10 ans du Forum Social Mondial

par Gustave Massiah*

Interview par Wilson Machado Tosta Junior

1. Ce Forum sera la 10ème édition du Forum Social Mondial. Qu’est-ce qui a changé au cours de ces dix ans ?

En dix ans, le monde a beaucoup changé et le processus des Forums a contribué à une partie de ce changement. Trois cycles ont convergé dans la crise structurelle officiellement ouverte en 2008. Un cycle de l’économie mondiale qui a été marqué par une séquence des crises immobilières, alimentaires, énergétiques, monétaires, bancaires et qui a débouché sur un véritable crash financier, une dépression économique et un désastre social attesté par l’explosion du chômage, de la pauvreté et des inégalités. Un cycle de la géopolitique qui a été marqué par la crise de l’hégémonie des Etats-Unis, une remise en cause de l’impérialisme américain et l’irruption de nouvelles puissances qu’on appelle les pays émergents. Un cycle de l’écologie qui introduit un nouveau paradigme dans la vision du monde et qui ouvre une discontinuité dans la manière de penser l’évolution et les transformations économiques et sociales.

Le processus des FSM (Forums sociaux mondiaux) s’est inscrit dans un cycle des mobilisations qui a été considérable au cours des dix dernières années. Le premier FSM à Porto Alegre, en 2001, a suivi la mobilisation contre le sommet de l’OMC (Organisation mondiale du commerce) à Seattle en 1999. Il a mis en évidence les orientations et les contradictions du néolobéralisme et l’importance des résistances contre les politiques d’accroissement des inégalités. Le deuxième FSM, à Porto Alegre en 2002, a donné la possibilité d’organiser des manifestations mondiales contre la guerre en Irak. Ainsi, dès le début, les FSM ont été des espaces ouverts sur les mobilisations par rapport à l’évolution économique et géopolitique.

Dès le début des FSM, les mouvements écologistes ont été présents et la mobilisation sur l’écologie est montée en puissance. Les FSM ont joué un rôle majeur dans la prise de conscience des dimensions écologiques de la crise et dans la volonté de lier changement écologique et justice sociale. Cette mobilisation a été visible à Copenhague à l’occasion de la Conférence sur les changements climatiques. Copenhague est une des mobilisations altermondialistes la plus importante depuis Seattle. Elle ouvre probablement un nouveau cycle des mobilisations.

2. Le Forum a-t-il enregistré une victoire au cours de ces 10 ans ? Laquelle ?

Le processus des forums a déjà connu de grands succès. Des succès d’abord dans la bataille des idées. Les Forums ont permis de renverser l’évidence néolibérale, de démontrer son caractère mortifère. Rappelons nous que, au début, le FSM avait été créé pour s’opposer aux idées défendue par le Forum économique mondial de Davos qui entendait subordonner les politiques et les dirigeants des Etats au marché mondial des capitaux et cherchait à convaincre l’opinion publique mondiale du bien-fondé de ses positions. Regardez aujourd’hui qui est le plus crédible du point de vue des idées et des valeurs, Davos ou Porto Alegre ?

Quand le FSM a affiché son mot d’ordre « un autre monde est possible ! », il s’opposait aux idéologies néolibérales qui prétendaient « le capitalisme, c’est la fin de l’Histoire » et mettait en avant « la guerre des civilisations ». Il s’opposait surtout à la déclaration de Mme Tatcher, surnommée Mme TINA (There Is No Alternative ). Le FSM a redonné l’espoir aux mobilisations.

Les résultats sont très importants dans le renforcement des mouvements et des propositions portées par les mouvements. Toutes les questions discutées par les institutions internationales et les gouvernements ont été identifiées et mises en avant par les plate-formes de mobilisation du FSM. Pensez aux paradis fiscaux, aux taxes internationales, au contrôle des banques, aux réductions des émissions de gaz à effet de serre, à la dette, aux inégalités sociales, aux inégalités écologiques, à la responsabilité sociale des entreprises, etc. Evidemment, elles sont récupérées, vidées de leur contenu, déclarées puis oubliées. Mais elles structurent l’espace des propositions souhaitables et ouvrent des perspectives possibles. Elles se traduisent aussi dans les pratiques concrètes d’émancipation qui sont portées par les mouvements et qui, même si elles sont contrées et déviées, irriguent toutes les sociétés.

