Pierre Dardot et Christian Laval,
Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie,
Paris, La Découverte, 2016
Les auteurs, Dardot et Laval, soulignent le sentiment d’urgence qui a présidé à l’écriture de ce livre dont l’essentiel porte sur l’analyse des mécanismes par lesquels l’oligarchie néolibérale est en train de détruire, à un rythme accéléré, ce qui reste de la démocratie libérale. Malgré le caractère très sombre de leur analyse du cauchemar néolibéral, les auteurs estiment qu’il n’y a aucune fatalité à ce que la régression fascisante à laquelle on assiste un peu partout nous conduise inéluctablement à la catastrophe. Ils abordent la question de l’élaboration d’une stratégie de sortie du capitalisme dans la conclusion. Cette stratégie devrait, selon eux, opposer la logique du commun à la logique du capital.
L’oligarchie néolibérale contre la démocratie
Leur vision de la démocratie s’inspire de la Grèce antique. La démocratie grecque se caractérise, selon les auteurs, par la prise de pouvoir (kratos) des pauvres sur l’oligarchie. De ce point de vue, l’oligarchie est par essence antinomique à la démocratie et ils entendent montrer que c’est le cas du néolibéralisme.
Contrairement à la crise de 1929, celle de 2008 n’a entraîné aucune remise en question radicale, ni théorique, ni politique. Non seulement le néolibéralisme survit aux crises qu’il génère, mais, selon les auteurs, il s’en nourrit. L’oligarchie a réussi à soumettre l’ensemble des sphères de la société à la logique de l’accumulation du capital. La réaction aux crises renforce la logique néolibérale, de sorte que la crise devient un mode de gouvernement. Cette crise chronique n’est en fait qu’une lutte de classe menée par l’oligarchie.
L’attaque de plus en plus agressive que mène le néolibéralisme contre la démocratie ne fait qu’accentuer la logique fondamentalement antidémocratique du projet néolibéral. Ce projet vise essentiellement, selon Dardot et Laval, à soustraire les règles du marché au contrôle gouvernemental et populaire. Dans la version d’Hayek comme dans celle de l’ordolibéralisme allemand[1], cette stratégie consiste à tenter de constitutionnaliser le droit privé. Selon Hayek, l’État devrait protéger la loi et non répondre à la volonté populaire. La population ne devrait pas interférer avec les lois du marché qui produisent un ordre naturel spontané. Quant à la version ordolibérale, apparue en Allemagne, elle propose une « constitution économique » qui instituerait un ensemble de normes favorables à la création d’un marché libre concurrentiel. La constitutionnalisation de l’obligation de l’État d’assurer la stabilité monétaire et l’indépendance absolue de la banque centrale retirerait la politique monétaire au contrôle démocratique.
En ce qui concerne le rapport entre le capital et le système néolibéral, Dardot et Laval estiment qu’il faut renoncer à l’explication marxiste traditionnelle qui voit dans le néolibéralisme une réaction à une crise du régime d’accumulation. Ils y voient plutôt une réaction à une crise du système de règles institutionnelles d’une forme particulière d’accumulation capitaliste. Pour les auteurs, le normatif et le juridique ne sont pas une simple « superstructure » qui découlerait mécaniquement des rapports de production. L’irréductible spécificité du capitalisme néolibéral tient au fait qu’il impose la logique de la compétitivité et de l’illimitation à toutes les dimensions de la vie sociale.
Le système ne conduit pas, comme on le croit généralement, au dépérissement de l’État, mais à une nouvelle forme d’interventionnisme d’État, inséparable de la mondialisation. Cette intervention consiste à instaurer petit à petit un ensemble de normes et de règles favorables au marché et qui font pression sur les acteurs. Les organismes internationaux (OMC, OCDE, BM, etc.) font de même à l’échelle mondiale, alors que les agences de notation se font les gardiennes des normes.
La logique de l’accumulation tend à s’imposer partout et à repousser toutes les frontières. Au-delà de la marchandisation de la nature, on assiste à la transformation de la nature en capital qu’il faut valoriser, même si elle n’est pas un produit du travail. L’individu est invité à se considérer lui-même comme un capital à valoriser. De ce point de vue, la force de travail n’est plus considérée comme une marchandise. L’entreprise devient le modèle auquel le sujet doit se conformer. L’imaginaire néolibéral s’appuie sur cette logique de la valorisation qui imprègne la subjectivité elle-même.
Pour les auteurs, c’est le principe de l’économie de marché qui a été au fondement de la construction de l’Union européenne, selon une vision inspirée par l’ordolibéralisme allemand. Le projet d’une communauté pacifique et prospère relève du mythe de leur point de vue. L’ensemble de normes, de règles et de traités visant le développement d’un marché concurrentiel a fini par former un système quasi autonome qui s’impose aux États. Le principe de concurrence devient le régulateur des relations sociales et des relations entre les États. L’Union européenne, cette « machine à fabriquer des normes » (p. 120), impose des règles budgétaires inflexibles qui sont, avec le contrôle de la politique monétaire, des instruments privilégiés de contrainte. L’Union s’est construite, au nom de la compétitivité, en réduisant les acquis sociaux et s’attaquant aux droits des travailleurs et des travailleuses. La « gauche » a elle-même contribué, avec zèle, à l’implantation du système normatif et juridique qui interdit toute politique nationale réellement de gauche.
