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La mémoire de la Commune : l’incontournable question du pouvoir

Pierre Beaudet 25 mars 2021

Il y a des histoires qui ne s’oublient pas, qui ont comme une surcharge de sublime. Quelques fois, le monde sort de l’ordinaire. Même s’il n’y a jamais (ou presque) de « happy ending », un élan d’une grande profondeur fait briller les yeux. Avec ses 73 jours d’utopie, la Commune de Paris en 1871 fait partie de cet imaginaire. Marx disait dans un bilan rigoureux et réaliste[1], que la principale qualité de la Commune, ça avait été d’exister…

On le sait, la Commune a été vaincue. Plus encore, ce fut un massacre inimaginable (plusieurs dizaines de milliers de morts, la plupart exécutés sans procès) qui plomba le mouvement ouvrier et révolutionnaire européen pendant quelques décennies. Les contradictions et les impasses de la Commune facilitèrent sa répression barbare qui reposait sur une alliance inavouable entre les diverses factions de l’oligarchie (bourgeois, aristocrates, clergé, paysans riches, etc.) et des puissances impériales, notamment l’Allemagne monarchique qui venait de remporter la guerre contre la France. Rétroactivement, il est apparu que la Commune ne pouvait pas l’emporter. Le rapport de forces était totalement inégal. Et au sein de la Commune avec les diverses options politiques sans compter le rôle de la Garde nationale[2], il n’y avait pas vraiment de vision stratégique. Sur le coup évidemment, il n’y avait qu’un seul choix, celui de combattre. Et c’est avec acharnement que les hommes, les femmes et les enfants de la Commune ont résisté.

Construire le pouvoir populaire

Malgré l’impitoyable défaite, la Commune a laissé des traces qui ont alimenté les mouvements populaires depuis. Parmi ces « semences », notons :

  • L’idée d’un pouvoir ouvrier et populaire construit sur ses propres bases. Et non en tant que « soutien » à d’autres forces de changement qui sont en jeu. C’est de là évidemment que vient l’idée d’un « parti ouvrier », avec son identité, son utopie, ses méthodes, quitte à faire des alliances, mais sans subordination. Plus tard dans le sillon de la Troisième Internationale, cette même idée a donné l’élan pour des mouvements de libération nationale mettant de l’avant l’émancipation sociale, et pas seulement l’indépendance, avec au centre des réformes radicales, notamment dans le monde rural.
  • L’idée que le projet de transformation doit avoir la force et le courage de sortir du cadre existant, de sortir des institutions qui régissent cet ordre bourgeois. On peut, et on doit se battre dans ce cadre pour obtenir des concessions, des réformes partielles, mais on sait en même temps que l’État bourgeois ne peut être réellement réformé et qu’il faut, en parallèle aux luttes dans l’état penser la transition au-delà, dans le cadre de nouvelles institutions, d’un État « qui n’est plus totalement un État », comme le disait Lénine[3].
  • La méthode pour mener un tel projet doit venir des couches populaires, élaboré et animé par elles. Les « cadres et compétents » dont les mouvements ont besoin pour dénouer les nombreux nœuds qui bloquent l’émancipation doivent être au service du peuple, d’où l’importance de ne pas créer de fossé entre cette « élite » et la masse, comme le proposait la Commune (des mandats révocables, des salaires modestes en phase avec les revenus des gens ordinaires, etc.).
  • Nécessairement, c’est un projet à long terme. C’est le « temps long » de l’histoire, l’accumulation des forces, des stratégies pour affaiblir les adversaires et renforcer le camp populaire, ce que Gramsci appelait la « guerre de position », opiniâtre, laborieuse, difficile. Dans sa magistrale synthèse de la Commune, Marx l’expliquait bien :

La classe ouvrière n’espérait pas des miracles de la Commune. Elle n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple. Elle sait que pour réaliser sa propre émancipation, et avec elle cette forme de vie plus haute à laquelle tend irrésis­ti­blement la société actuelle en vertu de son propre développement économique, elle aura à passer par de longues luttes, par toute une série de processus historiques, qui transformeront complètement les circonstances[4].

