême » (J. Baudrillard).

Le problème est tout d’abord celui de l’identification des terroristes. Première plongée dans l’incertitude : qui sont-ils, que veulent-ils exactement ? Le terrorisme doit d’abord et avant tout être considéré comme un brouilleur d’identités, il « brouille les limites entre guerresdela nation et guerresdansla nation » (p. 32), entre soldat et espions (p. 134), espaces et temps de la guerre et de la paix (p. 54). Il suppose un monde « où les civils n’existent pas ». Figure la plus pure du terrorisme, la bombe humaine « annule complètement la limite entre le corps et l’arme de la terreur», ainsi qu’entre son corps et celui de l’autre. Elle annule la différence entre individu et masse (sous la forme d’un « exemple de la foule ou de la masse fanatisée »), entre vie quotidienne et vie sous tension, entre état d’urgence et état permanent (p. 115-116). Cette incertitude se cristallise avec les attentats du 11 septembre 2001, qui auraient produit une sorte de coalescence potentielle entre minorité et terrorisme.Les majorités incomplètes qui démasquent un terroriste penseront désormais démasquer une minorité entière, et, réciproquement, terrible réciprocité, s’attaquant aux minorités, elles déclareront lutter contre le terrorisme – « dans le repos de la mort ou l’immobilité de la reddition, les corps terroristes deviennent des mémoriaux silencieux à l’ennemi intérieur, des preuves de trahison dans leur pathétique ordinaire même » (p. 155). Un continuum s’installe peu à peu entre les petits nombres et le corps singulier du terroriste, entre les incertitudes sociales internes aux États et celles qui touchent le rapport des États entre eux.

Il ne suffira pourtant pas de simplement dénoncer la folie des majorités. C’est au fond toute la pensée d’Appadurai qui se joue ici : la peur qu’inspirent les petits nombres repose certes sur une forme de délire, mais un délire construit, qui répond au réel de la globalisation – pas seulement à son imaginaire. Après tout, la structure du terrorisme est la même que celle de la globalisation, c’est une structure « cellulaire », en réseau, qu’Appadurai distingue de la structure « vertébrée » des États-nations. Cette ressemblance n’est pas superficielle, « les formes de terrorisme global que nous avons le plus à l’esprit depuis le 11 septembre ne sont que des exemples d’une transformation plus profonde et plus vaste de la morphologie de l’économie et de la politique globale ». En ce sens, le terrorisme est l’« aspect violent et asymétrique » de cette transformation. Et si Oussama ben Laden et Al-Qaïda sont des « noms terrifiants » pour dire le choc entre systèmes cellulaires et systèmes vertébrés, ce choc « excède de beaucoup la question du terrorisme ». En définitive, le terrorisme est seulement la « face cauchemardesque de la globalisation » (p. 50-55).

Ce qui veut dire deux choses : d’une part, que le terrorisme est l’effet de la globalisation ; d’autre part, qu’il est aussi son agent. Le terrorisme n’est pas qu’une conséquence de la globalisation, il la fabrique dans la mesure où, comme nous l’explique Appadurai, le terrorisme est un facteur d’hybridation, de croisements entre des flux de capitaux, de technologies et de religions. Une telle imbrication de phénomènes rend vaine et aporétique la solution qui consisterait à vouloir purement et simplement éliminer les terroristes.

Civilisation des chocs

Cette imbrication doit être pensée jusqu’au bout. Il nous faut maintenant, comme le dit Appadurai, «boucler la boucle ». Car si les majorités délirent avec leurs minorités, si la lutte contre le terrorisme se trompe sur la nature de l’ennemi, certaines minorités en viennent elles-mêmes à vouloir lutter contre cette lutte, ou, à défaut de cette lutte, développent une profonde aversion pour… mais, au fait, pour qui ?

Quand les États-Unis d’Amérique désignent un responsable « vertébré » (Afghanistan, Irak) aux attentats du 11 septembre, il s’agit d’un véritable forçage épistémologique. Pour éviter les problèmes d’identification du terrorisme global-cellulaire qui obligeraient à interroger les fondements du monde qu’ils participent à produire, les U.S.A. ont préféré répondre au niveau étatique, dans un véritable déni de la globalisation. C’est d’ailleurs ce même déni qui innerve les pratiques ethnocidaires lorsqu’elles se dirigent contre un supposé ennemi intérieur ce qui, en définitive, relève d’une causalité globale et pour le moins externe. Par temps de globalisation, « les minorités sont le site par excellence où déplacer les angoisses de nombreux États quant à leur propre minorité ou marginalité (réelle ou imaginée) » (p. 68). Et c’est ce même rejet du réel global qui explique les formes d’apartheids légaux que les États-nations européens exercent sur leurs ressortissants d’origine étrangère. Quand la souveraineté nationale devient défaillante parce qu’elle est attaquée ou transférée à des niveaux supérieurs, elle se venge, littéralement, sur le dos de certaines populations. C’est ce qui se passe aujourd’hui en France, avec – entre autres – les musulmans : quand l’économique échappe aux États-nations, reste le contrôle violent et parfois sanguinaire du culturel : « la perte quasi complète de la fiction d’une économie nationale (…)ne laisse plus guère que le champ culturel comme domaine où puissent se déployer les fantasmes de pureté, d’authenticité, de frontières et de sécurité » (p. 41-42).

