AccueilNuméros des NCSNo. 18 - Automne 2017Nationalisme et souveraineté dans les luttes autochtones contemporaines

Nationalisme et souveraineté dans les luttes autochtones contemporaines

Dalie Giroux, extraits d’un texte paru dans les Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 18, automne 2017[1]

 

Dans les dernières décennies, on a constaté une visibilité nouvelle de termes issus des langues, de la pensée et de l’histoire autochtones, à la fois dans les désignations politiques collectives (en particulier le remplacement des désignations européennes des groupes autochtones par des autodésignations), dans la toponymie utilisée lors de revendications territoriales et dans la gestion des traités et des unités politiques locales, mais aussi dans le choix des termes et des concepts dans le discours politique et juridique.

Ces stratégies reposent à la fois sur la continuité de pratiques précolombiennes existantes et sur un renouvèlement de pratiques disqualifiées. On observe ainsi la valorisation des héritages culturels autochtones dans tous les domaines, y compris les domaines politiques. On constate également une appropriation du discours savant sur les peuples autochtones par les peuples autochtones eux-mêmes ainsi qu’une autotransformation politique conséquente – ce qu’il convient d’appeler une praxis. Des éléments politiques, économiques, sociaux et culturels appartenant à la tradition sont activés et expérimentés un peu partout dans les communautés autochtones et irriguent les luttes contemporaines.

Ces nouvelles connaissances indiquent que les groupes autochtones ont toujours été complexes et composites. Les différents clans, segments sociaux, genres, autant de relations significatives aux éléments identifiables dans l’organisation autochtone précolombienne, s’inscrivent dans une grammaire relationnelle établie dans de vastes ensembles écosystémiques, économiques, géographiques et culturels. Ces ensembles ont présenté des caractères de flexibilité et de mouvement, qui sont de l’ordre de la civilisation plutôt que de la nation. Ils s’articulent autour d’institutions politiques variées, d’instances décisionnelles, de pratiques spirituelles, mais aussi de trajectoires collectives, d’usages des lieux, de rôles collectifs complémentaires et d’alliances politiques, c’est-à-dire un ensemble extrêmement divers de pratiques du vivre-ensemble.

C’est de tout cela que témoigne le caractère multiculturel des peuples autochtones. Les premiers Européens arrivés en Amérique du Nord furent accueillis, soignés, et rapidement considérés comme des partenaires dans tous les types d’échanges, y compris le mariage. C’est ce que signifiait également la pratique bien documentée de l’adoption, en particulier chez les peuples iroquoiens du Saint-Laurent et des Grands Lacs. Le métissage intense avec les Canadiens et les Écossais dans la Terre de Rupert, de même que les pratiques d’intermariage dans les premières décennies de la traite des fourrures étaient d’autres modes de composition des collectifs politiques autochtones sur le continent. Les traditions d’institutions du troisième genre, de l’Arctique jusqu’au Nouveau-Mexique, sont l’indice d’une variété et d’une flexibilité identificatoires dans les traditions précolombiennes. Les règles de partage des ressources dans ces territoires étaient très diversifiées, selon la taille des groupes et le type d’économie. Elles ne correspondaient pas à des logiques d’exclusivité et ne voulaient pas dire que chaque nation devait « posséder » son bassin de ressources, à l’exclusion des autres. Les arts de la cohabitation territoriale faisaient partie intégrante de ces traditions, selon lesquelles les besoins concurrents des groupes étaient négociés à la pièce, et où les routes commerciales étaient l’objet de conflits parfois violents.

Tous ces éléments indiquent que l’idée voulant qu’une division en « nations » des peuples autochtones soit informée par un principe ethnique prévalent, est au mieux très approximative et peu fondée au plan historique et au plan des pratiques. Au bout du compte, il est impossible d’affirmer qu’il y avait, dans les traditions précolombiennes, des nations au sens européen du terme.

