À la fin des années 1960, la société québécoise est en mouvement. La modernisation de l’État et de l’économie entreprise par la révolution «tranquille» piétine et plus encore, révèle d’autres fractures fondamentales. Le capitalisme même «modernisé» qui s’impose au Québec continue de reproduire un système d’exploitation et d’oppression séculaire. C’est dans ce contexte turbulent que des Québécois et des Québécoises s’organisent.
Les femmes en bas de l’échelle sociale
Avant la révolution tranquille et sous la chape de plomb de Duplessis et de l’Église catholique, les Québécoises sont reléguées au rang de citoyennes de deuxième classe. Le Québec est en effet la dernière province québécoise à leur «concéder» le droit de vote (1940). Dans l’éducation et l’emploi, les portes leur sont globalement fermés, à part pour celles qui proviennent d’une petite élite. Les inégalités sont criantes au niveau des revenus et des salaires. Sur le plan juridique, toutes sortes d’archaïsme hérités des périodes antérieures continuent de placer les femmes dans un rôle de subordination. La situation est lamentable.
Essor du mouvement des femmes
Des femmes et des hommes, pendant longtemps, s’élèvent contre cette domination. Les pionnières d’un mouvement des femmes, telles Claire Kirkland-Casgrain, Thérèse Casgrain, Sinone Monet-Chartrand et bien d’autres, demandent et obtiennent des changements, surtout à partir du début des années 1960. En 1966 est créée la Fédération des femmes du Québec (FFQ), définie comme multiconfessionnelle et multiethnique. Entre-temps, la question du statut des femmes interpelle les acteurs politiques et sociaux. Les mouvements étudiants notamment commencent à intégrer la lutte pour les droits des femmes dans leurs statuts et objectifs. Le syndicalisme s’y intéresse. Au niveau politique, la gauche commence à se réveiller, inspirée et poussée dans le dos par les militantes qui refusent se de faire dire que le «grand soir socialiste» résoudra une fois pour toutes et dans un avenir plus ou moins lointain les «problèmes» des femmes. C’est un peu le même processus qu’on observe aux États-Unis, en France, en Italie. Également, des mouvements de libération nationale au Mozambique, au Vietnam et ailleurs soulèvent explicitement la nécessité d’intégrer les revendications d’égalité pour les femmes dans leur programme.
Le Front de libération des femmes (FLF)
C’est alors que surgit dans le paysage une nouvelle organisation qui se définit comme radicale, le FLF. Créé à l’automne 1969, le FLF se fait connaître rapidement par des actions spectaculaires et diverses publications qui associent la lutte pour la libération des femmes à la lutte pour la libération nationale, d’où leur slogan célèbre «Pas de libération des femmes sans libération du Québec! Pas de libération du Québec sans libération des femmes!». Le FLF se lance par ailleurs dans des batailles difficiles comme celle pour le droit à l’avortement, une question qui reste encore un tabou au Québec. La première grande action publique du FLF est une sortie dans la rue contre l’administration municipale de Jean Drapeau qui cherche à interdire les manifestations. Les priorités du FLF sont multiples : la contraception et l’avortement libre et gratuit, un salaire égal pour un travail égal et même un salaire pour les femmes qui désirent travailler à la maison, des garderies, l’éducation gratuite et fin de la discrimination (changer un système d’éducation qui dirige les femmes et les hommes vers des métiers différents), des mesures pour combattre l’exploitation sexuelle véhiculée par la mode et la publicité et plus philosophiquement, une grande bataille pour «redéfinir la cellule familiale, base traditionnelle de notre société où la femme devient la servante du mari et des enfants, et l’homme, le chef de famille (système de propriété privée)».