Les résultats sont aussi importants dans l’évolution des systèmes politiques, dans la culture des nouvelles générations politiques. Plus encore, au FSM de Belém, cinq chefs d’Etat d’Amérique Latine (Lula, Chavez, Morales, Correa, Lugo) sont venus dire que leurs gouvernements s’inscrivaient dans les perspectives définies par l’altermondialisme.

3. Depuis ses origines, le Forum Social Mondial est critiqué par certaines personnes qui disent que le FSM est seulement un rassemblement, une sorte d’événement social au cours duquel aucune décision n’est prise. Que pensez-vous de cette critique ?

Les critiques sont toujours bonnes à prendre, d’où qu’elles viennent. Le Forum Social Mondial n’est pas un Etat-major. Il y a énormément de décisions qui sont prises dans les Forums par tous ceux qui décident des actions communes ; elles sont prises par ceux qui vont les réaliser, qui s’organisent pour le faire et qui en informent tous les autres. Mais, il est vrai que le FSM ne prend pas de décisions au nom de tous. Mais, c’est une des conditions de la diversité des forums, un des articles de la Charte indique : nul ne peut parler au nom de tous ! C’est certes frustrant pour ceux qui sont convaincus de certaines priorités. Pour répondre aux attentes exprimées, nous avons décidé d’organiser la parole pour que ceux qui veulent parler ensemble, à partir des forums puissent le faire. C’est ainsi que depuis Nairobi en 2007 et surtout Belém en 2009, il y a des assemblées thématiques possibles et auto-organisées pour faciliter des espaces de décisions et d’actions communes aux participants à ces assemblées.

Mais la réponse aux critiques ne peut pas se limiter aux questions de forme. Il faut revenir à la question des victoires. J’avais répondu en parlant des succès, peut-on pour autant parler de victoires ? Pour ma part je pense que oui. Mais, nous sommes souvent confrontés à cette question des victoires et aux insatisfactions qu’elles reflètent. C’est que le terme de victoire est complexe dans la mesure où, pour beaucoup de gens, il traduit une conception de la politique qui emprunte aux conceptions militaires. On attend donc des victoires des changements immédiats et irréversibles. Mais les changements des sociétés se font dans les temps longs. Il y a évidemment des rapports de forces et des ruptures, des changements politiques et de pouvoir. Les Forums permettent de construire des forces à travers les batailles des idées, dont on sait à quel point elles peuvent être mortelles, et l’accumulation des mobilisations. C’est là que se situent leurs victoires.

Pour mieux comprendre ce qui se joue, il faut revenir à la nature des Forums. Les forums sont des espaces construits par la convergence des mouvements sociaux et citoyens qui mettent en avant la solidarité, les libertés et la paix. Dans l’espace des Forums Sociaux Mondiaux, ils confrontent leurs luttes, leurs pratiques, leurs réflexions et leurs propositions. Ils construisent aussi une nouvelle culture politique fondée sur la diversité, les activités autogérées, la mutualisation, « l’horizontalité » par rapport à la hiérarchie. Les transformations politiques concrètes dépendent des situations, elles résultent des forces sociales et citoyennes qui sont directement concernées. Elles peuvent être discutées et confrontées dans les forums, mais non décidées. Ceci résulte en grande partie du fait qu’il n’existe pas de stratégie de transformation politique direct à l’échelle des formes du pouvoir mondial.

