par CORCUFF Philippe , BEUVE-MERY Alain
5 février 2010
Maître de conférences en science politique à l’Institut d’études politiques de Lyon et membre du conseil scientifique d’Attac, Philippe Corcuff lance aux Editions Textuel, avec le sociologue Lilian Mathieu, une nouvelle collection intitulée « Petite encyclopédie critique ». Entretien.
Quel est le sens de cette collection ?
Philippe Corcuff – Il s’agit avant tout de reconstituer le fil d’une pensée critique dans la pluralité de ses cheminements, que cela concerne des questions sociales ou historiques, des auteurs ou des courants intellectuels. Cela passe par une synthèse de connaissances et de points de vue hérétiques. Cette collection a donc une composante pédagogique, elle doit servir d’outil d’exploration du monde. On laisse la fonction de « contre-expertise » à des collections déjà existantes, créées par l’association altermondialiste Attac et la Fondation Copernic, le think tank antilibéral.
A quel public cette collection s’adresse-t-elle ?
Il y a bien sûr une référence à l’Encyclopédie des Lumières, mais nous voulons aussi répondre aux attentes décelées dans les lieux d’enseignement alternatifs. Je suis l’un des fondateurs des universités populaires de Lyon – à laquelle participe Lilian Mathieu – et de Nîmes, créées dans le sillage de Michel Onfray. Elles rassemblent un public varié, mais dans lequel on retrouve une même soif de connaissance et de repères intellectuels. II y a une vraie demande de ressources critiques dans un large milieu de sympathisants des gauches altermondialistes et radicales. La délégitimation de la culture marxiste a provoqué un grand vide, imparfaitement comblé par les petits livres édités sous la direction de Pierre Bourdieu à partir du milieu des années 1990. Ainsi voudrions-nous rencontrer une certaine gauche mélancolique en déshérence intellectuelle, un milieu qui attend l’émergence d’une autre gauche, anticapitaliste, féministe, écologiste, anticoloniale et antiraciste, libertaire, pragmatique.
De manière plus globale, cette collection traduit-elle un retour en vogue de l’idée communiste ?
Pas exactement. J’aimerais m’inspirer de Maurice Merleau-Ponty, qui disait : « Rester fidèle à ce que l’on fut et tout reprendre par le début. » Il y a une nécessité à ne pas recommencer comme avant. On ne peut pas faire l’impasse sur les expériences totalitaires dites « communistes » et sur leurs millions de morts. Pour être pertinent dans l’indispensable critique du monde contemporain, nous devons aussi nous interroger sur les contradictions et les préjugés de notre propre famille politique. Le fil communiste est partie prenante de notre travail, mais avec les fils anarchiste, écologiste, les socialismes démocratiques et hétérodoxes… Et il s’agit d’un fil communiste passé au crible de la critique des stalinismes. Dans la tradition des Lumières, penser par soi-même n’implique-t-il pas de penser contre soi-même ?
Vous êtes des universitaires engagés politiquement. Cette collection marque-t-elle aussi l’émergence d’une nouvelle génération de chercheurs militants ?
Le vivier de notre collection est constitué par des doctorants en fin de thèse ou de jeunes docteurs. Deux de nos auteurs, Lilian Mathieu et Cédric Durand, sont membres du Nouveau Parti anticapitaliste, Irène Pereira appartient à l’organisation politique Alternative libertaire, quant à Stéphane Lavignotte, c’est un ancien animateur des Jeunes Verts devenu pasteur. Leurs trajets politiques sont divers, mais il se retrouvent autour d’un même projet : mettre leurs recherches au service de la critique sociale.
Or aujourd’hui, la radicalité intellectuelle hésite entre deux pôles. Le premier, autour du philosophe Alain Badiou, baigne dans une certaine nostalgie d’un communisme maoïste autoritaire. Le deuxième se reconnaît dans le sulfureux L’Insurrection qui vient (La Fabrique), le livre du « Comité invisible ». Trop marqué par une philosophie platonicienne des essences, pour Badiou, ou écartelé entre la toute-puissance supposée du « système » et le surgissement miraculeux de la résistance, pour le « Comité invisible », ces pôles ne cherchent guère à analyser les contradictions des sociétés contemporaines pour agir dans la perspective d’une émancipation individuelle et collective.
Propos recueillis par Alain Beuve-Méry
Premiers titres de la collection (144 p., 9,90 euros chaque volume) : Le capitalisme est-il indépassable ?, de Cédric Durand, La décroissance est-elle souhaitable ?, de Stéphane Lavignotte, Les Années 70, un âge d’or des luttes ?, de Lilian Mathieu, Peut-on être radical et pragmatique ?, d’Irène Pereira.
* Paru dans « Le Monde des livres » | LE MONDE daté du vendredi 5 février 2010.