Mais ces dénis se paient au niveau même qui est dénié. Analysant les attentats à la bombe de juillet 2005 à Londres, Appadurai montre comment de jeunes musulmans « qui ont grandi en tant que Britanniques diasporiques dans un monde multiculturel où ils ne sont en aucun cas des citoyens de plein droit », qui peuvent d’ailleurs provenir du Pakistan comme de l’Inde, peuvent se sentir appartenir en réalité « non à une minorité terrifiée, mais à une terrifiante majorité – le monde musulman lui-même ». À force de subir un racisme légal, institutionnel, ou de voir les minorités musulmanes persécutées dans le monde, en Palestine, en Afghanistan, voici apparaître, en effet, « une minorité dont on peut avoir peur, parce que c’est la voix solitaire d’une majorité globale offensée » (p. 158-159). On comprendra que certains préféreront au bout du compte « s’identifier au monde cellulaire de la terreur globale plutôt qu’au monde isolant des minorités nationales » (p. 162). Et haïr l’Occident. De façon massive, ou ambivalente.

Appadurai identifie des processus de clivage, qui affecteront aussi bien des musulmans britanniques que des chauffeurs de taxi américains, ou que des personnes issues des élites indiennes qui auront été formées selon les normes américaines telles qu’elles sont dispensées par les organismes internationaux de haut niveau : on verra apparaître à la fois une valorisation de la vie américaine et une critique radicale de l’American way of life, une poursuite du rêve américain par tous les moyens possibles et le rejet de la politique américaine. « Ceux qui rêvent et ceux qui haïssent ne forment pas deux groupes », nous dit Appadurai. Les raisons de cette haine, ce sont bien entendu les pratiques historiques de la violence nord-américaine, aussi bien sur le territoire américain lui-même qu’à l’extérieur. Nous n’en ferons pas ici la liste (p. 172-179).

Un tel degré de complexité, d’hybridation et de clivage rend totalement improbable la thèse de Huntington relative au choc des civilisations . Si Appadurai pense, comme Huntington, que nous sommes entrés dans une « nouvelle phase de la guerre au nom de la seule idéologie », il lui reproche de soutenir que cette guerre oppose des civilisations représentées comme des « glaciers culturels avançant lentement, avec des fronts bien découpés et peu de variété interne », d’avoir « spatialisé » la culture sur fond de «primordialisme » et d’effacement des hybridations, dialogues et débats qui innervent lesdites civilisations. Ce que Huntington a complètement raté, c’est donc le fait que ces guerres peuvent parfaitement se dérouler à l’intérieur des civilisations, selon des lignes de fractures mouvantes qui ne peuvent être ramenées aux logiques de civilisations fixes sur lesquelles seraient implantés d’immuables États-nations. Autrement dit, Huntington a purement et simplement raté la globalisation (p. 163-167). Et manqué la formation de cette « haine à distance » qu’Appadurai voit se former : à distance géographique, comme il nous l’explique, mais aussi, on le comprend, à distance de soi-même, lorsqu’une personnalité soudain se clive entre ce qu’elle a adopté des valeurs américaines et ce qu’elle en rejette violemment. La haine à distance développe une nouvelle possibilité de massacre qui n’est plus, tel l’ethnocide ou le génocide, dirigée vers l’intérieur mais vers l’extérieur : l’« idéocide » ou le « civicide ». L’idéocide tend à diriger la haine vers l’extérieur, « ses cibles ne sont plus des États ou des régimes politiques spécifiques, mais des idées de civilisation » (p. 166-168). Le civicide est le massacre adéquat au régime global, il ne doit pas être pensé comme un choc des civilisations, mais comme une « civilisation mondiale des chocs » (p. 35).