Pour comprendre l’enjeu des Forums Sociaux mondiaux, il faut les resituer dans le mouvement altermondialiste et les enjeux de la période. Le mouvement altermondialiste se définit comme un mouvement historique qui s’inscrit dans la durée. Il prolonge et renouvelle les trois mouvements historiques précédents. Le mouvement historique de la décolonisation ; et de ce point de vue, l’altermondialisme a modifié en profondeur les représentations Nord-Sud en les réaffirmant pour les resituer dans un projet mondial commun. Le mouvement historique des luttes ouvrières ; et de ce point de vue, est engagée la mutation vers un mouvement social et citoyen mondial. Le mouvement des luttes pour les libertés à partir des années 1960-70 ; et de ce point de vue il porte le renouvellement de l’impératif démocratique après l’implosion du soviétisme en 1989 et les régressions portées par les idéologies sécuritaires. La décolonisation, les luttes sociales, l’impératif des libertés constituent la culture de référence historique du mouvement altermondialiste. Il s’agit de définir un nouveau projet d’émancipation. Après le projet national et la souveraineté populaire des Lumières, après le projet de libération sociale du communisme, il faut définir un projet qui associe la libération sociale, écologique, des libertés et de la paix dans le respect de la diversité et le refus de l’hégémonisme.

4. Pensez-vous qu’il soit nécessaire d’apporter des changements au Forum Social Mondial ?

Certainement ! La reproduction n’est pas l’avenir du Forum Social Mondial. Il doit continuer à évoluer ; le jour où il ne sera plus capable d’innover et d’être à la hauteur des enjeux, il s’arrêtera de lui-même.

Les premiers changements à approfondir résultent de la dynamique d’élargissement du processus des forums. Elargissement géographique qui nécessite des transformations profondes, notamment en Asie et particulièrement en Chine, et dans la région du Moyen-Orient au-delà du Maghreb. Elargissement social avec la montée en puissance des nouveaux mouvements, le mouvement des No-Vox (les « sans »), les mouvements des discriminés, etc. On a vu les bouleversements qu’apporte l’arrivée des mouvements des peuples indigènes. Elargissement thématique comme on a pu le voir avec les changements climatiques, les logiciels libres, etc. L’élargissement porte en lui-même des changements qualitatifs.

Il y a ensuite la question des alliances qui combinent des thèmes et des catégories et dont nous n’avons pas pris toute la mesure. Il suffit de voir les Forums de autorités locales, le forum des juges, le forum des parlementaires, le forum science et démocratie, etc. Les mobilisations de Copenhague ont montré l’importance de la perméabilité avec les scientifiques, les institutions internationales, les délégations gouvernementales et de groupes de pays, etc. De ce point de vue deux questions sont récurrentes, celle de l’expertise citoyenne et celle de l’opinion publique mondiale. C’est là que s’inscrit la question des médias qui a été très peu réfléchie.

Il y a enfin la question du rapport entre les mouvements et le politique. Elle implique une réflexion et des confrontations sur les niveaux des pouvoirs en fonction des échelles. Comment engager les transformations, et leur articulation, à l’échelle locale, nationale, des grandes régions, mondiale et planétaire. Sans oublier l’échelle des entreprises. Il s’agit de mettre en œuvre une réinvention du politique et de la pensée stratégique de la transformation sociale.

5. Parlons un peu de la crise mondiale. Au Brésil, il y a un sentiment (de la part du gouvernement et de la société) que la crise est passée. Il y a aussi un sentiment que l’année 2010 sera très bonne sur le plan économique, avec une croissance de l’économie et de l’emploi. Sommes-nous trop optimistes ? Pourquoi ?

Les discours sur la sortie de crise imminente seront bientôt infirmés. La reprise boursière cache mal la crise économique et le chômage. Elle montre au contraire que malgré les discours (sur la disparition des paradis fiscaux, sur plus de morale dans le capitalisme, etc…), rien n’a changé. Le temps des crises structurelles est long. En 1929, après la crise ouverte et la Grande dépression de 1930, c’est en 1933 que le programme du New-Deal a été défini et adopté. Et il a fallu attendre 1945, après une guerre mondiale, pour qu’il soit appliqué.

Dans toutes les crises, il y a des périodes de reprise et des périodes de chute. Les comportements spéculatifs font monter les actifs boursiers, mais on peut déjà voir se profiler un krach des compartiments obligataires.

