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Impérialisme au XXIe siècle, Empires et confrontations

No. 13 -Impérialisme au XXIe siècle
No. 13 -Impérialisme au XXIe siècle

Introduction au numéro

Numéro coordonné par : Flavie Achard, Pierre Beaudet, Stéphane Chalifour, Donald Cuccioletta, Francis Fortier, Philippe Hurteau, Thomas Chiasson-LeBel, Ghislaine Raymond

 

En 1914, l’histoire contemporaine basculait avec la Première Guerre mondiale. Celle-ci lançait le monde entier dans un conflit d’une violence sans précédent. Cette guerre interétatique aux accents de lutte de classes voyait s’affronter différentes puissances impérialistes dans une rivalité qui allait en éliminer plusieurs. C’est à cette époque que le marxisme s’est d’abord intéressé, avec une attention particulière, à la question de l’impérialisme.

Au moment de boucler ce numéro, cent ans plus tard, le Parlement canadien, composé d’une majorité de conservateurs, vient d’engager la participation du Canada à des bombardements aériens en Irak. L’objectif poursuivi, plutôt flou, est d’affaiblir un groupe armé qui opère dans la région, l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), qui représenterait une « menace à l’échelle mondiale »[1]. Cet objectif a été réaffirmé à la suite des incidents à Saint-Jean-sur-le-Richelieu et à Ottawa en octobre dernier dans lesquels des militaires ont été tués. Les services de sécurité affirment que les meurtriers se réclamaient d’un certain islam « radical », ce qui justifierait, selon le gouvernement, de participer encore davantage à la « guerre contre le terrorisme mondial ».

 

Les États-Unis sont au cœur de la coalition qui s’engage dans cette nouvelle offensive. Capables de mobiliser en quelques semaines les forces des pays les plus avancés contre l’ennemi désigné du jour, les Américains assument, une fois de plus, un rôle central au sein d’une dynamique de police impériale. Mais ils n’agissent pas seuls. Ils choisissent de rechercher des alliés et de créer une coalition internationale, sans toutefois s’appuyer d’abord sur les instances multilatérales existantes. Après l’Afghanistan, l’Irak et la Lybie, de telles entreprises belliqueuses ressemblent à une gestion à la pièce dans laquelle chaque nouvelle manœuvre génère, par effet d’entraînement, une crise inédite.

Les États-Unis sont aussi au coeur de la gestion du capitalisme mondial et, malgré l’importance grandissante des autres blocs capitalistes (Europe, Japon) et des pays émergents (BRICS[2]), ils demeurent le pivot central de l’articulation mondiale du capital. Or, encore là, les États-Unis ne sont pas seuls, et malgré la centralité du dollar, la Cité de Londres contrôle une très grande partie de la finance mondiale. Dans ce domaine aussi, la réponse à la plus récente crise économique ne semble guère offrir de solution[3] dans l’immédiat, et encore moins à long terme.

La centralité des États-Unis et l’étendue de l’emprise américaine constituent sans doute l’une des nouveautés de notre époque, qui lui confère son apparente unipolarité. Mais les États-Unis sont bousculés dans leur position dominante, constamment défiée, et ils doivent continuellement renouveler leurs appuis, de gré ou de force.

 

Quelle forme d’impérialisme sous le capitalisme actuel ?

Il y a cent ans, pour expliquer l’impérialisme, la littérature marxiste cherchait ce qui unit les versants économique et militaire de différentes dynamiques nationales, et visait à montrer comment, sous le capitalisme, ce lien se développe en impérialisme et en rivalités interimpériales. Dans cette perspective, la nature expansive du capitalisme atteint vite les limites de développement possible dans chaque État, et suscite des pressions portant ces derniers à conquérir de nouveaux espaces. Cela provoque des conflits internationaux et des guerres (voir le texte de Radhika Desai qui évoque ces approches).