L’autre chemin

Tout au long du vingtième siècle, nos « ancêtres » ont débattu de ces questions. Il fallait trouver le bon sentier en évitant les innombrables écueils, dont la transformation de l’« intérieur » des forces du changement par le poids des « cadres et compétents » qui, drapés du projet d’émancipation, rétablissaient le pouvoir de classe (c’est ce qui est arrivé en URSS). Il fallait en même temps refuser le volontarisme, l’avant-gardisme, le jusqu’au-boutisme qui correspondait à des vœux pieux plutôt que des analyses. Des révolutions victorieuses, arrachées dans des conditions d’une incroyable adversité, ont eu lieu, en Chine, à Cuba et ailleurs, pendant que d’autres mobilisations populaires ont été sévèrement défaites, un peu comme lors de la Commune (on peut penser à la guerre civile en Espagne dans les années 1936).

Pour autant, l’histoire est têtue et l’esprit de la Commune a creusé comme la taupe des sillons sur lesquels les luttes ont été relancées, comme avec les ouvriers et les étudiants de 1968, dans les barrios d’Amérique latine et les ghettos des États-Unis. D’interminables reconstructions ont lieu à travers des processus laborieux, parsemés d’échecs, érigés sur l’idée du surgissement populaire, ce que le poète Eugene Pottier a écrit dans la chanson qu’on clame depuis 150 ans :

Il n’est pas de sauveurs suprêmes,
Ni Dieu, ni César, ni tribun,
Producteurs sauvons-nous nous-mêmes !
Décrétons le salut commun !
Pour que le voleur rende gorge,
Pour tirer l’esprit du cachot,
Soufflons nous-mêmes notre forge,
Battons le fer quand il est chaud ![5]

Une nouvelle idée: vaincre!

150 ans plus tard, le monde semble loin de la Commune. Mais l’est-il vraiment ? Le capitalisme patriarcal et ses formes sophistiquées d’un pouvoir biopolitique disséminé dans tout le corps social domine tout en naviguant de crises en crises. La gouvernance dite « démocratique », et son rituel pathétique d’élections faussées, de fake news et de violences est à chaque jour de plus en plus discréditée. D’autant plus que les classes dominantes comme les riches à l’étage supérieur du Titanic semblent ignorer le choc imminent du collapse économique et écologique. Certes, ils persistent au pouvoir grâce aux formidables appareils de communication qui continuent d’inculquer la bataille de tous contre tous, ce qui crée une crainte excessive parmi les dominés.

Pour autant, les processus de ruptures et de confrontations se répandent. Des « néo communes » surgissent des luttes populaires et des aspirations à l’auto-organisation. Des mouvements, des syndicats, voir même des partis cherchent à dépasser l’univers restreint de la « démocratie » représentative, de l’État bureaucratique, normé et règlementé jusqu’au plus infime détail. Les expérimentations en cours s’appellent les communes zapatistes, Rojava et à une micro-échelle, Les « néo-lakous » en Haïti, dans les ZAD en France, les usines occupées en Argentine et les exploitations rurales transformées en collectif au Brésil, et à Jacksonville (Mississipi) dans les coopératives de logement et même à Montréal avec le Bâtiment 7 ! Des insurrections apparaissent, massives et patientes, en Algérie, au Liban, au Soudan, en Bolivie.

De tout cela naissent de nouvelles expérimentations et de nouvelles explorations. Marx nous l’a dit 1000 fois, en nous conseillant de ne pas prendre ses brillantes hypothèses comme des recettes de cuisine. Il n’y a pas de modèle établi d’avance. Il y a seulement la lutte et la capacité de développer des outils d’émancipation, des capacités stratégiques, des méthodologies qui produisent un réel empowerment. Rien n’est donné d’avance, mais comme le disait Bertolt Brecht, « celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ».


NOTES

[1] Marx, La guerre civile en France, 1871, < http://classiques.uqac.ca/classiques/Marx_karl/guerre_civile_france/guerre_civile_france.html>

[2] La Garde nationale en tant que corps militarisé d’appoint s’est rangée aux côtés du peuple en 1871. En tant qu’organisme militarisé, la Garde nationale amenait dans le processus de la Commune une inflexion autoritaire.

[3] Lénine, L’État et la révolution, 1917, < https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1917/08/er00t.htm>

[4] La guerre civile en France

[5] L’Internationale, < https://www.paroles-musique.com/paroles-Eugene_Pottier-Linternationale-lyrics,p185997>

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