6. Certaines personnes disent que la crise a été “la chute du mur de Berlin” du libéralisme. Etes-vous d’accord avec cette formule ?

C’est une formule très adaptée. La faillite de l’évidence néo-libérale est attestée par plusieurs éléments. L’intervention de l’Etat pour sauver les banques démontre que le recours au tout-marché est un leurre qui ne résiste pas à la réalité.

Après la chute du mur de Berlin, on a vécu le mélange du capitalisme le plus sauvage, les guerres et les déstabilisations, l’augmentation de la pauvreté, l’accroissement des inégalités.

Par rapport à la crise du néolibéralisme, les avenirs ne sont pas prédéterminés. Une des issues possibles à un durcissement de la crise est celui du conservatisme de guerre. Pour l’instant, les dirigeants du monde proposent un replâtrage, de repeindre les façades et de reprendre comme avant les spéculations. Ils savent bien qu’il y a peu de chances que ça marche mais ça leur permet de gagner du temps.

Trois scénarios sont envisageables autrement. Un aménagement partiel du capitalisme avec une croissance et un capitalisme vert. Une refondation du capitalisme autour de l’idée du Green New Deal qui propose, sans sortir du cadre du capitalisme, de compléter le capitalisme vert par plus de régulation publique et de la redistribution des revenus. Une autre option se discute dans les Forums sociaux, celle de la recherche d’alternatives qui pourrait engager un dépassement du capitalisme. Dans tous les cas le mouvement altermondialiste, par ses résistances, ses propositions et ses innovations, pèsera sur les issues de la crise.

7. Croyez-vous que nous vivons une crise structurelle du capitalisme ? Pourquoi ?

L’hypothèse d’une crise structurelle du capitalisme est la plus probable. La crise actuelle, celle du néolibéralisme est celle d’une phase de la mondialisation capitaliste. De ce point de vue, une nouvelle phase est en gestation sans que ses contours et sa logique soit déterminés. C’est dans les cinq à dix ans que se formalisera la nouvelle rationalité économique, comme le néolibéralisme s’est imposé, à partir de tendances existantes, entre 1979 et 1985. Il reste une discussion sur la suite de ce cycle à venir. Immanuel Wallerstein fait l’hypothèse d’un retournement du cycle séculaire, voire même multiséculaire, posant pour les trente ou quarante prochaines années, la question historique d’un dépassement du capitalisme et donnant ainsi une portée nouvelle à l’altermondialisme. L’altermondialisme est aujourd’hui un mouvement anti-systémique, qui s’oppose à la logique dominante du système néo-libéral. Mais, la profondeur de la crise met en cause, au-delà de la logique néolibérale, la logique capitaliste elle-même.

Une des raisons de la profondeur de la crise tient au niveau paradigme écologique. Dans un premier temps, la crise écologique a mis en cause la cohérence entre les modèles productivistes et les limites de l’écosystème planétaire. Par là, elle a accentué la crise économique en introduisant une limite à l’expansion du marché mondial nécessaire au fonctionnement du capitalisme. Aujourd’hui, la remise en cause du productivisme ouvre de nouvelles possibilités. Elle amène à trouver des nouveaux modes de production, de consommation, de comportements. Par rapport aux dangers de fermeture et les dangers sur les inégalités sociales, écologiques et sur les libertés et la paix, le mouvement altermondialiste propose de construire des réponses compatibles avec des valeurs, celles de liberté et de démocratie, d’égalité et de solidarité.

8. Le Brésil a joué un rôle important au sein du G20. Vous avez émis des critiques à propos du G20. Pouvez-vous nous en parler ?

