Nous vivons une crise dans laquelle il faut faire la distinction entre ce qui est normal et ce qui est exceptionnel, porteur de transformations, entre les problèmes de court terme et ceux de moyen terme. Après 1945, nous avons connu une longue période d’expansion économique – ce qu’en France on appelle les Trente Glorieuses. Cela a été aussi un moment d’hégémonie écrasante des États-Unis dans le cadre d’un relatif partage d’influences avec l’Union soviétique. Depuis 1970, environ, nous sommes dans une période de stagnation économique et, en même temps, de long déclin de l’hégémonie américaine, que la présidence de George W. Bush a cru enrayer avec une sorte de machisme militaire.
Le capitalisme a déjà connu de multiples crises. Celle que nous vivons aujourd’hui est différente, c’est une crise structurelle. Les systèmes historiques, comme tous les systèmes, vivent leur vie, mais à un moment donné, quand ils s’éloignent trop de l’équilibre, ils chancellent et deviennent chaotiques. C’est ce qui se passe aujourd’hui pour le système capitaliste. Il a miné ses propres possibilités de générer des profits toujours plus importants pour les capitalistes. Il devient incontrôlable – ce qui ne veut pas dire sans sens. La question n’est donc pas de savoir s’il va survivre – il est entré dans sa phase terminale –, mais de savoir ce qui va le remplacer. Nous sommes à une bifurcation devant deux alternatives très différentes. D’un côté, un système qui fera pire en matière de hiérarchie, d’exploitation – certains sont en train de faire ce choix historique. De l’autre, la possibilité d’aller vers un monde qui n’a jamais existé, relativement démocratique, égalitaire. Voilà la lutte politique qui est devant nous.
De grands problèmes comme le changement climatique, l’épuisement des ressources naturelles, etc, viennent de la pensée absurde que la nature peut être mise au service du système économique et alimenter une croissance infinie. Actuellement, les mouvements indigènes d’Amérique latine parlent, eux aussi, de crise de civilisation, mais ils substituent à l’idée de croissance économique, l’idée d’un point d’équilibre qui est « vivre bien ». Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est ce dont il faut discuter. Dans les dix dernières années, la gauche mondiale a eu ses meilleurs succès relatifs en Amérique latine où il y a eu, en même temps, une floraison des mouvements des peuples indigènes. Dans tous ces pays – Venezuela, Brésil, Bolivie, etc. –, il existe une tension entre deux gauches. Les mouvements politiques de la gauche traditionnelle demandent au peuple d’augmenter le revenu national et de développer les ressources naturelles. Ils accusent les mouvements indigènes de freiner et de faire le jeu des États-Unis ou des réactionnaires de leur propre pays. Les mouvements indigènes estiment, eux, que la gauche au pouvoir détruit toute possibilité d’autonomie et fait la même politique que les gouvernements de droite qu’elle a remplacés. Cette tension n’est pas propre à l’Amérique latine, elle est latente partout. Si la gauche, dans chaque pays et au niveau international, ne trouve pas le moyen de résoudre cette contradiction au sein de ses propres forces, elle n’a pas la moindre chance de gagner face à ceux qui nous parlent de manière lénifiante de capitalisme progressiste, vert, etc., et sont prêts à faire, d’ici trente ans, pire que le capitalisme. Il nous faut donc repenser l’idée de progrès que nous avons définie essentiellement sur un plan économique.
D’autres problèmes encore ne sont pas simples à résoudre. Par exemple, concernant les religions. Elles ne vont pas disparaître mais toutes sont confrontées à la mise en cause par les femmes de leur machisme. C’est une question fondamentale qui peut transformer le monde.
À court terme, trois à cinq ans, nous sommes dans l’incertitude complète de ce qui va se passer pour les pays, les entreprises, les individus. Les devises montent et descendent, on voit la situation en Égypte, en Tunisie… Tout gouvernement actuel est instable, même celui des États-Unis. Dans ce contexte, le plus important pour les gens ordinaires, c’est la survie. Un mouvement de gauche qui veut changer la société doit tout faire, y compris des alliances difficiles, pour minimiser les souffrances. En même temps, il doit mener, sans compromis, la lutte à moyen terme. Sortir de cette situation chaotique prendra vingt, trente, quarante ans. Il ne faut pas penser que l’histoire est avec nous, elle est ce que nous en ferons. Mais, dans une situation de crise structurelle, chaque petit effort de chaque petite seconde de chaque petite personne a un impact réel. Aucune solution, ni aucune issue n’est sûre, mais nous avons le bonheur de vivre ce moment où nos efforts peuvent compter réellement, si nous nous organisons à tous les niveaux et dans tous les domaines.
(*) Dernier article paru dans Transform ! n° 7, novembre 2010.