Esclaves des esclaves
Plus tard le FLF accuse la gauche de se «traîner les pieds» et souligne des silences inquiétants, comme le fait que le fameux Manifeste du FLQ ne mentionne pas l’impératif de la libération des femmes. Dans un texte publié à l’été 1970, deux militantes du FLF, Nicole Thérien et Louise Toupin, affirment que le FLF «s’inscrit dans la lutte de libération du peuple québécois. Nous appartenons à une société de classes (exploiteurs-exploités). Nous nous définissons comme «esclaves des esclaves». Nous considérons que les femmes ne pourront se libérer qu’à l’intérieur d’un processus de libération globale de toute la société. Cette libération ne sera possible qu’avec la participation entière et à tous les niveaux des femmes qui composent la moitié de la population québécoise». (in Véronique O’Leary et Louise Toupin, Québécoises deboutte!, tome 1, Montréal, Remue-ménage, 1982]
La «surprise» d’Octobre
Comme la grande majorité des militantEs de l’époque, celles du FLF apprennent l’action du FLQ au moment de l’enlèvement de James Richard Cross. L’action surprend sans vraiment surprendre (la rumeur est forte depuis plusieurs mois que le FLQ s’apprête à organiser quelque chose de spectaculaire). Pour plusieurs, les revendications du FLQ sont légitimes. Mais les moyens sont questionnables même si, parmi la frange radicale, l’idée de confronter l’État n’est pas rejetée. Est-ce que cela doit être le fait d’un petit groupe de personnes courageuses, prêtes à se substituer à l’action de masse ? Est-ce que le choix des armes est rationnel dans une société certes opprimée mais où subsistent des droits et un espace démocratique ? Peu de gens, y compris des femmes, sont convaincues du bien fondé de la chose. Mais rapidement, le débat est déplacé.
Le FLF contre la répression
le 16 octobre, l’État fédéral endossé par ses «relais» québécois et montréalais proclame la Loi des mesures de guerre et met en détention sans procès près de 500 personnes. Quelques semaines plus tard, quelques courageux et courageuses sortent dans la rue pour dénoncer la répression. Au début de 1971 lorsque le procès des membres de la cellule Chénier commence, sept militantes dont Lise Balcer envahissent la salle d’audience pour contester la chose, notamment le fait qu’au Québec, seuls les hommes peuvent être des jurés ! Elles sont condamnées pour «outrage au tribunal», mais leur action saisit l’opinion publique, d’une part sur l’exclusion des femmes dans le système judiciaire, d’autre part sur l’injustice d’un procès contre Paul Rose et ses compagnons dans un contexte où les dés sont pipés d’avance.
L’héritage
En 1972 le FLF se dissout, mais peu après est créé le premier Centre des femmes qui reprend, en des termes différents, la même lutte. Parallèlement, les revendications féministes se diffusent dans le corps social, dans le mouvement syndical notamment où surgissent un peu partout des «comités femmes». Aux revendications traditionnelles s’ajoutent des thématiques nouvelles contre la violence faite aux femmes et les droits des lesbiennes. À la fin des années 1980, le féminisme joue un rôle important dans la crise de plusieurs partis de gauche contraints dans une perspective étroite, qui relègue les revendications des femmes derrière la «grande bataille socialiste». Des militantes comme Françoise David et bien d’autres font sauter le verrou et créent les fondations d’une nouvelle vague de luttes et de revendications qui se mettent en mouvement dans les années 1980 et qui culminent, si on peu dire, dans la grande Marche des femmes contre la pauvreté et la violence (1995) et qui s’internationalisent avec la Marche mondiale des femmes (2000). Depuis et de manière générale, on peut dire que les revendications féministes sont ancrées au cœur du mouvement social et de la gauche, non pas comme un «rajout» ou un «complément». Aujourd’hui, féminisme, altermondialisme, écologisme et socialisme œuvrent, avec bien des efforts, à se conjuguer pour produire un nouveau projet de société.
Les NCS organisent le 30 octobre prochain un colloque, 40 ans après Octobre 1970. Les détails sont sur le site des NCS : https://www.cahiersdusocialisme.org/2010/10/09/octobre-1970/