Le G20 est plus présentable que le G8. Les gouvernements qui y sont représentent une part non négligeable de la population et de la richesse mondiale. Il n’est pas plus légitime. Il reste un directoire qui s’arroge le droit de diriger le monde et de régenter les 192 pays. La seule institution légitime à l’échelle mondiale reste les Nations Unies, quelles que soient les critiques qui peuvent lui être faites. D’abord, tous les pays y sont et ensuite, elle est fondée sur une Charte et sur la Déclaration Universelle des droits de l’Homme. Aucun directoire, G8, G20, OTAN, OCDE, ne peut lui être préféré. Et les tentatives de marginalisation des Nations Unies par le G8 ont eu des résultats dramatiques. Il faut par ailleurs lutter pour une réforme radicale des Nations Unies qui introduise une plus grande démocratie (Conseil de sécurité et droit de veto), renforce le droit international et interdise les systèmes des « deux poids, deux mesures », subordonne la Banque Mondiale, le FMI et l’OMC à la Charte et à la Déclaration Universelle, définisse les missions de maintien de la paix, de régulation mondiale et des normes environnementales.

9. Et que pensez-vous du rôle joué par le Brésil au sein du G20 ?

Le Brésil joue dans le G20 un rôle contradictoire et ambigu. Il s’affiche comme défenseur des voix des pays du Sud dans le G20. Mais il est là en tant que détenteur d’une puissance reconnue, celle des pays émergents. Il est courtisé par les grandes puissances qui lui demandent de cautionner le directoire. Il est lui-même tenté par la volonté de reconnaissance du Brésil en tant que puissance.

Saura-t-il faire entendre les voix du Sud ou utilisera-t-il sa situation pour valoriser sa position ? Difficile de savoir ce qui l’emportera. D’autant que l’expérience est inquiétante. En 1977, le G5 a proposé le recyclage des pétrodollars pour faire face à la hausse des prix des matières premières. Il a divisé les pays du Sud, entre pétroliers et non-pétroliers, organisé la crise de la dette et a remis au pas tous les pays du Sud.

10. Les réponses du gouvernement Obama à la crise sont-elles suffisantes ? Pourquoi ?

Obama a déjà apporté quelque chose par le seul fait de son élection. C’est l’indice d’une révolution culturelle dans la jeunesse des Etats-Unis. Pour le reste, il ne faut pas se faire trop d’illusions. L’establishement des Etats Unis, garant des intérêts du capital des Etats Unis est toujours aussi présent. Le fond de la question, c’est qu’un dominant ne peut pas libérer les dominés. Seules les luttes et les résistances des dominés permettent leur émancipation. C’est à partir de là que des contradictions peuvent jouer et des possibilités s’ouvrir.

11. Est-il juste de dire que les pays émergents (Brésil, Russie, Inde, Chine) sont responsables de la sortie de crise ? Ces pays se remettent-ils réellement plus vite de la crise que les Etats-Unis et l’Europe ? Pourquoi ?

Oui, c’est tout à fait vérifié. Je mettrai un bémol sur l’idée de la fin de la crise. Mais la situation des émergents sera bien plus favorable. Le risque est qu’il se laisse entraîner dans un effondrement et aussi que la négociation sur les sorties de crise, compte tenu de la puissance des Etats-Unis, de l’Europe et du Japon, ne les obligent à de trop grandes concessions. Le risque est aussi que la capacité de ces pays émergents à mieux affronter la crise n’est pas liée à des changements profonds sur leur modèle de développement ; si l’on prend l’exemple du Brésil, on sait par exemple que sa croissance repose sur un modèle agro-exportateur, par ailleurs destructeur de terres, et source d’appauvrissement pour les centaines de familles de paysans expulsés.

La crise ouvre des possibilités pour les émergents. L’épuisement du modèle au centre du capitalisme résulte en grande partie de la guerre sociale et du transfert des revenus des salariés vers les actionnaires. Les subprimes immobiliers ont tenté de compenser la baisse de la consommation des salariés. Les pays émergents ont des possibilités de modernisation sociale et peuvent développer leur marché intérieur. A condition de mettre en place une redistribution des revenus et de s’adapter aux contraintes écologiques.