Le cas grec montre, selon les auteurs, que la dette est devenue instrument de contrôle. Les prêts accordés sous conditions visent, outre le remboursement, à imposer des réformes structurelles favorables au capital. Les réformes imposées, absurdes d’un point économique, visent essentiellement à éviter toute forme d’indépendance par rapport aux orientations des institutions européennes et du FMI. Le pouvoir des créanciers constitue une véritable « dettocratie », et l’exemple grec montre que la lutte ne peut se faire à l’intérieur des institutions de l’Union, une confrontation avec elles « doit être au centre de toute stratégie alternative » (p. 175).
L’emprise du néolibéralisme sur l’ensemble de la vie sociale repose, selon les auteurs, sur l’émergence et la consolidation d’une coalition de groupes d’intérêts qui met en œuvre et permet de légitimer ce système. Ce bloc oligarchique néolibéral comprend l’oligarchie gouvernementale, la haute bureaucratie, les acteurs financiers et les dirigeants d’entreprise, les grands médias et les universitaires qui produisent le discours justificatif. La logique de l’accumulation favorise l’instauration d’une corruption systémique. Les grandes entreprises se posent comme modèle pour la gestion de l’État. Enfin, au cœur de l’oligarchie, on trouve l’intrication de la finance et de la haute administration.
Le discours politique alimenté par les universitaires et diffusé par les médias valorise le marché et l’individualisme, ce qui décourage l’action collective. La « gauche », quant à elle, au lieu de combattre l’oligarchie, a encouragé les politiques d’austérité au nom de la compétitivité. L’oligarchie a réduit la démocratie « à une illusion dans un théâtre d’ombres » (p. 187), mais ce n’est pas sans avoir créé un énorme ressentiment dans les populations.
Conclusion : le bloc démocratique international
Dardot et Laval, malgré l’impression que pourrait laisser leur analyse, ne voient aucune fatalité à la perpétuation de ce système et de tous les ravages qu’il entraîne. Cependant, il faut, pour construire une alternative viable au néolibéralisme, proposer un autre imaginaire, une autre forme de vie. La gauche gouvernementale s’est disqualifiée par son total manque d’imagination. Les auteurs rejettent aussi la possibilité d’un retour à des politiques keynésiennes. Ni l’idée d’une spontanéité communiste de la « multitude » de Hardt et Negri, ni celle d’une construction symbolique du peuple autour d’une figure charismatique défendue par Ernesto Laclau ne trouvent grâce aux yeux des auteurs.
La lutte contre l’oligarchie doit permettre de déconstruire les normes constitutives du néolibéralisme. La solution de rechange doit venir des citoyens et des citoyennes et viser une démocratie qui échappe à la logique de la représentation politique. L’élaboration de cette solution de rechange doit, elle-même, expérimenter cette forme radicale de démocratie. L’expérience commune doit se substituer à l’expertise, mais c’est l’expérience du commun qui doit être au cœur de l’alternative démocratique. Pour eux, le commun n’est ni une chose ni un mode de production, c’est un principe politique qui se construit dans la prise en charge de l’activité commune et qui institue une norme d’inappropriabilité qui fait reculer la propriété privée[2].
Stratégiquement, le problème consiste à rassembler les diverses forces et à les coordonner à l’échelle mondiale pour constituer un bloc démocratique international. Ce bloc ne serait pas un regroupement de partis, mais une coalition de toutes les forces politiques, groupes syndicaux, écologiques, communautaires, etc., dont l’action doit se développer simultanément au plan national et international. Concrètement, il s’agirait d’instituer des communs à toutes les échelles, une démocratie des communs. Les auteurs ne prétendent pas dessiner à l’avance les contours de cette coalition ; ils pensent que deux règles minimales s’imposent, celle de la rotation des charges et celle de la non-rééligibilité. C’est seulement par la victoire contre l’oligarchie que « Ploutos sera relégué hors du temple de la Cité ».
[1] L’ordolibéralisme est une doctrine économique et sociale qui est apparue a en Allemagne au début des années 1930. Son initiateur, l’économiste Walter Eucken, participait à un mouvement qui voulait repenser le libéralisme mis à mal par la crise de 1929. Selon cette doctrine, l’État doit jouer un rôle « ordonnateur » dans la construction d’un marché qui permette « la concurrence libre et non faussée ». Pour ce faire, les règles et les normes favorables au marché doivent selon lui avoir un statut quasi constitutionnel. Le rôle de l’État se résume alors à implanter et à faire respecter ces normes.
[2] Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2014.
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