Depuis lors, le capitalisme a évolué. Capital financier (alliance du capital bancaire et industriel selon Hilferding), il est devenu capitalisme « financiarisé » dans lequel la reproduction de la logique d’ensemble du système, bien qu’ayant absolument besoin de la protection et du soutien des États, se déploie à travers des flux continus de marchandises et de capitaux qui traversent les frontières, bien souvent en demeurant hors de la portée des États. Davantage qu’il y a cent ans, le défi de comprendre l’interaction des dimensions économiques et politiques apparaît comme un véritable casse-tête dont le nombre de pièces est dédoublé par la nécessité d’intégrer également les dimensions culturelle et idéologique à l’analyse du problème. Il apparaît donc nécessaire de présenter plusieurs approches concurrentes qui sont au cœur des débats actuels pour permettre de mieux les évaluer.

 

Quelques perspectives

Pour mieux saisir ces tensions entre la domination des États-Unis et les contre-tendances à la fragmentation de l’empire d’une part, et entre la domination économique et militaire d’autre part, il peut être utile de regrouper les différentes perspectives présentées ici en quelques courants. Selon un premier courant, inspiré par l’approche postimpérialiste de Hardt et Negri, il n’y aurait plus de rivalités interimpériales comme au temps de la Première Guerre mondiale, mais plutôt une immense entité qu’ils appellent l’Empire. Ce dernier, n’étant pas organisé autour d’un État, serait plutôt mû par une dynamique déterritorialisée et décentralisée, à la fois plus diffuse et plus profonde. La souveraineté serait disséminée dans des réseaux sans sommet, mais maintenue et animée par un tissu de dirigeants : riches PDG, chefs d’État et technocrates d’institutions internationales (voir le texte de Colette St-Hilaire). En se recentrant autour d’une perspective économique, ce courant n’identifie plus l’impérialisme comme étant le fait des États, mais plutôt comme étant celui des corporations transnationales qui dictent leurs règles aux États par des traités internationaux qui consolident leur hégémonie (voir le texte de Michel Husson). Cette déterritorialisation trouverait également son expression dans la façon dont sont menées les guerres contemporaines. Avec la prolifération des drones, les guerres ne sont plus fixées dans le temps et l’espace comme à l’époque des tranchées. Elles se déroulent en continu et un peu n’importe où, dans un champ de bataille globalisé dans lequel les soldats du camp dominant sont inatteignables (voir le texte de Stéphane Chalifour et de Judith Trudeau).

Selon une seconde perspective, l’État n’aurait, au contraire, rien perdu de son importance. Davantage encore, l’empire disposerait plus que jamais d’un sommet, les États-Unis, qui assume le fardeau de gérer le capitalisme global tout en cherchant à y assurer la position dominante de ses corporations (voir le texte de Leo Panitch). Cette position de gestionnaire du capitalisme mondialisé n’est toutefois pas directement liée à la domination militaire qu’exerce ce pays ; elle répond plutôt à une logique d’expansion territoriale (voir le texte de Maya Pal). Malgré leurs nombreux points de contact, ces deux logiques doivent être comprises comme étant autonomes l’une de l’autre.

Cette domination des États-Unis pourrait n’être que passagère, et y accorder trop d’importance risquerait, comme l’arbre, de dissimuler la forêt tout entière. C’est ce que suggère une troisième approche selon laquelle la position des États-Unis depuis la fin de la guerre froide n’est qu’une situation temporaire résultant du développement inégal et combiné du capitalisme (voir le texte de Nancy Turgeon). Les rivalités qui en découlent ne pourront faire autrement que de provoquer l’émergence d’un nouveau centre, dirigeant le camp impérialiste reconfiguré.

Finalement, il n’est pas dit que l’impérialisme soit le meilleur concept pour saisir ce qui est en jeu aujourd’hui. Il y a en effet une poursuite de dynamiques coloniales (voir le texte de Pierre Beaudet), tant internationales qu’entre différentes nations au sein d’un même pays, où l’éradication d’une culture fait partie intégrante du programme, que ce soit en Haïti (voir le texte de Denyse Côté) ou au Canada. Alors, la poursuite du colonialisme, ou son renouvellement par le néocolonialisme, pourraient être des concepts plus adéquats pour saisir les visées dominatrices.