 

De la dépossession comme horizon commun

Le recours à l’identification nationale, en définitive, constitue une position de réaction au fait accompli de la dépossession, en approfondissant la réalisation de la structure de souveraineté et de l’horizon d’accumulation. En réalité, les différentes « Premières Nations » n’ont pas réussi à atteindre des objectifs significatifs de décolonisation territoriale et d’indépendance politique par l’emprunt dialectique de cette structure. Entre-temps, l’État canadien a réussi depuis le XIXe siècle à consolider et à stabiliser sa souveraineté territoriale en accordant le statut de nation aux collectifs autochtones et en accordant, dans le cadre de sa prérogative souveraine, certains degrés d’autonomie gouvernementale.

Dans le cadre canadien, cet exercice d’auto-expropriation prend le nom de traité, de convention, de dévolution des pouvoirs, de troisième palier de gouvernement, et découle à strictement parler du pouvoir colonial. L’accession à l’autonomie gouvernementale (la reconnaissance de la nation autochtone comme pouvoir subsidiaire) implique le renoncement aux droits inhérents (qui, eux, n’existent qu’en tant qu’ils sont reconnus par la Loi constitutionnelle). La revendication nationale de la décolonisation ne peut aboutir qu’à une dépossession autogérée et exercée dans les limites de l’appareil juridique britannique-canadien. C’est exactement ce qu’est devenu le Québec.

Il s’agit donc d’une émancipation tronquée (et non partielle ou graduelle) en ce sens que ce qui est permis comme expression politique collective dans le cadre de la nation souveraine en voie de décolonisation doit se limiter à l’expression d’une identité, d’une culture, d’un ensemble de préférences au sein d’une structure immuable. L’auto-expropriation nationale dans l’horizon de la privatisation et de l’accumulation se fera dans une langue plutôt qu’une autre, mettra en place telle ou telle structure de redistribution, telle ou telle mesure favorable au développement durable. On accordera des subventions pour la diffusion de la culture, on nous fera « une télé qui nous ressemble », nos couleurs seront représentées dans les évènements officiels et les manifestations culturelles.

Quant à l’usage du territoire, à sa fonction, aux manières d’habiter, de partager, quant aux manières de coopérer pour répondre aux besoins de tous et de toutes, à celles de se représenter, quant aux formes de vie, cela ne peut jamais, du point de vue autochtone, relever de la nation telle que conçue par l’impérialisme européen, pour lequel la structure de souveraineté est une structure de dépossession des formes de vie.

Si l’on revient aux revendications autochtones fondamentales, il n’y a pas de doute qu’elles concernent le territoire. Mais il est aussi clair que cette revendication brouille et déborde la revendication d’une nation dans le but d’exercer la souveraineté sur le territoire. Ces deux logiques ne peuvent être rabattues l’une sur l’autre. Il y a là quelque chose qui dépasse l’actualisation de la grammaire nationale en contexte postimpérial et colonial. D’ailleurs, les revendications territoriales autochtones réfèrent toujours à des usages, c’est-à-dire à une capacité d’« être en territoire », d’user, de vivre du territoire, de savoir comment faire, d’exercer un mode de vie, de mettre en œuvre une propriété collective de la terre, d’activer un horizon où la terre éduque et nourrit, rassemble, et constitue l’horizon du vivre-ensemble. Il ne s’agit jamais de déposséder la collectivité des moyens de production pour les privatiser à des fins d’accumulation.

Par ailleurs, les revendications autochtones portant sur des régimes compensatoires (fonds, budgets de fonctionnement, compétences, redevances, emplois) sont des revendications qui visent à compenser la destruction de cette autonomie. Il s’agit de compenser les effets de ce que Marx a appelé le « processus d’accumulation primitive ». C’est en ce sens qu’il faut comprendre ce qui constitue selon moi la revendication la plus poignante et la plus radicale mise en avant dans les luttes autochtones des dernières décennies, à savoir le droit de dire non au développement.

[1] Dalie Giroux est professeure à l’Université d’Ottawa depuis 2003, où elle enseigne l’histoire des idées et la théorie politique contemporaine.

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