12. Qu’en est-il du Brésil ? Le Brésil a-t-il trop fait confiance aux institutions internationales, comme le Fond Monétaire International (nous y avons consacré de l’argent…)

Le Brésil n’a pas mal joué ses cartes avec les institutions internationales. Il ne faut pas oublier que les remboursements des dettes des émergents ont affaibli le FMI. En fait, les questions qui se posent sont les problèmes d’alliances internes. Le remboursement de la dette et ses conséquences ont été, autant qu’une réponse aux diktats du FMI, une manière de rassurer les classes d’affaires et moyennes. Le prix a été élevé comme on a pu le voir avec la discussion rude avec le MST sur les avantages aux agro-exportateurs, présentés comme une des conditions pour payer la dette, et la réforme agraire pour les paysans pauvres.

Par rapport aux institutions internationales et particulièrement au FMI, le Brésil a de grandes possibilités. Il peut jouer un rôle déterminant dans la construction, en Amérique Latine, des grandes régions et de leurs institutions, comme par exemple la Banco Sur. Les marchés régionaux, les monnaies régionales, les institutions régionales peuvent faire partie des réponses à la mondialisation néolibérale. Il peut aussi refuser de se laisser entraîner dans une réforme de façade du FMI et de la Banque Mondiale en préférant l’intégration dans les Nations Unies à de meilleures places.

13. La presse internationale (The Economist par exemple) a fait les éloges du Brésil en soulignant son succès économique. Ce succès est-il réel ? La presse se réfère-t-elle au milieu des affaires ?

La presse économique internationale est intéressée par le capitalisme brésilien. Elle est prête à le fêter avec faste. Elle y voit une sortie de crise comme elle en rêve : de la croissance, des investissements, des marchés, des affaires. C’est une vue à court terme mais qui ne manque pas d’attraits. Elle considère que le Brésil a donné des gages de sérieux en respectant ses accords avec ses classes d’affaires, y compris au prix d’un affaiblissement de ses alliances avec une partie des couches populaires. Elle trouve que le Brésil, celui qu’on appelait, il y a trente ans, « le géant malade de l’Amérique Latine » est une « success story » très présentable. Elle attend de lui qu’il légitime, avec le G20, le directoire des puissants et des riches.

14. Les chercheurs universitaires brésiliens disent que la pauvreté a diminué au Brésil au cours de la présidence actuelle. Ils disent que presque 30 millions de brésiliens sont passés de la classe D (pauvre) à la classe C (classe moyenne inférieure). A votre avis, cette tendance va-t-elle perdurer ? Ou est-elle en danger ?

Ces résultats sont très loin d’être négligeables. Ils vont être difficiles à prolonger car la redistribution vers les couches les plus pauvres est toujours plus complexe à assurer. Une politique de cette ampleur nécessite une grande confiance entre les institutions et les populations les plus pauvres. Une rupture avec une partie des mouvements sociaux compromettrait grandement cette politique.

Ce que les Forums sociaux ont montré en Amérique Latine, c’est la vigueur du mouvement social et citoyen, sa diversité et sa capacité de mobilisation. C’est le facteur déterminant des succès des pays de la Région, de la démocratisation, des percées économiques, des avancées sociales. C’est dans la confiance de ce mouvement que se jouera l’avenir.

15. Lors des rencontres internationales, le président Lula a été très bien accueilli. Le président Obama a dit de lui qu’il était « the guy ». Est-ce vrai ? Joue-t-il un rôle si important dans les questions internationales ?

Lula est un grand séducteur. Chacun trouve dans Lula le « guy » dont il rêve et qui lui convient. Lula a beaucoup apporté dans sa vie. Il joue un rôle très important dans la vie internationale. Mais la partie principale n’est pas encore jouée. Se contentera-t-il d’être accepté dans le club des grands au nom d’un Brésil qui comptera parmi les puissants du monde ou prendra-t-il le risque de participer à une invention et une refonte du monde qui laisse à tous les peuples la place qui leur revient ?

* Gustave Massiah est le représentant du CRID au Conseil International du Forum Social Mondial. Il est également membre fondateur de IPAM (Initiatives Pour un Autre Monde, France) et ancien Vice-Président de ATTAC.

Source: CRID

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