De l’identité aux pratiques politiques transnationales

Appadurai nous avait prévenus, son objet est plutôt « sombre ». Mais pour une raison plus projective que descriptive. Car un civicide est condamné à l’échec. Parce qu’il est impossible de s’en prendre à une civilisation en croyant pouvoir la localiser spatialement, qu’il s’agisse de l’Occident, de la civilisation musulmane ou du monde hindou. Comme l’a parfaitement montré Naoki Sakai, l’« unité putative » de l’Occident doit être pensée comme West-and-the-rest, « configuration bipolaire », c’est-à-dire commerapport. S’en prendre à l’Occident, c’est aussis’en prendre à soi-même. De même que s’en prendre à des civilisations supposées autres et spatialement assignables, c’est aussi s’en prendre aux « traces » de ces autres en nous.

À l’ère globale encore plus qu’auparavant, un civicide est une auto-amputation sans sédatif. Après s’en être pris aux autres hors de soi, on ne pourra que s’en prendre à l’autre en soi, celui-là même qu’on ne voulait pas reconnaître, et c’est pour cela que toute épuration ethnique, tout génocide est condamné à terme au suicide – mais à terme seulement. Or ce qu’on appelle la globalisation change le rapport à l’espace-temps, et c’est directement, immédiatement, sans délai que la violence ayant pour but de « vérifier » une identité expose à l’autodestruction, parce que les divisions qui traversent le monde passent au coeur des identités individuelles et collectives, parce que les fictions identitaires qui laissent croire à l’étanchéité des sphères d’existences sont obsolètes. Si donc les violences identitaires sont dangereuses, ce n’est pas à cause de leur réussite possible, mais de leur échec programmé, que l’on peut vérifier aux moments mêmes de leur effectuation.

Il faut donc prendre acte du fait que les civicides dont parle Appadurai n’ont pas vraiment l’extérieur pour objet, puisque l’extérieur est à l’intérieur. C’est pour cette même raison que nous proposons de décrire le monde comme un ruban de Möbius. On pourrait peut-être reprocher à Appadurai de n’avoir pas interrogé le rapport entre ces massacres dans le lointain que furent les exterminations coloniales et ce qu’il nomme « idéocide ». Mais on accordera le fait que ce sont de nouveaux racismes qui se forgent aujourd’hui, prenant la culture comme l’un de leurs objets. Ce sont peut-être même des formes d’exophobie qui apparaissent aujourd’hui, des phobies du dehors, et des tentatives consistant à exterminer tout ce qui pourrait rappeler l’existence de ces dehors. La culture ne serait alors que le contenant du dehors qu’il faut conjurer. D’où l’importance, en définitive, de l’analyse géographique, ou mieux encore topologique des phénomènes politiques. Sur le ruban de Möbius global, « nos terroristes » ne « peuvent être simplement exorcisés comme de mauvais esprits, ou amputés comme des membres gangrénés » (p. 157).

Il nous faudrait ouvrir notre étude en direction d’un autre penseur, qui a lui aussi poussé à bout l’analyse de la « violence du global » et le lien intime du terrorisme et de la mondialisation, Jean Baudrillard. Pour ce dernier, le terrorisme est en définitive une sorte de combat du monde avec lui-même : « n’importe quel être inoffensif n’est-il pas un terroriste en puissance ? » écrivait-il, non pour justifier les enquêtes de police, mais pour affirmer à quel point la globalisation informe, travaille en profondeur tous les êtres. Avec Baudrillard, l’on pourrait radicaliser un peu plus encore l’hypothèse de cette conformation globale. Et s’il fallait, de façon symétrique, montrer l’avantage sur un point au moins de la pensée d’Appadurai sur celle de Baudrillard, ce serait sur celui-ci : là où Baudrillard pense directement et sans médiation le rapport du globe à ses composantes, Appadurai rappelle que ce rapport s’effectue sur trois niveaux : celui des individus, celui du globe et celui des collectifs. Des collectifs nationaux dans la tourmente, déformés, angoissés, décomplétés, mais sans lesquels la logique de la violence et ses modalités concrètes demeureraient incompréhensibles.

Dans Après le colonialisme, Appadurai montrait l’émergence des « sphères publiques diasporiques » sur fond d’« ethnoscape », ce « paysage formé par les individus qui constituent le monde mouvant dans lequel nous vivons » (p. 71). Dans Géographie de la violence, il insiste sur la façon dont cette articulation de l’intériorité nationale à son extériorité peut être intégrée dans des dispositifs d’oppression. Mais la fin de cet essai, à la manière d’un troisième temps dialectique, donne voix aux réseaux d’activistes transnationaux qui ne se définissent pas tant par une identité que par une pratique politique. C’est bien en effet en sortant de la logique des identités autoréférées, et en favorisant la création de collectifs transnationaux ayant des objectifs politiques d’émancipation précis que l’on pourra éviter les idéocides. Le reste sera vain – ou pire.

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