 

Impérialisme canadien

Le Canada est aussi concerné par la problématique de l’impérialisme. Cet allié subalterne des États-Unis est un maillon de la chaîne. Membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (l’OTAN), puissance (avec un petit p) active sur divers fronts diplomatiques, militaires et économiques, l’État canadien participe à la construction d’un dispositif de contrôle toujours sous tension. L’impérialisme canadien par ailleurs ne peut être compris sans que ne soit prise en considération la conquête coloniale du territoire canadien, habité par différents peuples qui ont été soumis ou subjugués. Aujourd’hui sous gouverne néoconservatrice, l’État canadien se propose de devenir une des têtes de pont des nouvelles aventures impérialistes des États-Unis (voir le texte de Donald Cuccioletta). Cherchant à devenir une superpuissance énergétique, il multiplie les pratiques prédatrices dans le Sud global (voir le texte de Pierre Beaulne), mais également ici, notamment contre les populations autochtones (voir le texte de Jen Preston). Les dominants tentent alors de justifier leur action en s’engageant dans une soi-disant bataille des idées, agitant le danger islamiste, annonçant le péril chinois, brandissant la menace d’une invasion des réfugiéEs, etc.

 

Nouvelles confrontations, nouvelles résistances

Un profond malaise s’exprime aujourd’hui tant à l’endroit de l’impérialisme que du capitalisme, qui ne profitent jamais vraiment qu’au 1 %. La crise environnementale, conséquence d’un processus d’accumulation insatiable qui détruit la Terre, apparaît de plus en plus comme le cœur des résistances. Elle survient après le ressac qui a succédé à des années de luttes altermondialistes contre la fortification du grand marché capitaliste mondial à travers les traités de libre-échange (voir le texte de Nathalie Guay et Julien Laflamme). Par ailleurs, les manifestations mondiales contre l’invasion de l’Irak en 2003, bien qu’elles aient fait partie des plus importantes manifestations internationales contre l’impérialisme, n’ont pas réussi à freiner cette guerre dont les conséquences désastreuses n’ont cependant pas livré les fruits attendus par l’empire (voir le texte de Michael Hennessy Picard). En parallèle, la vague latino-américaine vers la gauche indique que l’extension de la domination impériale ne se fait pas sans résistances importantes, bien que le capitalisme soit loin d’être dépassé (voir le texte de Thomas Chiasson-LeBel). D’autres luttes qui s’expriment sous le drapeau de l’identité communautaire ou religieuse approfondissent également les fractures qui traversent notre monde (voir le texte de Michel Warschawski).

À l’heure où se manifeste à nouveau l’engagement belliqueux canadien et où la récente crise économique ne trouve pas de solution, ce portrait complexe et controversé de l’impérialisme vise à alimenter le débat autour de cet enjeu essentiel, sans prétendre couvrir tout le terrain. Contre le nouvel impérialisme, nous parions sur la solidarité de ceux et celles d’en bas contre les dominants d’où qu’ils soient. Ces guerres et crises périodiques viennent nous rappeler que la domination ne se déroule pas uniquement, ni peut-être même principalement, à l’intérieur des frontières, et que la solidarité pour y répondre doit s’internationaliser.


[1] Déclaration de Stephen Harper rapportée par Marie Vastel, « Le Canada en guerre contre l’EI », Le Devoir, 4 octobre 2014.

[2] BRICS : Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud.

[3] Christine Lagarde, directrice du Fonds monétaire international (FMI), notait récemment que les investissements n’ont pas repris leur cours d’avant la crise, surtout en Europe où l’utilisation des capacités productives existantes n’a pas atteint le niveau d’avant 2007. Voir Fonds monétaire international, Global Financial Stability Report. Risk Taking, Liquidity, and Shadow Banking: Curbing Excess while Promoting Growth, octobre 2014.

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